1735-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Allez mes vers aux rivages de Seine,
N'arrêtez point dans les murs de Paris.
Gardez vous en; les arts y sont proscrits:
Des gens dévots la sottise et la haine
Y font la guerre à tous les bons écrits.
Vers indiscrets, enfans de la nature,
Dictez souvent par ce fripon d'amour
Ou par la voix de la vérité pure,
Fuyez Paris, n'allez point à la cour
Si vous n'avez onguent pour la brûlure.
Allez plus loin sur le bord neustrien,
Vous y verrez certain homme de bien
Qui réunit (voluptueux et sage)
L'art de penser, au riant badinage.
Il veut vous voir. Allez, et plût aux dieux,
Qu'ainsi que vous je parusse à ses yeux!
Ne craignez point son goust, ny sa prudence,
Puisqu'il est sage il est plein d'indulgence.
Allez d'abord saluer humblement
Ses vers heureux, ses vers qui vous effacent,
Aimez les tous, encor qu'ils vous surpassent,
Et faites leur ce petit compliment.
Frères très chers, enfans de Cideville,
Recevez nous avec cet air facile
Que votre père a répandu sur vous.
Nous sommes fils de son amy Voltaire.
Par charité, baux vers, aprenez nous
L'art d'être aimez, c'est l'art de votre Père.

Voylà le petit compliment que je vous faisois mon cher amy en arrangeant ces guenilles que j'aurois dû vous envoyer il y a longtemps. Votre lettre du vingtquatre janvier me fait rougir de ma paresse, mais quand il faut revoir tant de petites pièces dont la pluspart sont bien foibles, et qu'on sent qu'il faut vous les envoyer, on est honteux, et on demande du temps. Enfin vous les aurez ce mois cy, mal en ordre, mal transcrittes nec Sosiorum pumice mundœ. Il y en a même quelques unes qui manquent. Je n'ay point par exemple, cette espèce d'épitalame à me de Richelieu. Si vous l'avez, faittes moy le plaisir de me l'envoier. Je vous avertis encor que je mets une condition fort raisonable à mon marché, c'est que vous aurez la bonté quand vous m'écrirez de grossir votre paquet, de quelques unes de vos petites pièces. Je veux absolument avoir de vos vers pour vos maitresses. Ils doivent être bien tendres, et bien animez, quoy que pleins d'esprit. Eguaiez ma solitude mon cher amy par ces petits ouvrages qui doivent respirer la volupté.

N'êtes vous pas bien content de L'épître de mr de Formont à l'abbé de Renel? Mais comment va la tragédie de mr Linant? Je luy ay donné là nn sujet bien hardi, et bien difficile à traitter. S'il s'en tire avec honneur, son coup d'essay sera un coup de maitre. Je réponds qu'il y aura des vers mâles et touts brillants de pensées. A l'égard de l'intérest et de l'art d'attacher et d'émouvoir le cœur pendant cinq actes c'est un don de dieu qu'il refuse quelque fois même à ses êlus. Et puis il y a sur les pièces de téâtre une destinée bizarre qui trompe la prévoyance de presque tous les jugements qu'on porte avant la représentation. Je n'aurois jamais osé prédire le succez de Didon. Cependant elle a réussi. Il y a une chose sûre, c'est que le public est toujours favorable à la première pièce d'un jeune homme. J'ay une grande impatience de revoir Ramesses. Engagez m. Linant, à m'en envoyer une copie. Il n'y a qu'à l'adresser par le coche chez Demoulin. Et qui esce donc que ce jeune philosophe faiseur d'épigrammes, qui lit Neuton, et qui plaisante avec esprit? ne pourais-je être en relation avec ce petit prodige?

Je ne suis point surpris de la manière dont ce mal de C. a été reçu. On ne dit aux gens que ce qu'on sait. Mon cher Cideville si vous revoyois j'ay bien de quoy vous amuser. Nous avons huit chants de faits de notre pucelle mais dieu merci notre pucelle est dans le goust de l'Arioste, et non dans celuy de Chapelain.

Recomandez un profond secret au père de Ramesses sur certains Americains dont il a vu la naissance.

Vale et me semper ama.