A Lyon ce 28e Décembre 1733
Il auroit été plus régulier, Monsieur, de vous faire réponse, dans le temps que je reçûs votre lettre; mais j'ai crû devoir attendre l'arrivée du Livre, que vous m'avez envoyé, afin de vous en faire mes remercimens, et de vous en parler avec plus de connoissance.
Le Poëme de la Henriade m'a été rendu depuis quelques jours par Mr de Sozzi, et je l'ai lu d'un bout à l'autre, avec une satisfaction, que très peu d'ouvrages sont capables de donner, car quoique ce Poëme m'ait paru merveilleux dans les précédentes éditions, je le trouve toûjours plus beau à la dernière lecture, que j'en fais, Et crois toujours le voir pour la première fois.J'ai lû tout de suite, et avec le même plaisir, votre Essai sur le Poëme Epique, où j'ai trouvé d'autres agrémens et des réflexions aussi utiles, que nouvelles, principalement dans les Jugemens, que vous faites des principaux Poëtes Epiques de tous les tems, et de tous les paÿs. Rien n'est plus agréable que ce morceau, qui, par conséquent, mérite bien la double traduction, qui en a été faite. Celui qui a pris soin de cette édition, a fort bien fait de conserver dans les notes, les endroits du texte, où vous avez fait des changemens, mais je ne sais si le mot de Variantes est un terme bien propre pour signifier les changemens, ou les corrections qu'un auteur vivant fait lui même dans ses ouvrages: le terme de Variantes me paroissant consacré aux diverses leçons, que l'on trouve dans les anciens manuscrits. Ce fut pour cette raison, que je n'osai pas me servir de ce mot Variantes dans mes Remarques sur Boileau, et que je lui substituai celui de changements, qui n'est pas en usage en ce sens là, mais qui me parut mieux exprimer ce que je voulois indiquer.
Prenez garde, je vous prie, qu'il s'est glissé une grosse faute d'impression à la p.296, Lig.17, où l'on a mis Africains pour Américains, et qu'à la p.165, chant huitième, vous faites rimer l'Eure, nom d'une rivière, avec nature. Vous savez qu'on avoit déjà condamné la Rime de frein, et de Rien.
Il est vrai Monsieur, que depuis 17 à 18 ans, je suis en commerce de lettres avec mr Rousseau, sans que nous nous soyons jamais vûs. Nous commençâmes à nous écrire, au sujet du Boileau, que je faisois imprimer à Geneve et dont il avoit vû les premières feuilles à Soleurre entre les mains de Mr le comte du Luc, notre Ambassadeur en Suisse. Comme nos lettres ont roulés principalement sur des matières de littérature, nous avons eu occasion quelquefois de parler de vos ouvrages; mais je puis vous assurer, qu'il ne m'a jamais rien écrit de désobligeant sur votre compte, et cette modération m'a fait douter longtems, si vous étiez effectivement brouillez ensemble, comme on le disoit. J'ai été enfin désabusé par votre Temple du goût, ouvrage enfanté dans la colère, mais dont je suis persuadé que la production vous déplaît aujourd'hui. Je ne sai que très imparfaitement la cause de vôtre brouillerie. D'abord, dit on, ç'a été une critique de votre Tragédie d'Hérode et de Mariane, ensuite une autre critique de Zaïre; voilà tout ce que j'en sais par bruit commun. Si vous vouliez prendre la peine de m'en instruire plus particulièrement, je vous serais très obligé; et ma curiosité n'est excitée, que par l'intérest, que je prens à la gloire de deux illustres rivaux. Je suis sensiblement affligé de voir une division aussi animée, et aussi éclatante, que celle là, arrivée entre deux personnes d'un mérite distingué, lesquels, dans le fond, ne peuvent manquer de s'estimer réciproquement par la supériorité de leurs talens; et pour tout dire en un mot, entre les deux premiers, ou plutôt, entre les deux seuls Poëtes françois qui nous restent.
Il n'est rien en vérité, que je ne voulusse faire, Monsieur, pour travailler, et pour réussir à vôtre réconciliation. Sondez, je vous prie, les dispositions de vôtre cœur, et voyez si je puis être bon à cette entreprise.
Mr Lefevre, dont vous me parlés dans vôtre lettre, a demeuré quelque tems à Lyon, où il n'estoit connu, que sous le nom de Montalque. Il m'a fait l'honneur de me venir voir quelquefois, et je lui ai trouvé non seulement beaucoup d'esprit, mais un esprit orné, et enrichi de tout ce que nos meilleurs Poëtes ont de plus brillant; une mémoire très heureuse, et des saillies bien capables d'animer, et de soutenir la conversation. J'ajoute beaucoup à l'estime que j'en faisois depuis que je sais qu'il s'est attaché à vous, et qu'il connoît le prix de vos talens. Il est heureux d'en pouvoir proffiter, et c'est un avantage, que je lui envie plus que je ne saurois vous dire.
Je suis avec une parfaite considération, &c.