1733-06-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

J'ay été tous ces jours cy auprès d'un amy malade.
C'est un devoir qui m'a empêché de remplir celuy de vous écrire. J'ay prié l'abbé Linant de vaincre sa paresse pour vous dire des choses bien tendres en son nom et au mien. S'il vous a écrit je n'ay plus rien à ajouter, car personne ne conoit mieux que luy combien je vous aime et n'est plus capable de le dire comme il faut.

Je ne change rien du tout à mes dispositions avec Jore, et j'insiste plus que jamais pour avoir les cent exemplaires dont il faut que je donne cinquante qui seront répandus à propos. Je luy répète encor qu'il faut qu'il ne fasse rien sans un consentement précis de ma part, que s'il précipite la vente luy et toutte sa famille seront indubitablement à la bastille, que s'il ne garde pas le secret le plus profond, il est perdu sans ressource. Encor une fois il faut suprimer tous les vestiges de cette affaire, il faut que mon nom ne soit jamais prononcé, et que tous les livres soient en séquestre jusqu'au moment où je diray partez.

Je vous suplie même de vous servir de la supériorité que vous avez sur luy pour l'engager à m'écrire cette lettre sans datte:

Mr, j'ay reçeu la vôtre par la quelle vous me priez de ne point imprimer et d'empêcher qu'on n'imprime à Rouen les lettres qui courent à Londres sous votre nom. Je vous promets de faire sur cela ce que vous désirez. Il y a longtemps que j'ay pris la résolution de ne rien imprimer sans permission et je ne voudrois pas commencer à manquer à mon devoir pour vous désobliger.
Je suis.

Vous jugez bien mon cher amy qu'il faut outre cette lettre le billet au sr de Sanderson; le quel je remetray dans les mains d'un Anglais pour le représenter en cas que Jore put etre acusé d'avoir receu ces lettres de moy ou de quel-qu'un de mes amis.

Touttes ces démarches me paroissent entièrement nécessaires, et empêcheront que vous ne puissiez être commis en rien. Ce n'est pas que vous puissiez jamais avoir rien à craindre. Vous sentez bien que dans le cas le plus rigoureux qu'on puisse imaginer, la moindre éclaboussure ne pouroit aller jusqu'à vous, mais je veux en être encor plus sûr, et il me semble que J. ayant donné sa déclaration qu'il a reçu ces lettres d'un Anglais, ne poura jamais dire dans aucun cas, c'est m r de Cideville qui m'a encourage.

Je suis en train de vous parler d'affaires. Mon amitié ne craint rien avec vous. Me voicy tenant maison, me meublant, et m'arrangeant non seulement pour mener une vie douce, mais pour en partager les petits agréments avec quelques gens de lettres qui vous voudront bien s'acomoder de ma personne et de la médiocrité de ma fortune. Dans ces idées j'ay besoin de rassembler touttes mes petites pacotilles. Savez vous bien que j'ay donné dixhuit mille francs au sr marquis de Lezeau sur la parole d'honneur qu'il m'a donnée avec un contrat, que je serois payé tous les six mois avec régularité? Il s'est tant vanté à moy de ses richesses, de son grand mariage, de ses fiefs, de ses baronies et de sa probité que je ne doute pas qu'un grand seigneur comme luy ne m'envoye neaf cents livres à la st Jean. Si pourtant la multiplicité de ses occupations luy faisoit oublier cette bagatelle je vous suplierois instament de daigner l'en faire souvenir. Mais j'aimerois bien mieux quelqu'un qui vous fit ressouvenir d'achever votre opéra et votre allégorie.

To vero dulces teneant ante omnia musae.

Voylà des colonels et des capitaines de gendarmerie qui nous donnent des pièces de théâtre. Si vous achevez jamais votre ballet je diray

cedent arma togæ.

A propos Jore vous a t'il donné et à mr Formont des Henriades de son édition? Qu'il ne manque pas je vous en prie à ce devoir sacré. Adieu. Que fait Formont dans sa philosophique paresse? Excitez un peu son esprit juste et délicat à m'écrire. Il devroit rougir d'aimer si peu, lorsque vous aimez si bien. Vale.

V.