[c.October 1732]
Après avoir attendu pendant un grand mois, j'ai reçu, monsieur, le présent dont vous m'avez honorée. Vous avez ajouté à Charles XII et à la Henriade que vous me promettiez dans le Mercure de Septembre, Oedipe, Mariamne et Brutus. Cette généreuse politesse m'a surprise agréablement, je n'avais vu jusqu'à ce jour votre Brutus que par extrait; et qu'est ce qu'un extrait quand la pièce est toute belle? cela ne sert qu'à mettre le lecteur en appétit, j'étais comme celle à qui l'on fait sentir une orange, qu'on lui ôte aussitôt de dessous le nez, afin qu'il ne lui en demeure que l'odeur. La paresse du messager m'a fort impatientée, et le feu père du Cerceau n'a jamais murmuré davantage contre le messager du Mans. Vous ne sauriez croire combien vos vers et votre présent m'ont rendue glorieuse. Vedendo dona cosi gentile, non resto nel mio cuore dramma, che non fosse od amista, of fiamma. Personne ne me vient voir que je n'en fasse parade à ses yeux; enfin je ne me troquerais pas aujourd'hui pour une autre
Comme je prise infiniment tout ce qui sort de votre plume, et que je serais fâchée de perdre de vos ouvrages, jusqu'à la moindre ligne, je me suis chagrinée quand j'ai vu qu'à la fin du volume de la Henriade, il manquait quelques feuillets à la vie du Tasse, de cet homme divin avec qui vous partagez tout mon cœur.
Je ne me suis nullement étonnée, quand j'ai vu par la pièce que vous m'adressez, que tout ce qu'il y a de beau était du ressort de votre esprit. Vous vous êtes, pour ainsi dire, signalé en tous genres, historien du premier ordre, poète excellent, épique, tragique, comique, &c. est il quelqu'illustre de l'antiquité, dont vous dussiez envier la gloire? que n'avez vous point essayé? et en quoi n'avez vous point réussi? j'avouerai pourtant qu'il est une exception, mais une touchante exception à faire à la plénitude de votre contentement: quoi à trente-sept ans vous vous trouvez hors d'âge de pouvoir aimer? vous avec donc été bien amoureux à vingt, et comme un dépensier vous avez mangé le fond et le revenu de bonne heure. Que la condition de certains hommes est bizarre! à dix-neuf et vingt ans vous faisiez des vers à merveille, à trente-sept vous vous en acquittez encore mieux. Hélas! et trente-sept ans en amour ne représentent que l'ombre, et le fantôme de votre première et douce réalité!
Je me trompe, monsieur, et je dois penser tout autrement sur votre compte. Si vous quittez l'amour, c'est que vous avez découvert tout le faux de ses charmes, et pénétré tout le vide de ses plaisirs. Votre sort, bien loin d'être à plaindre est digne d'envie, et vous n'en êtes encore que plus estimable. Vous avez fait les mêmes réfléxions qu'Arioste dans la première stance du chant 24 de Roland furieux.
C'est trop parler morale, chut, je vois que toutes les oreilles ne s'y prêtent pas de la même manière. Je reviens à Charles XII et à la Henriade dont je ne saurais me lasser de vous remercier, je vous assure que quoique venus les derniers ils seront au rang principal dans ma petite bibliothèque, et qu'avec vos tragédies ce seront mes livres favoris.
J'accepte avec joie l'amitié que vous me promettez à la fin de votre lettre. Nous nous en sommes donné des preuves réciproques que je crois aussi sincères de votre part qu'elles le sont de la mienne. Les amitiés que le hazard fait naître sont souvent de plus longue durée que les autres. Il ne tiendra point à moi que la nôtre ne finisse jamais. Je voudrais avoir quelque chose qui fut digne de vous être envoyé en revanche de votre présent; mais c'est là souhaitter l'impossible.
Vous voudrez bien que les sentiments de mon cœur suppléent au reste. Je suis avec toute la reconnaissance, toute l'amitié et tout le respect possible, monsieur, votre très humble, &c.