1732-06-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Grand merci, mon cher ami, des bons conseils que vous me donnez sur le plan d'une tragédie, mais ils sont venus trop tard.
La tragédie était faite. Elle ne m'a coûté que vingt-deux jours. Jamais je n'ai travaillé avec tant de vitesse. Le sujet m'entraînait et la pièce se faisait toute seule. J'ai enfin osé traiter l'amour, mais ce n'est pas l'amour galant et français. Mon amoureux n'est pas un jeune abbé à la toilette d'une bégueule. C'est le plus passionné, le plus fier, le plus cruel et le plus malheureux de tous les hommes. J'ai enfin tâché de peindre ce que j'avais depuis si longtemps dans la tête, les mœurs turques opposées aux mœurs chrétiennes, et de joindre dans un même tableau ce que notre religion peut avoir de plus imposant et même de plus tendre avec ce que l'amour a de plus touchant et de plus furieux. Je fais transcrire à présent la pièce; dès que j'en aurai un exemplaire au net il partira pour Rouen et ira à mm. de Formont et Cideville.

A peine eus je achevé le dernier vers de ma pièce turco-chrétienne que je suis revenu à Eryphile, comme Perrin Dandin se délassait à voir des procès. Je crois avoir trouvé le secret de répandre un véritable intérêt sur un sujet qui semblait n’être fait que pour étonner. J'en retranche absolument le grand prêtre. Je donne plus au tragique et moins à l’épique, et je substitue autant que je peux le vrai au merveilleux. Je conserve pourtant toujours mon ombre qui n'en fera que plus d'effet lorsqu'elle parlera à des gens pour lesquels on s'intéressera davantage. Voilà en général quel est mon plan. Je me sais bon gré d'en avoir arrêté l'impression et de m’être retenu sur le bord du précipice dans lequel j'allais tomber comme un sot.

Adieu; je vous aime bien tendrement, mon cher ami; il faudra que vous reveniez ici ou que je retourne à Rouen car je ne peux plus me passer de vous voir.

V.