1731-09-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Eh bien, mon cher Formont! au milieu des tracasseries du roi et du parlement, de l'archevêque et des curés, des molinistes et des jansénistes, aimez vous toujours Eryphile?
Vous m'exhortez à travailler, mais vous ne me dites point si vous êtes content de ce que je vous ai proposé, à vous et à m. de Cideville. Il me semble que le grand mal de cette pièce venait de ce qu'elle semblait plutôt faite pour étonner que pour intéresser. La bonne reine, vieille pécheresse, pénitente, était bernée par les dieux pendant cinq actes, sans aucun intervalle de joie qui rafraîchit le spectateur. Les plus grands coups de la pièce étaient trop soudains, et ne laissaient pas au spectateur le temps de se reposer un moment sur les sentiments qu'on venait de lui inspirer in ictu oculi, on assemblait le peuple au troisième, on déclarait roi le fils d'Eryphile. Hermogide donnait sur le champ un nouveau tour aux affaires, en disant qu'il avait tué cet enfant. La nomination d'Alcméon faisait à l'instant un nouveau coup de théâtre. Théandre arrivait dans la minute, et faisait tout suspendre, en disant que les dieux faisaient le diable à quatre. Tant d'éclairs, coup sur coup, éblouissaient. Il faut une lumière plus douce. L'esprit emporté par tant de secousses, ne pouvait se fixer; et quand l'ombre arrivait après tant de vacarme, ce n'était qu'un coup de massue sur Alcméon et Eryphile déjà attérés et étourdis de tant de chutes. Théandre avait précédé les menaces de l'ombre par des discours déjà trop menaçants, et qui, pour comble de défaut, ne convenaient pas dans la bouche de Théandre qui, selon ce que j'en ai dit dans une lettre à m. de Cideville, parlait trop ou trop peu, et n'était qu'un personnage équivoque. Ne convenez vous pas de tous ces défauts? mais en même temps ne sentez vous pas combien il est aisé de les corriger? Qui voit bien le mal, voit aussitôt le remède. Il n'y a qu'à prendre la route opposée; contraria contrariis curantur. Vous saurez bientôt si j'ai corrigé tant de fautes avec quelque succès. Je compte faire partir Eryphile pour Rouen avant qu'il soit peu; mais j'aurais bien voulu savoir auparavant ce que vous et m. de Cideville pensez des changements que je dois faire. Peut-être me renverrez vous encore Eryphile. Ne manquez pas, messieurs, de me la renvoyer impitoyablement, si vous la trouvez mal. Vous avez tous deux des droits incontestables sur cet enfant que vous avez vu naître.

Adieu; je vous embrasse bien tendrement. Mille compliments à l'ami Cideville.