1731-06-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.
Je t’écris, d'une main par la fièvre affoiblie,
D'un esprit toujours ferme, et dédaignant la mort,
Libre de préjugez, sans liens, sans patrie,
Sans respect pour les grands, et sans crainte du sort,
Patient dans mes maux, et guay dans mes boutades,
Me mocquant de tout sot orgueil,
Toujours un pied dans le cercueil,
Et l'autre faisant des gambades.

Voylà l’état où je suis, mourant, et tranquile. Si quelque chose cependant altère le calme de mon esprit, et peut augmenter les souffrances de mon corps, qui assurément sont bien vives, c'est la nouvelle injustice qu'on dit que j'essuye en France. Vous savez que je vous envoyay il y a environ un mois quelques vers sur la mort de mademoiselle Lecouvreur, remplis de la juste douleur que je ressens encore de sa perte et d'une indignation peutêtre trop vive sur son enterrement, mais indignation pardonable à un homme qui a été son admirateur, son ami, son amant, et qui de plus est poète. Je vous suis sensiblement obligé d'avoir eu la sage discrétion de n'en point donner de copies. Mais on dit que vous avez eü affaire à des personnes dont la mémoire vous a trahi, qu'on en a surtout retenu les endroits les plus forts, que ces endroits ont été envenimez, qu'ils sont parvenus jusqu'au ministère, et qu'il ne seroit pas sûr pour moy de retourner en France, où pourtant mes affaires m'apellent. J'attends de votre amitié que vous m'informerez exactement mon cher Tiriot de la vérité de ces bruits, de ce que j'ay à craindre, et de ce que j'ay à faire. Mandez moy le mal et le remède. Dites moy si vous me conseillez d’écrire, et de faire parler, ou de me taire et de laisser faire au temps.

On a commencé sans ma participation deux éditions de Charles 12 en Angleterre, et en France. Ne pouriez vous point savoir de mr Chauvelin quel sera en cette occasion l'esprit des ministres de la librairie? Je vous prieray d'assurer toujours mr Chauvelin de mes respects et de luy donner ma maladie pour excuse de ma paresse à luy écrire.

A l’égard du secret que je vous confiay en partant et qui échapa à mr l'abbé de Rotelin, soyez impénétrable, soyez indevinable. Dépaysez les curieux. Peutêtre aura t'on lu déjà aux comédiens Er. Détournez tous les soupçons. Je vous conjure de me rendre ce service avec votre amitié ordinaire. J'attends mon cher Tiriot votre réponse par Demoulin. Je n'ay écrit qu’à vous en France. Tiriot

mihi primus amores
abstulit, ille habeat secum.

V.