1719-08-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Madeleine de Carvoisin d'Achy, marquise de Mimeure.

Auriez vous madame assez de bonté pour moi pour être un peu fâchée de ce que je suis si longtemps sans vous écrire? Je suis éloigné depuis six semaines de la désolée ville de Paris, je viens de quitter le Bruel où j'ai passé quinze jours avec mr le duc de la Feuillade. N'est il pas vrai que c'est bien là un homme? et que si quelqu'un aproche de la perfection il faut absolument que ce soit lui? Je suis si enchanté de son commerce que je ne peux m'en taire surtout avec vous pour qui vous savez que je pense comme pour monsieur de la Feuillade, et qui devez sûrement l'estimer par la raison qu'on a toujours du goust pour ses semblables. Je suis actuellement à Villards, je passe ma vie de châtau en châtau, et si vous aviez pris une maison à Passi je lui donnerois la préférence sur tous les châtaux du monde. Je crains bien que les petites tracasseries que mr Las a eüe savec le peuple de Paris ne rendent les acquisitions un peu difficiles; je songe toujours à vous lorsqu'on me parle des affaires présentes et dans la ruine totale que quelques gens craignent comptez que c'est votre intérest qui m'allarme le plus; vous méritiez assurément une autre fortune que celle que vous avez. Mais encor faut il que vous en jouissiez tranquilement et qu'on ne vous l'écorne pas; quelque chose qui arrive on ne vous ôtera pas les agrémens de l'esprit; mais si on y va toujours du même train on poura bien ne vous laisser que cela et franchement ce n'est pas assez pour vivre commodément et pour avoir une maison de campagne où je puisse avoir l'honneur de passer quelque temps avec vous. Notre poème n'avance guère. Il faut s'en prendre un peu au biribi où je perds mon bonnet. Le petit Genonville m'a écrit une lettre en vers qui est très jolie. Je lui ai fait réponse mais non pas si bien. Je souhaitte quelquefois que vous ne le conoissiez pas car vous ne pouriez plus me soufrir. Si vous m'écrivez aiez la bonté de vous y prendre incessament. Je ne resterai pas longtemps à Villards et pourai bien venir vous faire ma cour à Paris dans quelques jours. Adieu madame la marquise. Ecrivez moi un petit mot et comptez que je suis toujours pénétré de respect et d'amitié pour vous.

Voltaire