A Paris, ce 8 may [1711]
Monsieur,
Ma lettre va augmenter le nombre de celles que vous recevez de ce pays cy, chacun s'y dispute et l'honneur d'avoir perdu le plus en vous perdant et l'avantage d’être le premier à vous écrire. Je ne me suis rendu que sur le dernier article, et je n'ay peu vous écrire qu'aujourd'huy parce que je reviens actuellement de la campagne : je ne vous diray point combien votre éloignement m'afflige; si une petite absence d'un jour ou deux vous a peu faire dire
je puis à présent vous dire avec plus de raison
Je finirois en vers, mais le chagrin n'est point un Apollon pour moy et j'aime autant dire la vérité en prose. Je vous asseure sans fiction que je m'aperçois bien que vous n’êtes plus icy; toutes les fois que je regarde par la fenestre, je voi votre chambre vuide; je ne vous entends plus rire en classe; je vous trouve de manque partout, et il ne reste plus que le plaisir de vous écrire, et de m'entretenir de vous avec le père Polou et vos autres amis. On m'a flatté de l'espérance de vous revoir au mois d'aoust, je croy que vous aurez la bonté de me le faire sçavoir; je ferois volontiers un voyage en Bourgogne pour vous dire de bouche tout ce que je vous écris; votre départ m'avoit si fort désorienté que je n'eus ny l'esprit ni la force de vous parler, lorsque vous me vîntes dire adieu; et le soir que je soutins ma thèse, je répondis aussi mal aux argumentans qu’à l'honnesteté que vous me fistes: comme dans peu je soutiendray encor, j'aurois grand besoin de vous voir pour me remettre un peu. Ma lettre à ce que je vois est assez à bastons rompus, et pour continuer sur le mesme ton, je vous diray que monsieur l'abbé Poirier qui vient de me faire une répétition, est venu frapper deux fois à votre porte ne se souvenant plus que vous n’étiez point icy, et s'est apparemment impatienté que vous ne luy ouvrissiez point; il m'a chargé de vous faire force compliments et pareillement le rév. père Polou.
Au reste cette lettre cy n'est que la préface des autres et je prétends vous écrire toutes les semaines sur un ton un peu plus guay que celui-cy. En attendant je suis et seray toujours avec un profond respect et toute l'amitié possible votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Arouet