Le corpus numérique Pictor in Fabula porte sur la fortune des anecdotes et des topoi concernant les peintres antiques, de l’Antiquité à nos jours — et principalement à l’époque moderne. Il ambitionne de collecter leurs reprises et interprétations dans les principaux pays d’Europe, ceux où existe une théorie artistique importante : Italie, France, Espagne, Pays-Bas, Allemagne, Angleterre.

Dans la théorie artistique, le rôle des anecdotes sur les peintres est tout sauf anecdotique ; c’est pourquoi le terme « anecdote », que nous employons faute de mieux, est en partie inadéquat car il connote quelque chose d’accessoire (« anecdotique » est péjoratif), ou de purement descriptif ; le terme topos serait plus juste, mais on perd l’aspect concret. De plus, les passages retenus n’ont pas tous une forme narrative ; ils peuvent aussi être des jugements d’ordre général sur les peintres (du type : Polygnote peignait les hommes plus beaux ; Pauson les peignait plus laids), voire sur la peinture (tel le paradoxe de la représentation chez Aristote : on a du plaisir à voir représentés même les objets horribles). Du point de vue rhétorique, les anecdotes ont le statut d’exemples au service de la démonstration. Et l’autorité d’un exemple ne vient pas de sa véracité (certains exemples sont fictifs, relevant alors de l’apologue ou de la fable), mais de sa récurrence, de sa réplicabilité : d’où la tendance des auteurs à répéter indéfiniment les mêmes anecdotes — cependant, le mot exemple ou exemplum ne convient pas non plus, car il est connoté moralement.

Dans l’Antiquité, les anecdotes sont un des lieux d’expression privilégié d’une théorie artistique qui est rarement formulée comme telle, mais souvent disséminée dans toute sorte de textes, ou formulée sur le mode de l’analogie : tel traité de philosophie, de logique ou d’éthique recourt à l’analogie picturale, et ce phénomène se poursuit en partie à l’époque moderne, malgré la spécificité des traités. En effet, l’idée même d’une histoire et d’une théorie de l’art vient des Grecs (c’est même une exception grecque, inconnue d’autres civilisations), et les principaux schémas en sont transposés de la Grèce à Rome, puis à la Renaissance : ainsi l’idée d’un progrès des arts, qui tend vers une représentation de plus en plus fidèle de la nature, avant de connaître une période de décadence, vient de Xénocrate d’Athènes (sculpteur, début du IIIe siècle av. JC), qui invente un vocabulaire artistique lié à la rhétorique. Xénocrate fixe un schéma de base, repris ensuite par Pline, puis par Alberti et Vasari, et enfin par Winckelmann. Non seulement les grands concepts sont empruntés aux Grecs, mais leur formulation passe par la reprise des mêmes exemples.

Ces exemples sous-tendent toute la théorie artistique. Indéfiniment modulés, ils offrent un cadre contraignant à l’expression de la pensée de chaque théoricien, la contrainte rhétorique conditionnant la liberté théorique : ces anecdotes constituent un « ouvroir de théorie potentielle ». Par exemple, la théorie de la belle nature (qui domine la pensée esthétique du XVe au XIXe siècle) se fonde sur l’Hélène de Zeuxis, mais chaque manière de raconter l’anecdote est porteuse d’une interprétation nouvelle de ce concept. Les anecdotes sont plus qu’un alibi ; elles constituent une véritable matrice théorique, cristallisant des débats et des enjeux fondamentaux. Elles agissent comme des révélateurs, et leur mise en série permet d’éclairer les points aveugles de cette théorie. Les anecdotes retenues dans le corpus embrassent toutes les grandes questions de la théorie artistique à l’époque moderne : la dignité de l’art, le tempérament de l’artiste, le jugement du public, la postérité, l’automie de l’art, l’illusion, la belle nature, le temps de la création, la hiérarchie des genres, la composition, le décorum, les questions de technique picturale (clair-obscur, raccourci, monochromie), le rapport du dessin et de la couleur, l’expression et la communication des passions, le brouillage des frontières entre le réel et sa représentation, les limites de l’art.

D’où l’idée de fournir au chercheur une base de données, pour lui éviter d’infinies recherches dans un corpus foisonnant. Pour l’Antiquité, le travail a été partiellement fait par un érudit allemand, Johannes Adolph Overbeck (Die anticken Schriftquellen zur Geschichte der bildenden Künste bei der Griechen, Leipzig, 1868), qui répertorie toutes les sources antiques sur l’art en les classant par artiste et par ordre chronologique ; mais ces citations brèves sont extraites de leur contexte et parfois mutilées, ayant pour but de documenter l’existence d’un artiste ou d’un tableau. Peu avant la première Guerre mondiale, Adolphe Reinach a entrepris de traduire ce recueil en français (Overbeck avait laissé les textes dans leur langue originale), tout en les complétant par une abondante documentation archéologique, pour les rendre accessibles à un public plus large. En partant pour le front le 1er août 1914, il confie à son oncle la tâche de publier la partie de ses manuscrits portant sur la peinture, pour que son « énorme labeur » ne soit pas perdu ; « ainsi, même si je disparaissais, le premier volume de notre Recueil pourrait paraître ». Il meurt dans les Ardennes le 30 août, à 27 ans. Son recueil a été édité par son oncle et réédité par Agnès Rouveret en 1985 ; quant aux textes d’Overbeck sur la sculpture, ils ont été traduits seulement en 2002 (par Marion Muller-Dufeu, La Sculpture grecque. Sources littéraires et épigraphiques, Paris, ENSBA). Le corpus PIF se fonde principalement sur ces deux recueils pour les sources antiques, mais les extraits sont replacés dans leur contexte et cités dans la dernière édition disponible (le plus souvent Les Belles Lettres ou Loeb Classical Library). Quant aux sources modernes, elles n’avaient jamais fait l’objet d’un repérage, tant la tâche semble illimitée : d’où l’intérêt d’une base de données.

Le corpus PIF vise à rassembler une théorie artistique disséminée depuis l’Antiquité dans toutes sortes de sources, que l’on pourrait répartir en quatre grands massifs :
— la philologie : elle comprend les commentaires de Pline et d’autres sources importantes telles qu’Aristote, Cicéron, Valère-Maxime, Quinte-Curce, etc.
— la théorie artistique : elle comprend les traités d’art, les lettres d’artistes, les conférences données dans les Académies de Rome, Florence, Paris ou Londres, les compte-rendus de Salons et les critiques d’art.
— les autres textes discursifs : la peinture antique sert d’argument analogique dans de nombreux autres domaines : rhétorique, poétique, philosophie, droit, théologie, manuels de civilité… Elle sert souvent de captatio dans les préfaces, et elle est également invoquée dans les relations de fête et de voyage et les guides touristiques.
— les textes de fiction : roman, théâtre, poésie, lettres fictives, il n’est pas de genre qui ne recoure à ces topoi antiques comme à des matrices fictionnelles./p>

La liste des 70 topoi retenus pour la base de données s’est dessinée peu à peu, au fil de plusieurs années de recherche dans les textes. Plusieurs principes ont présidé à ce choix :
— la fécondité des anecdotes antiques pour la théorie artistique de l’époque moderne. Ainsi, certains tableaux d’Apelle ont été retenus et pas d’autres : Alexandre au foudre, parce qu’il a le bras en raccourci et qu’il correspond au type idéal du portrait du souverain en majesté (il est donné par Félibien en modèle de portrait royal) ; ou la Diane parce qu’elle est un paradigme de l’ut pictura poesis, Apelle ayant dépassé Homère ; mais pas, par exemple, la Famille de Centaures ou l’Hercule terrassant les serpents dont il n’est rien dit de particulier.
— le corpus se concentre sur la peinture, mais quelques anecdotes sur la sculpture ont été retenues parce qu’elles reviennent fréquemment dans les traités de peinture, soit qu’elles mettent en parallèle peinture et sculpture, soit qu’elles servent à conceptualiser des questions de théorie picturale : la Vénus de Praxitèle est très souvent associée à la Vénus d’Apelle, tout en illustrant les rapports entre amour et création artistique ; le Zeus de Phidias, qui constitue depuis Cicéron l’équivalent de l’Hélène de Zeuxis dans la réflexion sur la représentation idéale ; la Vache de Myron, qui est le pendant sculptural des raisins de Zeuxis, et qui fait l’objet d’une grande fortune épigrammatique.
— enfin, les anecdotes modernes n’ont été retenues que dans deux cas : quand elles sont explicitement reliées à une anecdote antique (le concours de la ligne et l’O de Giotto ; le Peuple de Parrhasios et la Naissance du dauphin par Rubens), et quand la transposition est évidente : Mosini raconte ainsi comment Annibal Carrache, pour se venger d’un commanditaire qui le prenait de haut, peignit un rideau sur un miroir, et se moqua du commanditaire quand il voulut soulever le rideau ; transposition évidente de l’anecdote de Zeuxis et Parrhasios.

Les limites chronologiques n’ont pas été faciles à établir. Les topoi antiques cessent de jouer un rôle théorique à la fin du XVIIIe siècle, moment où les derniers antiquaires sont remplacés par des archéologues. Quatremère de Quincy, auteur de plusieurs dissertations sur des anecdotes concernant les peintres antiques en 1819 et 1829, est un des derniers à tenter de les prendre à la lettre et de leur trouver une explication rationnelle : par la suite, les anecdotes artistiques perdent leur fonction de matrice théorique, à mesure que la théorie de l’art est supplantée par de nouvelles disciplines, de l’esthétique à l’archéologie. En revanche, les topoi et anecdotes antiques n’ont jamais cessé de nourrir la création littéraire et artistique, incitant à poursuivre le repérage jusqu’à aujourd’hui : ils connaissent une grande fortune dans la peinture académique du XIXe siècle et continuent d’inspirer les peintres et les poètes.

Le corpus PIF a pour mission de fournir la documentation la plus riche possible : il donne accès à des textes dispersés, parfois rares ou inattendus, toujours cités dans leur version originale, ainsi qu’en traduction française (quand elle existe) pour le grec, le latin et le flamand. La base comprend aussi les traductions anciennes, considérées comme des variantes des textes et des témoins de leur diffusion. En outre, la base inclut les œuvres plastiques liées à ces anecdotes antiques, qui n’ont été que ponctuellement repérées et n’ont jamais fait l’objet d’un inventaire ni d’une étude spécifique. Leur récollement permet de mieux mesurer la fortune de la peinture antique, qui suscite depuis quelques années l’attention renouvelée des chercheurs. Enfin, la rubrique « bibliographie » attachée à chaque anecdote répertorie tous les travaux qui y ont trait, jusqu’aux plus récents, et offre un panorama de la recherche sur la question.

Le corpus étant virtuellement infini, la base PIF est ouverte, et vouée à s’enrichir des suggestions de ses lecteurs : textes, images, références bibliographiques ou traductions. Le site est en effet destiné à recevoir de nouvelles traductions, notamment pour les textes néolatins, afin de les rendre plus largement accessibles. Certains domaines ont été explorés systématiquement (comme la théorie de l’art italienne et française), d’autres beaucoup moins (la théorie néerlandaise ou espagnole), et quoi qu’il en soit, la fortune de ces topoi est si grande que n’importe quel ouvrage peut en recéler.

Le projet PIF comprend aussi un programme de recherche, qui vise à acquérir une vision plus complète de l’utilisation de ces topoi, ainsi qu’à en théoriser le fonctionnement. Un premier colloque a été organisé en 2008 et publié chez Brepols en 2012, La Théorie subreptice. Les anecdotes dans la théorie de l’art. Un second est organisé à Paris, du 15 au 17 octobre 2015, Topoi et anecdotes artistiques : fortune, forme, fonction, de l’Antiquité au XVIIIe siècle.