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Type de textesource
TitreLa Vie errante
AuteursBonnefoy, Yves
Date de rédaction
Date de publication originale1993
Titre traduit
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Date de reprint

, « Encore les raisins de Zeuxis", 81-89

I. Zeuxis, malgré les oiseaux, ne parvenait pas à se déprendre de son désir, certainement légitime : peindre, en paix, quelques grappes de raisin bleu dans une corbeille.

Ensanglanté par les becs éternellement voraces, ses toiles déchiquetées par leur terrible impatience, ses yeux brûlés par les fumées qu’il leur opposait en vain, il n’en continuait pas moins son travail, c’était à croire qu’il percevait dans les vapeurs toujours plus épaisses, où s’effaçait la couleur, où se disloquait la forme, quelque chose de plus que la couleur ou la forme.

II. Il reprenait souffle, parfois. Assis à quelques pas de son chevalet parmi les grives et les aigles et tous ces autres rapaces qui s’apaisaient aussitôt qu’il cessait de peindre et semblaient même presque dormir, appesantis dans leurs plumes, pépiant parfois vaguement dans l’odeur de fiente.

Réfléchissant comment se lever en silence et approcher de la toile sans que l’espace à nouveau bascule, d’un coup, dans les battements d’ailes et les innombrables cris rauques ?

III. Et quelle surprise aussi bien cette fin d’après-midi où, s’étant mis debout d’un bond, ayant saisi un pinceau, l’ayant trempé dans du rouge – déjà quelles bousculades, d’ordinaire, quels cris de rage ! –, il dut constater, sa main en tremblait, que les oiseaux ne lui prêtaient aucune attention, cette fois.

C’était bien des raisins pourtant, ce qu’il commençait à peindre. Deux grappes, presque deux pleines grappes là où hier encore les becs infaillibles eussent déjà arraché jusqu’à la dernière des fibres où se fût pris un peu de couleur.

IV. Et pas même, pourtant, ces grappes lourdes, un de ces déguisements par lesquels il avait essayé, parfois, de donner le change à la faim du monde. Ainsi avait-il ébauché, ah certes naïvement ! des raisins rayés de bleu et de rose, d’autres cubiques, d’autres en forme de dieu terme noyé dans sa grande barbe. En vain, en vain ! Son projet n’avait pas même le temps de prendre forme. On dévorait l’idée à même l’esprit, on l’arrachait à sa main tentant d’aller à la toile. Comme s’il y avait dans l’inépuisable nature des raisins striés, des grains durs à six faces qu’on jetterait sur la table, pour un défi au hasard, des grappes comme des statues de marbre pour la délectation des oiseaux.

V. Il peint en paix, maintenant. Il peut faire ses grappes de plus en plus ressemblantes, appétissantes, il peut les couvrir de cette tendre buée qui fait si agréablement valoir contre la paille de la corbeille leur or irisé de gris et de bleu.

Il en vient même, enhardi, à poser à nouveau de vrais raisins près de lui, comme autrefois. Et un moineau, une grive – est-ce donc cela, une grive ? ­­– viennent bien, à des moments, se percher au rebord de la corbeille réelle, mais il les chasse d’un geste, et ceux-là ne reviennent plus.

VI. Longues, longues heures sans rien que le travail en silence. Les oiseaux ont repris devant la maison leurs grands tournoiements du haut du ciel, et quand ils passent près de Zeuxis, qui vient peindre sur la terrasse, c’est avec la même indifférence que s’ils frôlaient un buisson de thym, une pierre.

Il y eut bien, une fois, cette troupe étincelante de perroquets et de huppes qui s’assembla sur les terrasses proches, et cria haut et fort ce qu’il crut être de la colère, mais l’heure d’après, sur quelque décision, perroquets et huppes et grives étaient partis.

VII. Ah, que s’est-il passé, se demande-t-il ? A-t-il perdu le sens de ce que c’est que l’aspect d’un fruit, ou ne sait-il plus désirer, ou vivre ? C’est peu probable. Des visiteurs viennent, regardent. « Quels beaux raisins ! », disent-ils. Et même : « Vous n’en avez jamais peint d’aussi beaux, d’aussi ressemblants. »

Ou bien, se dit-il encore, a-t-il dormi ? Et rêvé ? Au moment même où les oiseaux déchiraient ses doigts, mangeaient sa couleur, il aurait été assis, dodelinant du chef, dans un coin de l’atelier sombre.

Mais pourquoi maintenant ne dort-il plus ? En quel monde se serait-il réveillé ? Pourquoi regretterait-il, comme il sent bien qu’il le fait, ses jours de lutte et d’angoisse ? Pourquoi en vient-il à désirer de cesser de peindre ? Et même, qu’il n’y ait plus de peinture ?

VIII. Zeuxis erre par les champs, il ramasse des pierres, les rejette, il revient à son atelier, prend ses pinceaux, il tremble de tout son corps quand un oiseau, rapide comme une flèche, vient prendre un des grains dans la corbeille. Il attend alors, va à la fenêtre, il regarde les grands vols migrateurs élire un toit, loin là-bas dans la lumière du soir, réduisant à poussière bleue la grappe du soleil qui décline.

Étrange, cet oiseau qui était venu se poser hier, au rebord de cette même fenêtre. Il était multicolore, il était gris. Il avait ces yeux de rapace, mais pour tête une eau calme où se reflétaient les nuées. Apportait-il un message ? Ou le rien du monde n’est-il que cette boule de plumes qui se hérissent, quand le bec y cherche une puce ?

IX C’est quelque chose comme une flaque, le dernier tableau que Zeuxis peignit, après longue réflexion, quand déjà il inclinait vers la mort. Une flaque, une brève pensée d’eau brillante, calme, et si l’on s’y penchait on apercevrait des ombres de grains, avec à leur bord vaguement doré la fantastique découpe qui ourle aux yeux des enfants la grappe parmi les pampres, sur le ciel lumineux encore du crépuscule.

Devant ces ombres claires d’autres ombres, celles-ci noires. Mais que l’on plonge la main dans le miroir, que l’on remue cette eau, et l’ombre des oiseaux et celle des fruits se mêlent.

Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)

, « Encore les raisins de Zeuxis », 76-77

Zeuxis peignait en se protégeant du bras gauche contre les oiseaux affamés. Mais ils venaient jusque sous son pinceau bousculé arracher des lambeaux de toile.

Il inventa de tenir, dans sa main gauche toujours, une torche qui crachait une fumée noire, des plus épaisses. Et ses yeux se brouillaient, il ne voyait plus, il aurait dû peindre mal, ses raisins auraient dû ne plus évoquer quoi que ce soit de terrestre, – pourquoi donc les oiseaux se pressaient-ils plus voraces que jamais, plus furieux, contre ses mains, sur l’image, allant jusqu’à lui mordre les doigts, qui saignaient sur le bleu, le vert ambré, l’ocre rouge ?

Il inventa de peindre dans le noir. Il se demandait à quoi pouvait bien ressembler ces formes qu’il laissait se heurter, se mêler, se perdre, dans le cercle mal refermé de la corbeille. Mais les oiseaux le savaient, qui se perchaient sur ses doigts, qui faisaient de leur bec dans le tableau inconnu le trou qu’allait rencontrer son pinceau en son avancée moins rapide.

Il inventa de ne plus peindre, de simplement regarder, à deux pas devant lui, l’absence des quelques fruits qu’il avait voulu ajouter au monde. Des oiseaux tournaient à distance, d’autres s’étaient posés sur des branches, à sa fenêtre, d’autres sur des pots de couleur.

Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)

, « Les raisins de Zeuxis », 57

Un sac de toile mouillée dans le caniveau, c’est le tableau de Zeuxis, les raisins, que les oiseaux furieux ont tellement désiré, ont si violemment percé de leurs becs rapaces, que les grappes ont disparu, puis la couleur, puis toute trace d’image en cette heure du crépuscule du monde où ils l’ont traîné sur les dalles.

Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)

, « Celle qui inventa la peinture », 77

Quant à la fille du potier de Corinthe, elle a depuis longtemps abandonné le projet d’achever de tracer du doigt sur le mur le contour de l’ombre de son amant. Retombée sur sa couche, dont la bougie projette sur le plâtre la crête fantastique des plis des draps, elle se retourne, les yeux comblés, vers la forme qu’elle a brisée de son étreinte. « Non, je ne te préférerai pas l’image, dit-elle. Je ne te livrerai pas en image aux remous de fumée qui s’accumulent autour de nous. Tu ne seras pas la grappe de fruits que vainement se disputent les oiseaux qu’on nomme l’oubli. »

Dans :Dibutade et la jeune fille de Corinthe(Lien)