Type de texte | source |
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Titre | Histoire ancienne, tome XI, livre XXIII |
Auteurs | Rollin, Charles |
Date de rédaction | |
Date de publication originale | 1730:1738 |
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Date de reprint |
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 182
Pline fait un long dénombrement des tableaux d’Apelle. Celui d’Antigone est un des plus renommés[[3:« Habet in pictura speciem tota facies. Apelles tamen imaginem Antigoni latere tantum altero ostendit, ut amissi oculi deformitas lateret » (Quintil. lib. 2, cap. 13).]] . Ce prince n’avoit qu’un œil : il le peignit tourné de côté, pour couvrir cette difformité. On prétend que c’est lui qui, le premier, a trouvé l’art du profil.
Dans :Apelle, le portrait d’Antigone(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 184-185
Apelle forma plusieurs eleves, qui profitérent de ses inventions : mais, dit Pline, une chose en quoi personne n’a pu pénétrer son secret, est la composition d’un certain vernis, qu’il appliquoit à ses tbaleaux pour leur conserver pendant une longue suite de siécles toute leur fraîcheur et toute leur force. Il tiroit trois avantages de ce vernis. I. Il donnoit du lustre aux couleurs quelles qu’elles fussent, et les rendoit plus moëlleuses, plus unies, et plus tendres : ce qui est maintenant l’effet de l’huile. 2. Il garantissoit ses ouvrages de l’ordure et de la poussiére. 3. Il[[3:Ne claritas colorum, oculorum aciem offenderet, et eadem res nimis floridis coloribus austeritatem occulte daret. Plin.]] ménageoit la vûe du spectateur qui s’éblouit facilement, en tempérant les couleurs vives et tranchantes par l’interposition de ce vernis, qui tenoit lieu de verre à ses ouvrages.
Dans :Apelle, atramentum(Lien)
, p. 177-178
Quoi qu’il en soit, Apelle s’étant embarqué, quelque tems après la mort d’Alexandre, pour une ville de la Gréce, fut malheureusement jetté par la tempête du côté d’Alexandrie, où le nouveau roi ne lui fit aucun accueil. Outre cette mortification à laquelle il devoit s’attendre, il y trouva des envieux assez malins pour chercher à le faire tomber dans un piége. Dans cette vûe, il engagérent un des officiers de la cour à l’inviter au souper du roi comme de sa part, ne doutant point de cette liberté, qu’il paroitroit avoir prise de lui-même, ne lui attirât l’indignation d’un prince qui ne l’aimoit pas, et qui ne savoit rien de la supercherie. En effet, Apelle s’y étant rendu par déférence, le Roi, irrité de son audace, lui demanda brusquement qui étoit celui de ses officiers qui l’avoit appellé à sa table, et lui montrant de la main ses invitateurs ordinaires, il ajouta qu’il vouloit savoir absolument qui d’eux lui avoit fait prendre cette hardiesse. Le peintre, sans s’émouvoir, se tira de ce pas en homme d’esprit et en dessinateur consommé. Il prit d’un réchaut qui étoit là un charbon éteint, et en trois ou quatre coups il craionna sur le champ contre la muraille l’ébauche de celui qui l’avoit invité, au grand étonnement de Ptolémée, qui reconnut dès les premiers traits, le visage de l’imposteur. Cette avanture le réconcilia avec le Roi d’Egypte, qui le combla ensuite de biens et d’honneurs.
Dans :Apelle au banquet de Ptolémée(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 182-183
Pline parle d’un de ses tableaux, qui devoit être d’une grande beauté. Il l’avoit fait pour une dispute publique entre les peintres : le sujet qu’on leur avoit proposé étoit une cavale. S’apercevant que la brigue alloit faire adjuger le prix à quelqu’un de ses rivaux, il en appela du jugement des hommes à celui des animaux, muets, mais plus équitables que les hommes. Il fit présenter les tableaux des autres peintres à des chevaux qu’il avoit fait venir exprés, qui demeurérent immobiles devant ces premiers tableaux, et ne hannirent que devant celui d’Apelle. [[4:suite : Vénus anadyomène]]
Dans :Apelle, le Cheval(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 175-177
La souveraine habileté dans la peinture n’étoit pas le seul mérite d’Apelle. La politesse, la connoissance du monde, les maniéres douces, insinuantes, spirituelles le rendirent fort agréable à Alexandre le Grand, qui ne dédaignoit pas d’aller souvent chez le peintre, tant pour jouir des charmes de sa conversation, que pour le voir travailler, et devenir le premier témoin des merveilles qui sortoient de son pinceau. Cette affection d’Alexandre pour un peintre qui étoit poli, agréable, délicat, ne doit pas étonner. Un jeune monarque se passionne aisément pour un génie de ce caractére, qui joint à la bonté de son cœur la beauté de l’esprit et la délicatesse du pinceau. Ces sortes de familiarités entre les héros de divers genres, ne sont pas rares, et font honneur aux princes.
Alexandre avoit une si haute idée d’Apelle, qu’il donna un édit pour déclarer que sa volonté étoit de n’être peint que par lui, de même qu’il ne donna permission, par le même édit, qu’à Pyrgotéle de graver ses médailles, et à Lysippe de le représenter par la fonte des métaux.
[[1:Plut. de Amic. et Adul. p. 58]] Il arriva qu’un des principaux courtisans d’Alexandre, se trouvant un jour chez Apelle lorsqu’il peignoit, se répandit en questions ou en réflexions peu justes sur la peinture, comme il est ordinaire à ceux qui veulent parler d’un art qu’ils ignorent. Apelle, qui était en possession de s’expliquer librement avec les plus grands seigneurs, lui dit : « Voiez-vous ces jeunes garçons qui broient mes couleurs ? Pendant que vous gardiez le silence, ils vous admiroient, éblouis de l’éclat de votre pourpre, et de l’or qui brille sur vos habits. Depuis que vous avez commencé à parler de choses que vous n’entendez point, ils ne cessent de rire. » C’est Plutarque qui rapporte ce fait. Selon Pline [[1:Plin. l. 35, cap. 10]], c’est à Alexandre lui-même qu’Apelle osa faire cette leçon, mais d’une maniére plus douce, en lui conseillant seulement de s’expliquer avec plus de réserve devant ses ouvriers : tant le peintre bel-esprit avoit acquis d’ascendant sur un prince qui faisait déjà la terreur et l’admiration du genre humain, et qui était naturellement colére ! Alexandre lui donna d’autres marques encore plus extraordinaires de son affection et de ses égards.
Dans :Apelle et Alexandre(Lien)
, « Lysippe », p. 97
Lysippe avoit fait plusieurs statues d’Alexandre, selon ses différens âges, ayant commencé dès son enfance. On[[3: Edicto vetuit ne quis se præter Apellem
Pingeret aut alius Lysippo duceret æra
Fortis Alexandri vultum simulantia.
Horat. lib. 2. Epist. ad Aug.]] sait que ce prince avoit défendu à tout autre statuaire que Lysippe de faire sa statue, comme à tout autre peintre qu’Apelle de tirer son portrait ; [[3:Neque enim Alexander ille gratiæ causa ab Apelle potissimum pingi, et a Lysippo fingi volebat ; sed quod illorum artem cum ipsis, tum etiam sibi, gloriæ fore putabat. Cic. ad famil. lib. 5. Epist. 12.]]persuadé, dit Cicéron, que l’habileté de ces grands ouvriers, en éternisant leurs noms, immortaliseroit aussi le sien : car ce n’étoit pas pour leur faire plaisir qu’il avoit donné cet édit, mais pour l’intérêt de sa propre gloire.
Dans :Apelle et Alexandre(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 173
S’il disoit son sentiment avec simplicité, il recevoit de la même maniére celui des autres. Sa coutume étoit, quand il avoit achevé un ouvrage, de l’exposer aux yeux des passants, et d’entendre, caché derrière un rideau, ce qu’on en disoit, dans le dessein de corriger les défauts que l’on pourroit y remarquer. Un cordonnier aiant trouvé qu’il manquait quelque chose à une sandale, le dit librement, et la critique était juste. Repassant le lendemain par le même endroit, il vit que la faute avoit été corrigée. Tout fier de l’heureux succès de sa critique, il s’avisa de censurer aussi une jambe, à laquelle il n’y avait rien à redire. Le peintre alors, sortant de derriére sa toile, avertit le cordonnier de se renfermer dans son métier, et dans ses sandales. C’est ce qui donna lieu au proverbe, Ne sutor ultra crepidam, c’est-à-dire,
Savetier,
Fais ton métier,
Et garde-toi surtout d’élever ta censure
Au-delà de la chaussure.
Dans :Apelle et le cordonnier(Lien)
, « De la sculpture » (numéro livre XXIII, ch. 4) , p. 90-91
[[6:Anecdote proche.]] Son Jupiter[[5:le Jupiter de Phidias.]] olympien fut un prodige de l’art, et si bien un prodige, que, pour l’estimer sa juste valeur, on crut le devoir mettre au nombre des sept merveilles du monde. Aussi n’avoit-il rien oublié pour amener cet ouvrage à sa derniére perfection. [[1:Lucian. in Imagin. pag. 31]] Avant que de l’achever entiérement, il l’exposa aux yeux et au jugement du public, se tenant caché derriére une porte, d’où il entendoit tous les discours qui se tenoient. L’un trouvoit le nez trop épais, un autre, le visage trop allongé ; d’autres remarquoient d’autres défauts. Il profita de toutes les critiques qui lui parurent avoir un juste fondement ; persuadé, dit Lucien, qui rapporte ce fait, que plusieurs yeux voient mieux qu’un seul. Excellente réflexion pour toute sorte d’ouvrages ! [[4:suite : Phidias Jupiter]]
Dans :Apelle et le cordonnier(Lien)
, « De la sculpture » (numéro livre XXIII, ch. 4) , p. 94
[[6:Anecdote proche.]] [[1:Aelian. l. 14, cap. 8]] Travaillant à une statue, par ordre du peuple, il[[5:Polyclète.]] eut la complaisance d’écouter tous les avis qu’on vouloit bien lui donner, de retoucher son ouvrage, d’y changer et d’y corriger tout ce qui déplaisoit aux Athéniens ; mais il en fit une autre en particulier, où il n’écouta que son propre génie et les régles de l’art. Quand elles furent exposées aux yeux du public, il n’y eut qu’une voix pour condamner la premiére, et pour admirer l’autre. Ce que vous condamnez, leur dit Polyclète, est votre ouvrage ; ce que vous admirez, est le mien.
Dans :Apelle et le cordonnier(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5 ) , p. 172
Un de ses disciples lui montrant un tableau pour savoir ce qu’il en pensoit, et ce disciple lui disant qu’il l’avoit fait fort vîte, et qu’il n’y avoit emploié qu’un certain tems : Je le vois bien sans que vous me le disiez, répondit Apelle, et je suis étonné que dans ce peu de temps-là même vous n’en ayiez pas fait davantage de cette sorte.
Dans :Apelle et le peintre trop rapide(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 168-169
La manière dont il fit connoissance et lia une étroite amitié avec Protogéne, célèbre peintre de son tems, est assez curieuse et mérite d’être raportée. Protogéne vivoit à Rhodes, connu d’Apelle seulement de réputation et par le bruit de ses tableaux. Celui-ci voulant s’assurer de la beauté de ses ouvrages par ses propres yeux, fit un voiage exprès à Rhodes. Arrivé chez Protogéne, il n’y trouva qu’une vieille femme qui gardoit l’atelier de son maître, et un tableau monté sur le chevalet, où il n’y avoit encore rien de peint. Le vieille lui demandant son nom, je vais le mettre ici, lui dit-il ; et prenant un pinceau avec de la couleur, il dessina quelque chose d’une extrême délicatesse. Protogéne, à son retour, ayant appris de la servante ce qui s’était passé, et considérant avec admiration les traits qui avaient été dessinés, ne fut pas longtemps à en deviner l’auteur. C’est Apelle, s’écria-t-il ; il n’y a que lui au monde qui soit capable d’un dessin de cette finesse et de cette légéreté. Et prenant une autre couleur, il fit sur les mêmes traits un contour plus correct et plus délicat ; et dit à sa gouvernante, que si l’étranger revenoit, elle n’avoit qu’à lui montrer ce qu’il venoit de faire, et l’avertir en même temps que c’étoit là l’ouvrage de l’homme qu’il étoit venu chercher. Apelle revint bientôt après ; mais honteux de se voir inférieur à son émule, il prit d’une troisième couleur, et parmi les traits qui avoient été faits, il en conduisit de si savans et de si merveilleux, qu’il y épuisa toute la subtilité de l’art. Protogéne aiant distingué ces derniers traits, Je suis vaincu, dit-il, et je cours embrasser mon vainqueur. En effet, il vola au port à l’instant, où aiant trouvé son rival, il lia avec lui une étroite amitié, qui depuis ne se démentit jamais : chose assez rare entre deux personnes du premier mérite, et qui courent la même carriére ! Ils convinrent entr’eux, par raport au tableau où ils s’étoient escrimés, de le laisser à la postérité tel qu’il étoit sans y toucher davantage, prévoiant bien, comme en effet cela arriva, qu’il feroit un jour l’admiration de tout le monde, et particuliérement des connoisseurs et des maîtres de l’art. Mais ce précieux monument des deux plus grands peintres qui furent jamais, fut réduit en cendres au premier embrasement de la maison d’Auguste, dans le Palais où il étoit exposé à la curiosité des spectateurs, toujours nouvellement surpris, au milieu de quantité d’autres des plus excellens et des plus finis, de ne trouver dans celui-ci qu’une espéce de vuide, d’autant plus admirable, qu’on n’y voioit que trois desseins au simple trait et de la derniére finesse, qui échapoient à la vûe par leur subtilité, et qui par cela même devenoient encore plus estimables et plus attraians pour de bons yeux.
C’est à peu près de cette sorte qu’il faut entendre l’endroit de Pline. Dans ces mots arrepto penicillo lineam ex colore duxit summae tenuitatis per tabulam, par lineam il ne faut pas entendre une simple ligne de géométrie, mais un trait de pinceau. Cela est contraire au bon sens, dit M. de Piles, et choque tous ceux qui savent un peu ce que c’est que peinture. [[4:suite : Apelle nimia diligentia]]
Dans :Apelle et Protogène : le concours de la ligne(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 168
Le fort de son pinceau a été la GRÂCE, c’est-à-dire ce je ne sai quoi de libre, de noble, et de doux en même tems, qui touche le cœur et qui réveille l’esprit. Quand il louoit et admiroit les ouvrages de ses confrères, ce qu’il faisoit fort volontiers, après avoir avoué qu’ils excelloient dans toutes les autres parties, il ajoutoit que la Grace leur manquoit, mais que pour lui cette qualité lui étoit échue en partage, et que personne ne pouvoit lui en disputer la palme. Ingénuité qui se pardonne aux hommes d’un vrai mérite, quand elle ne vient point d’orgueil et de fierté.
Dans :Apelle supérieur par la grâce(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 172-173
Un autre peintre lui faisant voir le tableau d’une Héléne qu’il avoit peinte avec soin, et qu’il avoit ornée de beaucoup de pierreries, il lui dit : O mon ami, n’ayant pu la faire belle, vous avez voulu du moins la faire riche. [[4:suite Apelle et cordonnier]]
Dans :Apelle : Hélène belle et Hélène riche(Lien)
, « Successeurs d’Alexandre » (numéro livre XVI, , t. VII) , p. 268
[[4:suit Protogène et Démétrius]] : On reprochoit à ce peintre d’être trop difficile et de trop retoucher ses tableaux. Apelle[[3:[1] Et aliam gloriam usurpavit Apelles, cum Protogenis opus inmensi laboris ac curæ supra modum anxiæ miraretur. Dixit enim omnia sibi cum illo paria esse aut illi meliora, sed uno se præstare, quod manum de tabula sciret tollere : memorabili praecepto nocere saepe nimiam diligentiam. Plin. ibid.]] en effet quoiqu’il le regardât presque comme son maître, en lui attribuant beaucoup d’autres excellentes qualités, lui trouvoit ce défaut, de ne pouvoir quitter le pinceau et finir ses ouvrages ; défaut qui, en matiére d’éloquence, comme dans la peinture, est fort nuisible. Il[[3:In omnibusque rebus videndum est quatenus… in quo Apelles pictores quoque eos peccare dicebat, qui non sentirent quid esset satis. Orat. n. 73.]] faut en tout, dit Cicéron, savoir jusqu’où on doit aller ; et c’est avec raison qu’Apelle reprochoit à certains peintres de ne pas sentir où il faloit s’arréter.
Dans :Apelle et la nimia diligentia(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 171-172
Quoique Apelle fût fort exact dans ses ouvrages, il savoit jusqu’à quel point il devoit travailler sans fatiguer son esprit, et ne poussoit point l’exactitude jusqu’au scrupule. Il dit un jour, parlant de Protogéne, qu’il avouoit que ce rival pouvait lui être égalé, ou même préféré pour tout le reste, mais qu’il ne savoit pas quitter le pinceau, et qu’il gâtoit souvent les belles choses qu’il faisoit, à force de les vouloir perfectionner. Parole mémorable, dit Pline, et qui marque qu’une trop grande exactitude devient souvent nuisible !
Ce n’est pas qu’Apelle approuvât la négligence dans ceux qui se méloient de peinture ; il pensoit bien autrement, et pour lui-même, et pour les autres. Il ne passoit aucun jour de sa vie, quelque occupation étrangère qu’il eût d’ailleurs, sans s’exercer au craion, à la plume, ou au pinceau, tant pour se conserver la main libre et légére, que pour se perfectionner de plus en plus dans toutes les finesses d’un art qui n’a point de bornes. [[4:suite : Apelle et le peintre trop rapide]]
Dans :Apelle et la nimia diligentia(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 143-144
Pline [[1:lib. 35. c. 7]], après avoir fait un long dénombrement de toutes les couleurs que la peinture emploioit de son tems, ajoute : « Sur quoi je ne puis m’empécher, à la vûe d’une si grande variété de couleurs et de coloris, d’admirer la sagesse et l’économie de l’antiquité. Car[[3:Quatuor coloribus solis immortalia illa opera fecere… Apelles, Melanthius.. clarissimi pictores, cum tabulæ eorum singulæ oppidorum venirent oculos.]] ce n’est qu’avec quatre couleurs simples et primitives que les anciens peintres ont exécuté ces ouvrages immortels, qui font encore aujourd’hui toute notre admiration : le blanc de Mélos, le jaune d’Athénes, le rouge de Sinope, et le simple noir. Voila tout ce qu’ils ont emploié ; et néanmoins c’est avec ces quatre couleurs bien ménagées, qu’un Apelle, un Mélanthe, les plus grands peintres qui furent jamais, ont produit ces piéces merveilleuses, dont une seule étoit d’un tel prix, qu’à peine toutes les richesses d’une ville suffisoient-elles pour l’acheter. » On peut croire que leurs ouvrages eussent été encore plus parfaits, si à ces quatre couleurs ils en avoient ajouté deux, qui sont les plus générales et les plus aimables de la nature, le bleu qui représente le ciel, et le verd qui habille si agréablement toute la terre.
Dans :Apelle et la tétrachromie(Lien)
, p. 184
Pline fait souvenir le lecteur que tant de merveilleux tableaux, qui faisoient l’admiration de tous les bons connoisseurs, étoient peints simplement avec les quatre couleurs primitives dont il a été parlé. [[4:suite : Apelle atramentum]]
Dans :Apelle et la tétrachromie(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 183-184
On prétend que sa Vénus, surnommée Anadyoméne, c’est-à-dire, qui sort de la mer, étoit son chef-d’œuvre. Pline[[3:Versibus græcis tali opere, dum laudatur, victo, sed illustrato.]] dit que cette piéce fut célébrée par les vers des plus grands poétes, et que, si la peinture y a été surpassée par la poésie, aussi en a-t-elle été illustrée. [[4:suite : Apelle Vénus inachevée]]
Dans :Apelle, Vénus anadyomène
(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 183-184
Apelle en avoit commencé une autre[[5:Vénus.]] à Cos, sa patrie, qui, selon lui et selon tous les connoisseurs, devoit surpasser la première ; mais la mort envieuse l’arrêta au milieu de l’ouvrage. Il ne se trouva personne depuis qui osât y porter le pinceau. [[1:Strab. l. 14, p. 657]] On ne sait si c’est cette seconde Vénus, ou la premiére, qu’Auguste acheta de ceux de Cos, en leur remettant la somme de cent talens [[1:cent mille écus]], du tribut qui leur avoit été imposé de la part de la République Romaine. Si c’est celle-ci, comme il y a beaucoup d’apparence, elle eut un sort aussi triste que l’autre, et même encore plus funeste. Dès le tems d’Auguste, l’humidité en avoit déjà gâté la partie inférieure. On chercha quelqu’un de la part du prince pour la retoucher ; mais il ne se trouva personne qui fût assez hardi pour l’entreprendre ; ce qui[[3:Ipsa injuria cessit in gloriam Artificis.]]augmenta la gloire du peintre grec, et la réputation de l’ouvrage même. Enfin cette belle Vénus, que personne n’osoit toucher par vénération ou par timidité, fut insultée par les vers, qui se mirent dans le bois, et la dévorérent. Néron, qui régnoit alors, en mit une autre à la place, de la main d’un peintre peu connu [[1:Dorothée]].
Dans :Apelle, Vénus inachevée(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 185-186
Un des plus fameux contemporains d’Apelle étoit Aristide de Thébes. [[1:Plin. l. 35. Cap. 10]] A la vérité il ne possédoit pas l’élégance et les graces dans le même dégré qu’Apelle ; mais[[3:Is omnium primus animum pinxit, et sensus omnes expressit. Plin.]] il est le premier qui, par génie et par étude, se soit fait des régles sûres pour peindre l’ame, c’est-à-dire les sentimens les plus intimes du cœur. Il excelloit dans les passions fortes et véhémentes aussi bien que dans les passions douces ; mais son coloris avoit quelque chose de dur et d’austére.
On a de lui[[3:Hujus pictura est, oppido capto, ad matris morientis vulnere mammam adrepens infans ; intelligiturque sentire mater, et timere, ne, emortuo lacte, sanguinem lambat.]] cet admirable tableau (c’est toujours Pline qui parle) où, dans le sac d’une ville, est représentée une MÈRE qui expire d’un coup de poignard qu’elle a reçu dans le sein, et un ENFANT qui se traîne jusqu’à sa mamelle pour la téter. On voit sur le visage de cette femme, quoique mourante, les sentimens les plus vifs et les soins les plus empressés de la tendresse maternelle. Elle paroit sentir le danger de son fils, et craindre qu’au lieu du lait qu’il cherche il ne trouve que du sang. On dirait que Pline a le pinceau à la main, tant il peint avec de vives couleurs tout ce qu’il décrit ! Alexandre, qui aimoit tant les belles choses, fut si enchanté de cette piéce, qu’il la fit emporter de Thèbes, où elle étoit, à Pella, lieu de sa naissance, ou du moins qui passoit pour tel.
Dans :Aristide de Thèbes : la mère mourante, le malade(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 131
Il y a plus, comme le remarque Aristote dans sa Poétique. Des monstres, et des hommes morts ou mourans, que nous ne verrions qu’avec horreur, nous les voions avec plaisir imités dans les ouvrages des peintres. Mieux ils sont imités, plus nous les regardons avidement. Le massacre des Innocens a dû laisser des idées bien funestes dans l’imagination de ceux qui virent réellement les soldats effrénés égorger les enfans dans le sein des meres sanglantes. Le tableau de Le Brun, où nous voions l’imitation de cet événement tragique, nous émeut et nous attendrit, mais il ne laisse dans notre esprit aucune idée importune. Nous savons que le peintre ne nous afflige qu’autant que nous le voulons, et que notre douleur, qui n’est que superficielle, disparoitra avec le tableau : au lieu que nous ne serions pas maîtres ni de la vivacité, ni de la durée de nos sentimens, si nous étions frappés par les objets mêmes.
Dans :Cadavres et bêtes sauvages, ou le plaisir de la représentation(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 119
Il en est de la peinture comme des autres arts, c’est-à-dire qu’elle a eu des commencemens très grossiers et très imparfaits [[1:Plin. l. 35. cap. 3]] L’ombre d’un homme marquée et circonscripte par des lignes y a donné naissance, aussi bien qu’à la sculpture. La première maniére de peindre tira donc son origine de l’ombre, et ne consista qu’en quelques traits, qui se multipliant peu à peu formérent le dessin. On ajouta ensuite la couleur.
Dans :Les origines de la peinture(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 161-162
Pamphile étoit d’Amphipolis, sur les confins de la Macédoine et de la Thrace. Il est le premier qui joignit l’érudition à la peinture. Il s’attacha, sur toutes choses, aux mathématiques, et particuliérement au calcul et à la géométrie, soutenant hautement que sans leur secours il n’étoit pas possible d’amener la peinture à sa perfection. On conçoit aisément qu’un tel maître n’avilissoit point son art. Il ne prenoit aucun élève qu’à raison de dix talens[[1:dix mille écus]] pour autant d’années ; et ce ne fut qu’à ce marché que Mélanthe et Apelle devinrent ses disciples. Il obtint, d’abord à Sicyone, et ensuite par toute la Gèce, l’établissement d’une espéce d’Académie, où les enfans de condition libre, qui avoient quelque disposition pour les beaux arts, étoient élevés et instruits avec soin. Et de peur que la peinture ne vînt à s’avilir et à dégénérer, il obtint encore des États de la Gréce un édit sévère, qui l’interdisoit absolument aux esclaves.
Le prix excessif que donnoient les eleves à leurs maîtres, et l’établissement des Académies pour les personnes libres avec l’exclusion des esclaves, montrent dans quelle haute considération était cet art, avec quelle émulation on s’y appliquoit, et avec quel succès et quelle promptitude il devoit parvenir à sa perfection.
Dans :Pamphile et la peinture comme art libéral(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 157
Et enfin, du consentement des plus grands maîtres, le finissement et l’arrondissement des figures, en quoi il a surpassé tous les prédécesseurs, et égalé tous ceux qui l’ont suivi. Pline considére cette partie comme la plus difficile et la plus importante de la peinture. Car, dit-il, encore qu’il soit toujours avantageux de bien peindre le milieu des corps, c’est pourtant une chose où plusieurs ont réussi. Mais d’en[[3:Ambire enim debet se extremitas ipsa, et sic desinere, ut promittat alia post se, ostendatque etiam quæ occultat.]] tracer les contours, les faire fuir, par le moien de ces affoiblissemens, faire ensorte qu’il semble qu’on aille voir d’une figure ce qui en est caché, c’est en quoi consiste la perfection de l’art. [[4:suite : Parrhasios et Socrate]]
Dans :Parrhasios et les contours(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 157-158
Parrhasius avoit été formé dans la peinture par Socrate, à qui un tel disciple ne fit pas peu d’honneur. [[1:Xenoph. in Memorabil. Socr. Lib. 3]] Xénophon nous a conservé un entretien court à la vérité, mais bien sensé, où ce philosophe, qui avoit été sculpteur dans sa jeunesse, donne à Parrhasius des leçons, qui font voir qu’il possédoit parfaitement la connoissance de toutes les régles de la peinture.
Dans :Parrhasios et Socrate : le dialogue sur les passions(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 159-160
[[1:Plin. l. 35. cap. 10. Athen. Lib. 12 pag. 543. Ælian. lib. 9 cap. II]] C’étoit[[3:Fœcundus artifex, sed quo nemo insolentius, et arrogantius sit usus gloria artis. Plin.]] un artisan d’un vaste génie et d’une fertilité d’invention universelle, mais dont jamais personne n’a approché en fait de présomption, ou plutôt de cette arrogance, qu’une gloire injustement acquise, mais mal soutenue, inspire quelquefois aux meilleurs ouvriers. Il s’habilloit de pourpre ; il portoit une couronne d’or ; il avait une canne fort riche, les attaches de ses souliers étoient d’or, et ses brodequins superbes ; enfin il étoit magnifique en tout ce qui environnoit sa personne. Il se donnoit à lui-même libéralement les épithétes les plus flateuses et les noms les plus relevés, qu’il ne rougissoit point d’inscrire au bas de ses tableaux : le délicat, le poli, l’élégant Parrhasius ; le consommateur de l’art, sorti originairement d’Apollon, et né pour peindre les dieux mêmes. Il ajoutoit qu’à l’égard de son Hercule, il l’avoit représenté précisément, et trait pour trait, tel qu’il lui étoit souvent apparu en songe. Avec tout ce faste et toute cette vanité, il ne laissoit pas de se donner pour un homme vertueux, moins délicat en ce point que M. Despreaux, qui se disoit :
Ami de la vertu, plutôt que vertueux.
[[1:Plin. et Ælian. et Athen. ibid.]] Le succès de la dispute qu’eut Parrhasius avec Timanthe dans la ville de Samos, fut bien humiliant pour le premier, et dut couter beaucoup à son amour propre. Il s’agissoit d’un prix pour celui qui auroit le mieux réussi. La matiére du tableau et du combat, étoit un Ajax outré de colére contre les Grecs de ce qu’ils avoient adjugé les armes d’Achille à Ulysse. Ici, à la pluralité des meilleurs suffrages, la victoire fut adjugée à Timanthe. Le vaincu couvrit sa honte, et se dédommagea de sa défaite par un bon mot, qui sent un peu la rodomontade. Voyez, dit-il, mon héros ! Son sort me touche encore plus que le mien propre. Il est vaincu une seconde fois par un homme qui ne le vaut pas.
Dans :Parrhasios : orgueil(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 158
On convient que Parrhasius excelloit dans ce qui regarde les mœurs et les passions de l’ame, ce qui parut bien dans un de ses tableaux, qui fit beaucoup de bruit et lui acquit beaucoup de réputation. C’étoit une peinture fidéle du Peuple d’Athénes, qui brilloit de mille traits savants et ingénieux, et montroit dans le peintre une richesse d’imagination inépuisable. Car[[3:Pinxit et Demon Atheniensium, argumento quoque ingenioso. Volebat namque uarium, iracundum, iniustum, inconstantem ; eundem vero exorabilem, clementem, misericordem, excelsum, gloriosum, humilem, ferocem, fugacemque, et omnia pariter.]], ne voulant rien oublier touchant le caractére de cette nation, il la représenta, d’un côté, bizarre, colére, injuste, inconstante ; et de l’autre, humaine, clémente, sensible à la pitié ; et avec tout cela, fière, hautaine, glorieuse, féroce ; et quelquefois même basse, fuiarde, et timide. Voilà un tableau peint certainement d’après nature. Mais comment le pinceau peut-il rassembler et réunir tant de traits différens ? C’est la merveille de l’art. C’étoit apparemment un tableau allégorique.
Dans :Parrhasios, Le Peuple d’Athènes(Lien)
, « De la sculpture » (numéro livre XXIII, ch. 4) , p. 82-83
Phidias n’étoit pas de ces artisans qui ne savent que manier les instruments de leur art. Il avoit l’esprit orné de toutes les connoissances qui pouvoient être utiles à un homme de sa profession : histoire, poésie, fable, géométrie, optique. Un fait assez curieux montrera combien cette dernière lui fut utile.
Alcaméne et lui furent chargés de faire chacun une statue de Minerve, afin que l’on pût choisir la plus belle des deux, que l’on vouloit placer sur une colonne fort haute. Quand les deux statues furent achevées, on les exposa aux yeux du public. La Minerve d’Alcaméne, vûe de près, parut admirable, et eut tous les suffrages. Celle de Phidias, au contraire, fut trouvée hideuse : une grande bouche ouverte, des narines qui sembloient se retirer, je ne sai quoi de rude et de grossier dans le visage. On se moqua de Phidias et de sa statue. Placez-les, dit-il, à l’endroit où elles doivent être. On les y plaça l’une après l’autre. Alors la Minerve d’Alcaméne ne parut plus rien, au lieu que celle de Phidias frappoit par un air de grandeur et de majesté qu’on ne pouvoit se lasser d’admirer. On rendit à Phidias l’approbation que son rival avoit surprise ; et celui-ci se retira confus et honteux, se repentant bien de n’avoir pas appris les régles de l’optique.
Dans :Phidias et Alcamène, le concours pour Athéna(Lien)
, « De la sculpture » (numéro ch. 4) , p. 90-91
Son Jupiter olympien fut un prodige de l’art, et si bien un prodige, que, pour l’estimer sa juste valeur, on crut le devoir mettre au nombre des sept merveilles du monde. Aussi n’avoit-il rien oublié pour amener cet ouvrage à sa dernière perfection. […] [[4:voir Apelle et cordonnier]]
Cette statue d’or ou d’ivoire, haute de soixante piés, et d’une grosseur proportionnée, fit le désespoir de tous les grands statuaires qui vinrent après. Aucun d’eux n’eut la présomption de penser seulement à l’imiter. Praeter Jovem olympium, quem nemo æmulatur, dit Pline. [[1:Pline, lib. 34, cap. 8. Quintil. l.12, cap. 10]] Selon Quintilien, la majesté de l’ouvrage égaloit celle du dieu, et ajoutoit encore à la religion des peuples : eius pulcritudo adiecisse aliquid etiam receptæ religioni uidetur, adeo majestas operis deum æquauit. Ceux qui la voyoient, saisis d’étonnement demandoient si le dieu était descendu du ciel en terre pour se faire voir à Phidias, ou si Phidias avoit été transporté au ciel pour contempler le dieu. [[1:Val. Max. lib. 3, c. 7]] Phidias lui-même, interrogé où il avoit pris l’idée de son Jupiter olympien, cita les trois beaux vers d’Homère où ce Poéte représente la majesté de ce dieu en termes magnifiques, voulant donner à entendre que c’étoit le génie d’Homére qui l’avoit inspiré.
Dans :Phidias, Zeus et Athéna(Lien)
, « De la sculpture » (numéro ch. 4) , p. 113-114
On tient pourtant que Phidias représentoit mieux les dieux que les hommes. Jamais ouvrier n’a si bien manié l’ivoire, quand nous n’en jugerions que par sa Minerve d’Athénes, et par son Jupiter Olympien ; dont la beauté semble avoir encore ajouté quelque chose à la religion des peuples, tant la majesté de l’ouvrage égaloit le dieu.
Dans :Phidias, Zeus et Athéna(Lien)
, « De la sculpture » (numéro livre XXIII, ch. 4) , p. 114
On estime que Lysippe et Praxitéle sont les deux qui ont le mieux copié la nature. Car, pour Démétrius, on le blâme d’avoir porté ce soin jusqu’à l’excès, et de s’être plus attaché à la ressemblance qu’à la beauté.
Dans :Polygnote, Dionysos et Pauson : portraits pires, semblables, meilleurs(Lien)
, « Lysippe », p. 98-99
On dit que Lysippe ajouta beaucoup à la perfection de la statuaire, en exprimant les cheveux mieux que ceux qui étoient avant lui, et en faisant les têtes plus petites et les corps moins gros, pour faire paroître les statues plus hautes. Sur quoi Lysippe disoit de lui-même, [[3:Vulgo dicebat ab illis (veteribus) factos, quales essent, homines a se, quales viderentur esse.]]que les autres avoient représenté dans leurs statues les hommes, tels qu’ils étoient faits ; mais que pour lui il les représentoit tels qu’ils paroissoient ; c’est-à-dire, si je ne me trompe, de la manière la plus propre à les faire paroitre dans toute leur beauté. Le premier point, dans la sculpture comme dans la peinture, est de suivre et d’imiter la nature : nous avons vu que Lysippe la regardoit comme son maître et sa règle. Mais l’art ne s’en tient point là. Sans s’écarter jamais de la nature, il y ajoute des traits, des graces, qui ne la changent point, mais qui simplement l’embellissent, et frappent la vue plus vivement et plus agréablement. On [[3:Demetrius tanquam nimius in ea (veritate) reprehenditur ; et fuit similitudinis quam pucritudinis amantior. Quintil. Lib. I. cap. 10.]]reprochoit à Démétrius, statuaire d’ailleurs très habile, de s’attacher trop scrupuleusement à la vérité dans ses ouvrages, et d’y rechercher plus la ressemblance que la beauté. C’est ce que Lysippe évitoit.
Dans :Le portrait ressemblant et plus beau(Lien)
, « De la sculpture » (numéro livre XXIII, ch. 4) , p. 106-107
Les habitants de l’île de Cos avoient demandé une statue de Vénus à Praxitèle. Il en fit deux, dont il leur donna le choix pour le même prix. L’une étoit nue, l’autre voilée ; mais la première l’emportoit infiniment pour la beauté : immensa differentia famæ[[6:Les éditions postérieures corrigent : formæ.]]. Ceux de Cos eurent la sagesse de donner la préférence à la derniére, persuadés que la bienséance, l’honnêteté et la pudeur ne leur permettoient pas d’introduire dans leur ville une telle image, capable d’y faire un ravage infini pour les mœurs : severum id ac pudicum arbitrantes. Cette retenue des payens, à combien de chrétiens fera-t-elle honte ? Les Cnidiens furent moins attentifs aux bonnes mœurs. Ils achetérent avec joie la Vénus rebutée, qui fit depuis la gloire de leur ville, où l’on alloit exprès de fort loin pour voir cette statue, qui passoit pour l’ouvrage le plus achevé de Praxitèle. Nicoméde, roi de Bithynie, en faisoit un tel cas, qu’il offrit aux habitants de Cnide d’acquitter toutes leurs dettes, qui étoient fort grandes, s’ils vouloient la lui céder. Ils crurent que ce seroit se déshonorer, et même s’appauvrir, que de vendre, pour quelque prix que ce fût, une statue qu’ils regardoient comme leur gloire et leur trésor.
Dans :Praxitèle, Vénus de Cnide(Lien)
, « De la peinture » (numéro ch. 5) , p. 204-205
Nous avons vû une ville, qui avoit le choix de deux statues de Vénus, toutes deux de la main de Praxitéle, c’est tout dire, l’une voilée et l’autre nue, référer la premiére quoique beaucoup moins estimée, parce qu’elle étoit plus conforme à la modestie et à la pudeur. Que pourrois-je ajouter à un tel exemple ? Quelle condamnation pour nous, si nous rougissons de le suivre !
Dans :Praxitèle, Vénus de Cnide(Lien)
, « Successeurs d’Alexandre » (numéro livre XVI, t. VII) , p. 266-267
[[4:suit Protogène et Démétrios]] Le chef-d’œuvre de ce peintre étoit l’Ialysus. On appelait ainsi un tableau où il avoit peint quelque histoire de cet Ialysus[[3:Il étoit fils d’Ochimus, qui étoit né du soleil et de Rhode, laquelle avoit donné son nom à la ville et à l’île.]], héros connu seulement dans la fable, et que les Rhodiens respectoient comme leur fondateur ; Protogéne avoit emploié sept ans à l’achever. La premiére fois qu’Apelle le vit, il fut si surpris et si transporté d’admiration, que la voix lui manqua tout à coup. Enfin, revenu à lui-même, il s’écria : Grand travail ! Œuvre admirable ! il n’a pourtant pas ces graces que je donne à mes ouvrages, et qui les élevent jusqu’aux cieux. S’il en faut croire Pline, pendant tout le tems que Protogéne travailla à ce tableau, il se condamna lui-même à mener une vie fort[[3:Il ne vivoit que de lupins bouillis, qui apaisoient en même tems et la faim et la soif.]] sobre, et même fort dure, pour empécher que la bonne chère n’émoussât la finesse de son goût et de son sentiment. Ce tableau avoit été porté à Rome, et consacré dans le temple de la Paix, où il étoit encore du temps de Pline ; il y périt enfin dans un incendie. […]
Il[[3:Est in ea canis mire factus, ut quem pariter casus et ars pinxerint. Non judicabat se exprimere in eo exprimere spumam anhelantis posse, cum in reliqua omni parte (quod difficillimum erat) sibi ipse satisfecisset. Displicebat autem ars ipsa, nec minuit poterat, et videbatur nimia, ac longius a veritate discedere, spumaque illa pingi non ex ore nasci, anxio animi cruciatu, cum in pictura verum esse, non verisimile, vellet. Absterserat saepius mutaveratque penicillum, nullo modo sibi approbans. Postremo iratus arti quod intellegeretur, spongeam inpegit inviso loco tabulae, et illa reposuit ablatos colores, qualiter cura optaverat : fecitque in pictura fortuna naturam. Plin. lib. 35 cap. 10.]] y avoit dans ce tableau un chien qui faisoit surtout l’admiration des connoisseurs, et qui avoit couté beaucoup au peintre, sans que jamais il eût pu être content de lui-même, quoiqu’il le fût assez de tout le reste. Il s’agissoit de représenter ce chien tout haletant après une longue course, et la gueule encore pleine d’écume. Il s’appliqua à cette partie de son tableau avec tout le soin dont il étoit capable, sans pouvoir se contenter ; il lui sembloit que l’art se montrait trop. La vraisemblance n’étoit point assez pour lui, il lui faloit presque la vérité même. Il vouloit que l’écume parût, non être peinte, mais sortir réellement de la gueule du chien. Il y remit souvent la main, y retoucha à plusieurs reprises, et se donna la torture pour arriver à ce simple, à ce naturel, dont il avoit l’idée dans l’esprit, mais toujours inutilement. De dépit il jeta sur l’ouvrage l’éponge dont il s’étoit servi pour effacer, et le hasard fit ce que l’art n’avoit pu faire.
Dans :Protogène, L’Ialysos (la bave du chien faite par hasard)(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 188
[[1:Plin. lib. 35 c. 10. Aul. Gell. Lib. 15, c. 31. Plut. in Demetr. p. 898]]. Son tableau le plus fameux est l’Ialyse ; c’étoit un grand chasseur, fils ou petit-fils du Soleil, et fondateur de Rhodes. Ce qu’on admiroit le plus dans ce tableau étoit l’écume qui sortoit de la gueule d’un chien. J’ai rapporté au long cette histoire en parlant du siége de Rhodes. [[4:suite : Protogène Satyre]]
Dans :Protogène, L’Ialysos (la bave du chien faite par hasard)(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 188-189
Un autre tableau de Protogéne fort renommé, étoit le SATYRE appuié contre une colonne. Il le travailloit dans le tems même du siége de Rhodes : c’est pourquoi on disait qu’il l’avoit peint sous l’épée. [[1:Strab. l. 14. Pag. 650]] D’abord il y avoit une perdrix perchée sur la colonne : mais parce que les gens du lieu, aiant vû le tableau nouvellement exposé, donnoient toute leur attention et toute leur admiration à la perdrix, et ne disoient rien du Satyre, qui étoit bien plus admirable ; et que les perdrix apprivoisées, qu’on apporta à cet endroit, jetèrent des cris à la vûe de celle qui étoit sur la colonne, comme si elle eût été vivante ; le peintre, indigné de ce mauvais goût, qui, selon lui, faisait tort à sa réputation, demanda permission aux directeurs du temple où le tableau étoit consacré de retoucher à son ouvrage : ce qui lui aiant été accordé, il effaça la perdrix.
Dans :Protogène, Satyre et parergia(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 162-165
L’Iphigénie de Timanthe, célébre par les louanges de tant d’écrivains [[1:Plin. liv. 35. Cap. 6. Quintil. Lib. 2 cap. 13. Val. Max. lib. 8 cap. II]], a été regardée par tous les grands maîtres comme un chef-d’œuvre de l’art dans ce genre ; et c’est principalement ce tableau qui a fait dire que[[3:In omnibus ejus operibus intelligitur plus semper quam pingitur ; et, cum ars summa sit, ingenium tamen ultra artem est. Plin. lib. 35, c. 10.]] ses ouvrages faisoient concevoir plus de choses qu’ils n’en montroient, et que, quoique l’art y fût porté au suprême degré, le génie enchérissoit encore sur l’art. Le sujet étoit beau, grand, tendre, et tout-à-fait propre à la peinture ; mais l’exécution y donna tout le prix. Ce tableau représentoit Iphigénie se tenant debout devant l’autel, telle qu’une jeune et innocente princesse qui va être immolée au salut de sa patrie. Elle étoit environnée de plusieurs personnes, qui toutes s’intéressoient vivement à ce sacrifice ; mais néanmoins selon différens degrés. Le[[3:Cum in Iphigeniæ immolatione pinxisset tristem Calchantem, tristiorem Ulyssem, addidisset Menalao quem summum poterat ars efficere mœrorem ; eo sumptis affectibus, non reperiens quo digne modo patris vultum posset exprimere, velavit ejus caput, et suo cuique animo dedit æstimandum. Quintil. lib. 2. cap. 13.]] peintre avoit représenté le prêtre Calchas fort affligé, Ulysse beaucoup plus triste, et Ménélas, oncle de la princesse, avec toute l’affliction qu’il étoit possible de mettre sur son visage. Restoit Agamemnon pere d’Iphigénie ; et c’était là où il faloit se surmonter. Cependant tous les traits de la tristesse étoient épuisés. La nature vint au secours de l’art. Il n’est pas naturel à un pere de voir égorger sa fille : il lui suffit bien d’obéir aux dieux qui la lui demandent, et il lui est permis de se livrer à la plus vive douleur. Le peintre ne pouvant exprimer celle du pere, prit le parti de lui jetter un voile sur les yeux, laissant aux spectateurs à juger de ce qui se passoit au fond de son cœur : velavit ejus caput, et suo cuique animo dedit æstimandum.
Cette idée est belle et ingénieuse, et elle a fait beaucoup d’honneur à Timanthe. On ne sait pourtant s’il en est véritablement l’auteur, et il y a beaucoup d’apparence que l’Iphigénie d’Euripide la lui a fournie : voici l’endroit. Lorsque Agamemnon vit sa fille qu’on menoit dans le bois pour y être sacrifiée, il gémit, et, détournant la tête, versa des larmes, et se couvrit les yeux de sa robe.
Un de nos illustres peintres, c’est le Poussin, a heureusement imité le trait dont je viens de parler, dans son tableau de la mort de Germanicus. Après avoir traité les différens genres d’affliction des autres personnages comme des passions qui pouvoient s’exprimer, il place à côté du lit de Germanicus une femme remarquable par sa taille et par ses vétements, qui se cache le visage avec les mains, dont l’attitude entiére marque la douleur la plus profonde, et fait clairement entendre que c’est la femme du prince dont on pleure la mort.
Dans :Timanthe, Le Sacrifice d’Iphigénie et Le Cyclope (Lien)
, « De la peinture » (numéro ch. 5) , p. 153-154
[[4:suit Zeuxis richesse]] Une inscription qu’il mit à un de ses tableaux, ne marque pas plus de modestie. C’était un Athlète, dont il fut si content, qu’il ne pouvoit s’empêcher de l’admirer, et de s’en applaudir comme d’un chef-d’oeuvre inimitable. Il écrivit au bas du tableau un vers grec dont le sens revient à ceci :
A l’aspect[[3:Ces vers sont de l’auteur de l’Histoire de la peinture ancienne extraite du livre 35 de l’histoire naturelle de Pline, dont il donne la traduction ou plutôt la paraphrase, avec le texte latin. Ce livre est imprimé à Londres en 1725. J’y ai trouvé d’excellentes réflexions, dont j’ai fait grand usage.]] du Lutteur, dans lequel je m’admire,
En vain tous mes rivaux voudront se tourmenter:
Ils pourront peut-être en médire,
Sans pouvoir jamais l’imiter.
Le vers grec se trouve dans Plutarque, mais il est appliqué aux ouvrages d’Apollodore [[1:Plut. De glor. Athen. p. 346]]. Le voici :
Μωμήσεταί τις μᾶλλον ἢ μιμήσεται.
On le critiquera plus facilement qu’on ne l’imitera.
Dans :Zeuxis, l’Athlète(Lien)
, « De la peinture » (numéro ch. 5) , p. 154-155
Zeuxis avoit plusieurs rivaux, dont les plus illustres étaient Timanthe et Parrhasius. Ce dernier entra en concurrence avec lui dans une dispute publique, où l’on disputoit les prix de peinture. Zeuxis avoit fait une piéce, où il avoit si bien peint des raisins, que, dès qu’elle fut exposée, les oiseaux s’en approchérent pour en becqueter le fruit. Sur quoi, transporté de joie et tout fier du suffrage de ces juges non suspects et non récusables, il demanda à Parrhasius qu’il fît donc paroistre incessamment ce qu’il avoit à leur opposer. Parrhasius obéit, et produisit sa piéce, couverte, comme il sembloit, d’une étoffe délicate en maniére de rideau. Tirez ce rideau, ajouta Zeuxis, et que nous voyions ce beau chef-d’oeuvre. Ce rideau étoit le tableau même. Zeuxis avoua qu’il étoit vaincu. Car, dit-il, je n’ai trompé que des oiseaux, et Parrhasius m’a trompé moi-même qui suis peintre.
Le même Zeuxis, quelque tems après, peignit un jeune homme, qui portoit une corbeille de raisins : et voyant que les oiseaux les venoient aussi becqueter, il avoua, avec la même franchise, que si les raisins étoient bien peints, il faloit que la figure le fût bien mal, puisque les oiseaux n’en avoient aucune peur.
Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 156
Festus [[1:in voce Pictor]] rapporte que le dernier tableau de ce peintre fut le portrait d’une vieille, et que cet ouvrage le fit tant rire, qu’il en mourut. Il est étonnant que nul autre auteur que Verrius Flaccus, cité par Festus, n’ait raporté ce fait. Quoique la chose soit difficile à croire, dit M. de Piles, elle n’est pas sans exemple.
Dans :Zeuxis mort de rire(Lien)
, « De la peinture » (numéro livre XXIII, ch. 5) , p. 153
Il y réussit parfaitement[[3:à surpasser son maître.]] par les excellens ouvrages qu’il mit au jour, qui lui acquirent en même tems une grande réputation et de grandes richesses. Ce n’est pas ici le bel endroit de Zeuxis. Il fit ostentation de ces richesses d’une maniére puérile. Il aima à paroitre, et à se donner de grands airs, surtout dans les occasions éclatantes, comme dans les Jeux Olympiques, où il se faisoit voir à toute la Grèce couvert d’une robe de pourpre, avec son nom en lettres d’or sur l’étoffe même.
Quand il fut devenu fort riche, il commença à donner libéralement ses ouvrages, sans en recevoir de récompense. Il en apportoit une raison, qui ne fait pas beaucoup d’honneur à sa modestie. S’il[[3:Postea donare opera sua instituit, quod ea nullo satis digno pretio permutari posse diceret. Plin.]] donnoit gratuitement ses ouvrages, c’est, disoit-il, qu’aucun prix ne les pouvoit paier. J’aurois mieux aimé le laisser dire aux autres.
Dans :Zeuxis et la richesse(Lien)
, p. 147-148
Pausias était de Sicyone. Il se distingua surtout dans un genre particulier de peinture appelé caustique, parce qu'on fait tenir les couleurs sur le bois ou sur l'ivoire par le moyen du feu. […] La courtisane Glycère, de Sicyone comme lui, excellait dans l'art de faire des couronnes et elle en était regardée comme l'inventrice. Pausias, pour lui plaire et pour l'imiter, s'appliqua aussi à peindre des fleurs. On vit alors un beau combat entre l'art et la nature, chacun de son côté faisant des efforts extraordinaires pour l'emporter sur son émule, sans qu'il fût presque possible d'adjuger la victoire à l'un ou à l'autre.
Dans :Pausias et la bouquetière Glycère(Lien)