Type de texte | source |
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Titre | Da pintura antiga et Diálogos de Roma (2e partie) |
Auteurs | Hollanda, Francisco de |
Date de rédaction | 1548 |
Date de publication originale | |
Titre traduit | Quatre dialogues sur la peinture |
Auteurs de la traduction | Rouanet, Léo |
Date de traduction | 1911 |
Date d'édition moderne ou de réédition | |
Editeur moderne | |
Date de reprint | Paris, Champion |
, p. 182
Il n’est pas facile de dire lesquelles furent les plus excellentes parmi les œuvres d’Apelle. Ses portraits étaient si naturels que les bons appréciateurs jugeaient d’après eux du caractère des personnes représentées, du nombre d’années qu’elles pouvaient avoir à vivre et qu’elles avaient déjà vécu. Ses chevaux étaient peints de telle manière qu’ils faisaient hennir les chevaux vivants.
, p. 180-181
Il[[5:Apelle.]] fut tellement en faveur auprès d’Alexandre le Grand que ce roi ordonna par un édit que nul autre qu’Apelle ne tirât son portrait au naturel. Alexandre venait souvent à son atelier, où il dissertait parfois sur ce qu’il croyait savoir de la peinture. Mais Apelle disait plaisamment à Son Altesse de se taire, parce que les apprentis occupés à broyer les couleurs riaient entre eux de ce qu’il disait. Tant fut grand le crédit que le peintre Apelle eut auprès d’Alexandre, ce roi si emporté et qui ne souffrait rien de personne! Et Alexandre ne cessait de l’honorer beaucoup, d’après les propres paroles de Pline. [[4:suite: Apelle et Campaspe]]
, p. 181
Une action que je tiens pour très magnanime et dont sans doute aucun de nous n’eût été capable, c’est qu’Alexandre, ayant pour maîtresse une belle fille nommée Campaspe, laquelle il aimait tendrement, la montra toute nue à Apelle pour qu’il la peignît. Mais, s’étant aperçu qu’Apelle s’en était épris à son tour, il lui en fit présent. Magnanimité digne d’un noble esprit et plus admirable que toute sa puissance! Par ce seul fait Alexandre ne fut pas moins grand que par n’importe quelle de ses victoires, car non seulement il fit à ce maître que tant il estimait une nouvelle et insigne faveur, mais il lui sacrifia encore sa propre affection et son plaisir. Et celle qu’il aimait n’eut pas égard à quitter pour un peintre un Alexandre, empereur du monde entier.
, p. 132
Il arrive bien parfois que très peu de travail suffise à parfaire une œuvre de la manière que je dis ; mais c’est chose très rare, et le mieux est de la faire à force de travail, et qu’elle semble faire à la légère. Plutarque, en son livre De liberis educandis, raconte qu’un mauvais peintre montra ce qu’il faisait à Apelle, et lui dit : « Voici une peinture de ma main, que je viens de faire séance tenante ». À quoi Apelle répondit : « Ne me l’eusses-tu pas dit, j’aurais reconnu qu’elle était de ta main, et faite à la hâte. Et ce qui m’étonne, c’est que tu n’en fasses pas beaucoup de semblables chaque jour. »
, p. 130-132
Mais je veux à présent interroger maître Michel-Ange, pour voir si son opinion concordera avec la mienne. Voudrait-il me dire lequel vaut mieux : exécuter une œuvre à la hâte, ou la peindre à loisir ? Il répondit — Je vais vous le dire. Il est très bon et très utile de faire avec rapidité et dextérité toute chose. C’est un don dispensé par Dieu que de peindre en quelques heures ce qu’un autre met plusieurs jours à peindre. S’il en était autrement, Pausias de Sycione n’eût pas tant travaillé pour peindre à la perfection, en un seul jour, un enfant en un tableau. Celui qui, tout en peignant vite, ne laisse pas pour cela de peindre aussi bien que qui peint lentement, celui-là mérite qu’on le loue davantage. Mais si sa légèreté de main l’induit à outrepasser certaines limites qu’il n’est pas permis d’outrepasser, il ferait mieux de peindre lentement et avec plus d’application. Car un bon peintre n’a pas le droit de se laisser abuser par le plaisir de sa dextérité, si elle l’induit à se relâcher en quoi que ce soit ou à négliger le souci de la perfection, qui est ce qu’il faut toujours chercher. D’où je conclus qu’il n’est pas répréhensible de peindre un peu, ou même, s’il est nécessaire, très lentement, ni de consacrer à une œuvre beaucoup de temps et d’étude, s’il s’agit d’obtenir plus de perfection. Ne pas savoir peindre, voilà le seul défaut. Je veux vous communiquer, Francisco de Hollanda, un très grand secret de notre art. Peut-être ne l’ignorez-vous pas ; mais vous le tiendrez, je crois, pour des plus importants : ce pour quoi on doit le plus travailler et suer dans les œuvres de peinture, c’est pour faire, au prix d’une grande somme de travail et d’étude, une chose de telle manière qu’elle semble, en dépit de tant de travail, avoir été faite en quelque sorte à la hâte, sans le moindre travail, et tout à fait à la légère, encore qu’il n’en soit rien. — C’est là un précepte excellent. — Il arrive bien parfois que très peu de travail suffise à parfaire une œuvre de la manière que je dis ; mais c’est chose très rare, et le mieux est de la faire à force de travail, et qu’elle semble faire à la légère. Plutarque, en son livre De liberis educandis, raconte qu’un mauvais peintre montra ce qu’il faisait à Apelle, et lui dit : « Voici une peinture de ma main, que je viens de faire séance tenante ». À quoi Apelle répondit : « Ne me l’eusses-tu pas dit, j’aurais reconnu qu’elle était de ta main, et faite à la hâte. Et ce qui m’étonne, c’est que tu n’en fasses pas beaucoup de semblables chaque jour. » [[4:voir aussi Apelle et le peintre trop rapide]]
, p. 183
Mais, qui lira ces lignes ait présent à l’esprit que toutes ces œuvres et bien d’autres dont je ne dis rien, Apelle les peignait avec seulement quatre couleurs.
, p. 183-184
Aristide de Thèbes vécut au temps d’Apelle. Ce fut le premier qui peignit l’âme humaine et exprima tous les sentiments, que les Grecs appellent éthé, c’est-à-dire mœurs. Son coloris était un peu plus dur que celui d’Apelle. Une de ses peintures représentait un enfant qui, au milieu d’une ville saccagée, s’attachait au sein de sa mère, mourante d’une blessure. Et on distingue en cette peinture que sa mère, dont le lait est tari, craint en sa sollicitude que son fils ne tète du sang en place de lait. Alexandre le Grand emporta cette peinture à Pella, sa patrie. […] Entre maintes autres œuvres, il peignit un malade qui mérita des éloges sans fin.
(Troisième dialogue), p. 109-111
Maître Michel-Ange, dit alors Zapata l’Espagnol, ôtez-moi maintenant d’un doute. Je ne puis bien m’expliquer pourquoi les peintres ont parfois coutume de représenter, comme on le voit en maints endroits de cette ville, mille monstres et animaux fantastiques, les uns avec des visages de femmes et des nageoires ou des queues de poissons ; les autres avec des membres de tigres et des ailes ; d’autres avec des visages d’hommes. Pourquoi, en un mot, ces peintres peignent-ils ce qui leur plaît le mieux à peindre et ce qu’on a jamais vu au monde ? — Je vous dirai volontiers, répondit Michel-Ange, pourquoi ils ont coutume de peindre ce qu’on n’a jamais vu au monde, et combien pareille licence est raisonnable et conforme à la vérité. D’aucuns, les interprétant mal, soutiennent qu’Horace, le poète lyrique, visait à blâmer les peintres en écrivant ces vers : Pictoribus atque poetis/ Quidlibet audendi semper fuit aequa potestas : / Scimus et hanc veniam petimusque damusque vicissim. Pourtant ces vers ne sont nullement injurieux aux peintres, mais écrits, au contraire, à leur louange et en leur faveur, puisqu’ils signifient que peintres et poètes ont le pouvoir d’oser ; j’entends, d’oser ce qui leur plaît et ce qu’ils jugent préférable.
Et, ce pouvoir, ils l’ont toujours eu ; car toutes les fois qu’un grand peintre fait (ce qui arrive très rarement) une œuvre qui semble fausse et mensongère, cette fausseté apparente n’en est pas moins très conforme à la vérité. Et, s’il y mettait plus de vérité, c’est alors qu’elle serait mensongère ; car il ne fera jamais une chose qui ne puisse exister en son espèce. Il ne fera pas une main d’hommes avec dix doigts ; il ne peindra pas un cheval avec des oreilles de taureau ou une croupe de chameau, ni la patte d’un éléphant dans le même sentiment que celle d’un cheval ; il ne donnera pas au bras ou au visage d’un enfant la même expression qu’il donnerait à un vieillard ; il ne dessinera ni une oreille ni un œil un demi-doigt en dehors de sa place ; il ne lui est même pas permis de diriger à sa fantaisie la veine la moins apparente d’un bras. De telles choses sont très fausses.
Si cependant, pour mieux s’accommoder au temps et au lieu en une œuvre grotesque qui, sans cela, serait disgracieuse et fausse, le peintre vient à changer certains membres ou parties de quelques figures en d’autres, empruntés à une espèce différente ; si, par exemple, il transforme en dauphin la partie postérieure d’un griffon ou d’un cerf, ou en la figure qui lui conviendra leur partie antérieure ; s’il remplace leurs pattes par des ailes, n’hésitant pas à couper ces pattes si des ailes font mieux, ces membres qu’il aura changés, soient-ils de lion, de cheval ou d’oiseau, seront parfaits par rapport à l’espèce à laquelle ils appartiennent, et cette substitution, quelque fausse qu’elle paraisse, on ne peut que la déclarer bien inventée dans le genre monstrueux. Et lorsque, pour le délassement et la diversion des sens, comme pour la récréation des yeux mortels qui désirent parfois voir ce qu’ils n’ont jamais vu et ce dont l’existence leur semble impossible, le peintre introduit en une œuvre de ce genre quelques êtres chimériques, il se montre plus respectueux de la raison que s’il y introduisait, quelque admirable qu’elle soit, l’habituelle figure de l’homme ou celles des animaux.
C’est de ce sentiment qu’a pris licence l’insatiable désir de l’homme jusqu’au point de préférer parfois à un édifice décoré de colonnes, de fenêtres et de portes, tel autre édifice chimérique et grotesque, dont les colonnes sont faites d’enfants qui sortent de calices de fleurs, les architraves et les frontons de branches de myrte, et les portes de roseaux, ou d’autres éléments qui semblent tout à fait impossibles et hors de raison. Toutes fantaisies qui peuvent en arriver à être très belles, si elles sont l’œuvre d’un artiste intelligent.
(Dialogue troisième), p. 114-115
Mais l’artiste qui, voulant peindre un lièvre, devrait (comme le rapporte certain auteur) recourir à une inscription explicative pour distinguer le lièvre du chien qui le poursuit, celui-là, quoique ayant fait choix d’un sujet si peu mensonger, aurait peint, on peut le dire, une chose des plus fausses, et plus difficile à trouver parmi les œuvres parfaites de la nature qu’une belle femme avec une queue de poisson et des ailes.
, p. 187
Il y eut un peintre nommé Pireïcus qu’on ne saurait donner en exemple, et dont je ne sais s’il ne se fit pas tort à plaisir, car il s’adonna à d’humbles besognes et acquit beaucoup de gloire en ce genre peu glorieux. Il peignait, dans les boutiques des barbiers, des vases et des plats, et, dans celles des savetiers, des souliers et des bottes, avec tant d’art qu’on était tenté en entrant d’avancer la main pour les décrocher. Il peignait aussi des animaux, des oiseaux, des plantes et autres bagatelles, et, pour cette raison, on le surnomma Rhyparographos. Il ne savait pas peindre les figures, mais il se faisait mieux payer pour ces petites choses que la plupart des autres pour de grandes œuvres.
(Quarto Dialogo), p. 340
Ma digamos um exemplo de um grande rey ácerca da pintura.
Demetrio rey, tendo cercado a Rhodes pôs fogo á cidade, mas não d’aquella parte d’onde stava uma pintura de Protogenes ; e podendo tomar aquelle dia a cidade de Rhodes a deixou de tomar sómente por não queimar aquella pintura. Em aquelle tempo stava Protogenes pintando fóra de muros da cidade, em uma horta sua, mui junto do exercito d’el rey ; e nem por amor da guerra nem dos amigos soldados, deixava a obra que nas mãos tinha ; mas pintando mui seguramente stava. E trazendo-o soldados diante d’el rey Demetrio, lhe perguntava com que seguridade stava fora do muro da cidade ? Respondeu : « Porque eu sei que Demetrio tem a guerra com os Rhodianos, e não já com as boas artes. » E folgou el rey muito de poder conservar aquellas mãos de quem já tinha conservado e perdoado á obra. E pôs uma guarda de armados em sua guarda ; e vinha muitas vezes á horta do pintor, stando em sua casa, emquanto a cidade s** combatia, a ver o que fazia.
Dans :Protogène et Démétrios(Lien)
, Dialogues sur la peinture, p. 186
Mais citons l’exemple d’un grand roi au sujet de la peinture. Démétrius mit le feu à Rhodes qu’il tenait assiégée, mais non du côté où se trouvait une peinture de Protogène ; et, pouvant prendre la ville ce jour-là, il y renonça rien que pour ne pas brûler cette peinture. Pendant ce temps, Protogène était occupé à peindre dans le jardin qu’il possédait hors des murs, tout proche de l’armée du roi. Ni son amour pour sa patrie en guerre, ni son affection pour ses amis sous les armes n’étaient assez puissants pour lui faire abandonner l’œuvre qu’il avait en mains, et il continuait à peindre en toute tranquillité. Les soldats l’ayant amené devant le roi Démétrius, celui-ci lui demanda sous quelle sauvegarde il se trouvait hors des murs de la ville. « C’est que je sais, répondit-il, que Démétrius fait la guerre aux Rhodiens, et non pas aux beaux-arts. » Et le roi, heureux de pouvoir conserver ces mains dont il avait déjà conservé et épargné l’œuvre, le plaça sous la protection d’une garde de soldats. Il venait souvent au jardin du peintre et restait à le regarder pendant que ses troupes combattaient la ville.
, p. 185
À la même époque vivait Protogène, lequel fut très pauvre, à cause surtout de l’extrême perfection qu’il apportait à son art ; aussi ne gagnait-il guère. Il avait coutume de manger des choses très délicates et épicées pour ne pas s’alourdir l’esprit. Son art lui déplaisait ; toutefois il n’y pouvait renoncer. Il travailla beaucoup à peindre un chien qui ne semblât pas peint, mais vivant, et qui haletât et eût l’écume à la gueule. Mais, pour parfaite qu’il fît cette écume, il ne pouvait lui donner l’imperfection et l’irrégularité qu’il souhaitait, si bien qu’il lança de dépit contre son tableau l’éponge qui lui servait à nettoyer ses couleurs, et, ayant atteint le chien à la gueule, il réussit à faire ce qu’il cherchait, au lieu de gâter son travail. Comment, après cela, les modernes pourraient-ils égaler ces hommes pour qui peignait la Fortune elle-même ? Pareille chose arriva à un autre peintre qui voulait peindre l’écume d’un cheval.
, p. 178
C’est de lui[[5:Zeuxis.]] qu’était cette fameuse peinture d’un enfant portant sur sa tête une corbeille de raisins, si bien imités au naturel que les oiseaux descendaient vers eux. Mais il s’en plaignait, prétendant avec dédain que, si l’enfant eût été mieux peint que les raisins, les oiseaux, ayant peur de lui, se seraient gardés de becqueter les grappes.
, p. 108
Il me semble que les peintres de l’Antiquité ne se fussent pas contentés de vos salaires et de vos évaluations à l’espagnole. Et je crois bien qu’ils ne s’en contentèrent pas. Certains d’entre eux en usèrent, lisons-nous, avec une libéralité et une magnificence peu communes : convaincus qu’il n’y avait pas en leur patrie assez de richesses pour payer leurs œuvres, ils les donnaient généreusement pour rien, quoiqu’ils eussent dépensé à les faire leur temps, leur argent et le travail de leur esprit. C’est ainsi que firent Zeuxis d’Héraclée, Polygnote de Thasos, et d’autres. D’autres, d’humeur moins patiente, mutilaient et brisaient les œuvres qu’ils avaient faites à force de travail et d’étude, voyant qu’on ne les leur payait pas aussi cher qu’elles le méritaient. Tel certain peintre auquel César avait commandé un tableau. Il en demandait une si grosse somme d’argent que César (peut-être pour mieux jouer son rôle) se refusait à la donner. Ce peintre alors, saisissant le tableau, le voulait briser malgré sa femme et ses enfants qui l’entouraient, pleurant une pareille perte. Mais César le confondit comme il convenait à lui seul de le faire : il paya le double du prix demandé, disant au peintre qu’il était fou s’il espérait vaincre César.
, p. 177
Zeuxis d’Héraclée, peintre éminent, amassa d’immenses richesses grâce à la peinture, et, pour la glorifier, écrivit dans le temple d’Olympie son nom en caractères d’or. Plus tard, il se mit à donner gratuitement ses œuvres, les jugeant d’une valeur trop grande pour qu’on pût les acheter à un prix convenable. C’est ainsi qu’il donna aux Agrigentins une Alcmène qu’il avait peinte, et la figure d’un Satyre appelé Pan parmi les habitants de l’Arcadie. [[4:suite : Zeuxis Athlète]]