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TitreTraduction des XXXIV, XXXV et XXXVI livres de Pline l’Ancien, avec des notes
AuteursFalconet, Etienne
Date de rédaction
Date de publication originale1772
Titre traduit
Auteurs de la traduction
Date de traduction
Date d'édition moderne ou de réédition1773
Editeur moderne
Date de reprint

(t. I), p. 173

Calliclès a fait aussi de petits ouvrages. Caladès a peint également en petit, des sujets comiques. Antiphilus a travaillé dans l’un et l’autre genre ; car il a fait une très belle Hésione, Alexandre et Philippe avec Minerve, ouvrages qui sont dans l’École du Portique d’Octavia ; et dans celui de Philippe il y a de lui un Bacchus, un Alexandre enfant et un Hippolyte effrayé à la vuë du monstre que Neptune envoie contre lui ; dans celui de Pompée, un Cadmus et une Europe. Il peignit aussi une figure habillée ridiculement, à laquelle il donna le nom plaisant de Gryllus ; ce qui a fait appeler Grylli ces sortes de peintures.

Dans :Antiphilos et le Gryllos ; Calatès, Calliclès et les tableaux comiques(Lien)

(t. I), p. 164

Il a peint aussi un Alexandre le grand tenant un foudre ; la main et le foudre paroissent sortir du tableau (55). Cet ouvrage est dans le temple de Diane à Ephèse ; il a coûté vingt talens[[3:20 talens, 94000 livres.]] . Que les lecteurs se souviennent que tous ces tableaux furent peints avec quatre couleurs seulement. Celui-ci fut payé non pas au compte, mais à la mesure des pièces d’or (56).

Notes, p. 164 : (55) Tous les jours des gens qui ne sont pas connoisseurs disent, voilà un bras, une tête, qui sortent de la toile, parce que ces effets frappent les hommes, et qu’en cela chacun parle comme l’artiste. Il ne faut donc pas dire de cette description, qu’elle est vraiment faite par un homme de l’art, et que Raphaël ne se seroit pas exprimé autrement en parlant d’un tableau de Michel-Ange. Il y a des ocasions où l’on auroit quelque peine à discerner l’ignorant de l’artiste ; en voici un exemple. Un homme d’esprit voulant écrire sur l’art, non sans quelques prétentions, m’engagoit à voir les ouvrages dont il vouloit parler et à lui en dire mon avis ; et je le contentois. Que faisoit mon homme ? Il prenoit sa lorgnette et des témoins ; il alloit devant les tableaux répéter ce que je lui en avois dit et il écrivoit sur l’art. Ne voilà-t-il pas un connoisseur ? Ne l’a-t-on pas vu, ne l’a-t-on pas entendu raisonner comme un artiste ? Il savoit écrire et faisoit parfois des tirades qui valoient pour le moins les plus belles phrases de Pline. Il y a quelques années qu’il est mort, je ne jurerois pas qu’il n’eut laissé son manteau à quelque Elisée : le monde est plein de ces honnêtes ramasseurs des lambeaux du Parnasse.

(56) Que ce soit à la mesure, au poids, ou au compte, on sait qu’il n’y a guères à s’y tromper ; et que pour les gens du comptoir, l’erreur, quand il n’y en trouve, est de fort peu de chose. Pline en nommant la somme, ôte tout le mérite du procédé des Ephésiens.

Dans :Apelle, Alexandre au foudre(Lien)

(t. I), p. 163

Il fit un portrait d’Antigonus qui était borgne, et imagina le premier la manière de cacher les défauts d’un côté du visage, en le faisant de profil, afin que ce qui manquoit au visage parût plutôt manquer dans la peinture, et il ne montra que le côté qu’il pouvoit montrer tout entier (53).

Notes, t. I, p. 366-370 : (53) Ce n’étoit ni une invention ni une imagination nouvelle, puisque la peinture a dû commencer par des profils : ce n’étoit qu’une aplication faite à propos. Si on répétoit, si on écrivoit ce fait sur la foi de Pline, et qu’on y vit ce qu’il y voïoit, on répéteroit, on écriroit, on verroit une absurdité, et certainement on ne passeroit ni pour connoître l’histoire des progrès de l’art, ni pour saisir l’esprit de ses opérations. 

Lorsqu’après avoir dit inconsidérément qu’Apelles imagina le premier la manière de cacher les défauts d’un côté du visage, en le faisant de profil, Pline ajoute que l’objet d’Apelles était de faire voir qu’il manquoit plutôt quelque chose à la peinture qu’au visage d’Antigonus, ut quod corpori deerat, picturae potius deesse videtur, ne fait-il pas aller un peu trop loin la complaisance du peintre ? Ne ferme-t-il pas lui-même les yeux sur un usage qui pouvoit être pratiqué pour d’autres que pour des borgnes ? Paroît-il bien saisir d’ailleurs ce que l’artiste devait à son art ? Nous suposons aussi les égards qu’il avait pour la luscition[[3:J’ose me servir de ce mot tout latin qu’il est, et quoi qu’il n’ait pas encore acquis le droit de bourgeoisie dans notre langue, ainsi que de tant d’autres de sa famille qui s’y sont établis. C’est dommage : il est doux, il est expressif, il signifie l’état d’un homme dont la vue est affaiblie par la perte d’un œil ou autrement, et nous n’en avons aucun pour le remplacer ; j’ignore si quelque bon écrivain s’en est servi. Nous disons aveuglement, cécité, et point éborgnement, encore moins luscition ; quoique nous disions éborgner, aveugler. Persuadé de ces caprices inconséquents, nous nous plaignons avec justice de notre disette d’expressions ; et dès qu’un mot heureux vient s’offrir à nos besoins, nous crions au néologisme. Mais c’est aux grands écrivains à enrichir la langue et le Dictionnaire de l’Académie française.]]  du Prince Antigonus et ces deux vuës réunies, nous trouverons qu’Apelles a seulement fait ce qu’il devoit faire, et ce que tout autre eut fait à sa place, sans le faire mettre dans la gazette ; parce que raisonnablement c’était le seul parti qu’il y avoit à prendre.

Mais Pline au lieu de nous informer si Apelles n’avoit peint que ce portrait de profil, a mieux aimé donner à l’esprit ce qu’il réfusoit à l’exactitude. Il savoit pourtant que les médailles, les pierres gravées faites avant Apelles, réprésentoient des têtes de profil, sans qu’elles eussent encouru le blâme de manquer de la moitié du visage. Ne resulteroit-il pas encore de la sorte de concettino que Pline fait ici, que les prédécesseurs d’Apelles n’avoient peint aucune tête de profil, ou que s’ils en avoient peintes, on auroit pû leur reprocher qu’il manquoit quelque chose à leur peinture : reproche inévitable de quelque point qu’ils représentâssent les objets, puisque ce n’étoit jamais que d’un côté. Pline savoit que les profils n’étaient pas de nouvelle invention, ni conséquemment les portraits de profil, puisqu’il croïoit que 400 ans avant Apelles, Cimon en fût l’inventeur. Quintilien plus simple, raporte le même trait qu’il auroit pû brôder en sa qualité d’orateur ; il dit, Apelles fit le portrait d’Antigonus seulement de profil, afin de cacher la difformité de son œil : Apelles imaginem Antigoni latere tantum ostendit, ut amissi oculi deformitas lateret. (Instit. Orat. Lib. 2. cap. 13). Cela est raisonnable ; cela ne tire point à conséquence, et cependant cela n’est pas dit par un écrivain qui s’engage à donner des idées précises de l’histoire de l’art, au moins dans cet endroit-là ; car il en donne un abrégé fort succinct à la fin de son livre. Il semble donc que ceux qui après avoir à leur gré interprété et déguisé Pline, nous le mettent à un si haut prix, mériteroient au moins que nous leur disions, pour qui nous prenez-vous ? Mr. de Jaucourt a déposé dans l’Encyclopédie, au mot Cimon un préservatif contre ce mauvais raisonnement, lorsqu’il a dit, en copiant M. de Caylus ; dans le premier âge de la peinture, on ne représentoit encore les têtes que de profil ; cela est exact. Mais par inadvertance et en copiant Pline, il avoit écrit deux pages avant ; Apelles inventa l’art du profil, pour cacher les défauts du visage.

Dans :Apelle, le portrait d’Antigone(Lien)

(t. I), p. 162-163

Il fit des portraits si ressemblants, qu’Appion le grammairien a écrit à ce sujet un fait incroyable. Il dit qu’un de ces gens qui font métier de prédire d’après les traits du visage (et qu’on appelle métoscopes), avoit, sur des portraits de cet artiste, déviné les années de la mort, ou déjà arrivée ou future, de ceux qu’ils réprésentoient. Dans le temps qu’Apelles étoit à la suite d’Alexandre, il n’étoit pas bien avec Ptolémée. Sous le regne de ce prince une tempête l’ayant jetté à Alexandrie, ses envieux subornèrent un mauvais plaisant de la cour pour le faire inviter, comme de la part du Roi, à manger à sa table : il y alla : mais le Roi indigné lui montrant ceux qui faisaient les invitations de sa part, pour qu’il lui indiquât celui qui l’avoit invité, il prit un charbon éteint dans un foyer, et traça sur la muraille son portrait, de manière que le Roi dès les premiers traits, reconnut la figure de l’adroit imposteur.

Dans :Apelle au banquet de Ptolémée(Lien)

(t. I), p. 165

Il existe, ou il exista de lui, un cheval qu’il avoit peint pour un concours, dans lequel il apella du jugement des hommes à celui des quadrupèdes : car, s’apercevant que la brigue l’emportoit, il fit présenter à des chevaux les tableaux de tous ses concurrents, mais les chevaux ne hennirent qu’à la vue de celui d’Apelles, et depuis on a toujours vanté cette épreuve de son art (58)

Notes, t. I, p. 371-372 : (58) On vantoit donc de grandes puérilités, ou ces chevaux-là avoient tout ce qu’il faut pour être bons juges : ils connoissoient la justesse des proportions et de l’action, l’exactitude des formes, celle de l’expression, les finesses d’imitation, en un mot, tout ce qui distingue un ouvrage supérieur d’un bon ouvrage ; car les concurrents d’Apelles n’étoient pas de mauvais peintres, cum eadem aetate maximi pictores essent, dit Pline. Ce conte est raporté autrement dans Élien : c’est qu’il n’est qu’une des historiettes populaires dont on enrichit volontiers l’histoire des artistes, qui varient à mesure qu’elles s’éloignent, et selon les différents gazetiers qui s’en emparent. Je craindrois bien que les trois traits ou les cinq lignes d’Apelles et de Protogènes n’eussent été admirés par les artistes comme on a vanté le jugement des chevaux, et que l’un et l’autre ne vînt de personnes également dignes de foi. Les personnes qui répètent cruëment ces sotises et qui les écrivent, savent ou doivent savoir, qu’elles font hausser les épaules aux artistes. Elles ne prennent donc cette peine que pour le public ? Elles veulent donc que ce public soit stupide toutes les fois qu’il s’agira de l’art, d’en raisonner ou d’en vouloir juger ? Elles fournissent donc perpétuellement au public un nouvel aliment pour entretenir l’ignorance et la déraison ? Cela n’est ni beau ni honnête, Mr. de Jaucourt a été plus sage, il n’a pas raporté ce conte plat. Il est vrai que Mr. de Caylus le rejette ; mais il assure que Pline étoit sans doute trop éclairé pour en rien croire intérieurement. Mém. de l’Académ. tom. 25 p. 168. Ainsi quand un écrivain, quel qu’il soit, aura produit une méprise, une erreur, une contradiction, une absurdité, un fait ridicule ou faux, dans un ouvrage sérieux, on pourra dire que cet écrivain est trop éclairé pour en rien croire intérieurement ; et ce diction s’apellera un puissant moïen pour s’acheminer à la vérité et à la connaissance des procédés des artistes.

Dans :Apelle, le Cheval(Lien)

(t. I), p. 374-375

Je fais encore une observation, qui pour être d’une autre espèce, n’en montre pas moins, ce semble, la légèreté de Pline. Il dit qu’Homère a décrit le même sujet qu’Apelles avoit peint. Ce doit donc être Diane au milieu d’un chœur de vierges qui sacrifient ; Homeri idipsum describentis. Cependant Homère n’a traité nulle part ce sujet. Nausicaa fille d’Antinoüs, laquelle avec ses femmes va laver ses robes, n’est pas un sacrifice ; ce n’est pas cela même, idipsum ; ce n’en est pas non plus un équivalent assez précis pour qu’un écrivain exact puisse en faire une mêmeté, une parité avec le sujet du tableau d’Apelles.

Dans :Apelle, Diane(Lien)

(t. I), p. 161

Il avoit aussi une douceur honnête qui le rendit agréable à Alexandre, qui venoit souvent le voir dans son attelier ; car, comme nous l’avons dit, ce prince avoit défendu par une ordonnance que personne le peignît qu’Apelles. Cependant quand Alexandre dans son attelier raisonnoit sans connoissance sur son art, il l’engageoit avec douceur au silence, en lui disant que les enfants qui broyoient ses couleurs, rioient de ses propos : tant ses talents lui donnoient de pouvoir sur un roi d’ailleurs colère. (49) 

Notes, t. I, p. 49 :

Aléxandre, à qui la nature et l’éducation avoient donné tant de grandes qualités, lorqu’il vouloit raisonner des arts, s’en acquitoit de manière à faire rire les petits garçons qui broyoient les couleurs d’Apelles. L’artiste d’ailleurs doux, civil, poli, ne pouvoit s’empêcher de le faire remarquer à un prince qu’il aimoit, et qu’il devoit aimer au moins par réconnaissance. Combien de prétendus protecteurs et amateurs de tous rangs, moins heureusement nés, moins bien élevés qu’Aléxandre, et qui raisonnent et décident sur les productions des arts peut-être plus hardiment et moins judicieusement que lui, devroient craindre, d’après son exemple, de s’exposer à la risée des manœuvres des artistes : et combien d’artistes seroient en état de contribuer davantage à l’avancement des arts qu’ils professent, et qu’ils devroient respecter, si, au lieu de céder en aparence et de rire intérieurement des ridicules que se donnent les prétendus Mécènes, ils avoient la franchise adroite d’Apelles, qui put faire passer à un prince vain, fier, colère, l’assertion dure mais vraie, qu’il faisoit rire les manœuvres en raisonnant sur un art qu’il est difficile de rien entendre, s’en occupât-on uniquement. Ce n’est pas que des hommes honnêtes, quelque fois même des personnes de premier rang, ne montrent l’exemple contraire ; leur modération à bien raisonner et à donner des avis justes, est un charme qu’ils ajoutent à leur conversation et à leurs conseils. 

Que ce trait d’Aléxandre et d’Apelles soit vrai ou qu’il ne soit qu’un conte, il a cependant une moralité qui peut le rendre profitable. Il est surprenant que Bayle ne l’ait pas saisie, et qu’au contraire il ait eu, sur ce passage, un avis particulier. Il commence par fort mal traduire les paroles de Pline dont il raporte le latin. Pline dit, silentium comiter suadebat, il l’engageoit avec douceur au silence. Qui le croiroit ! Bayle traduit, taisez-vous ; et il trouve cela trop dur, trop grossier, et trop brutal pour l’attribuer à un peintre qu’on réprésente d’ailleurs comme un homme doux, civil et poli. Bayle a raison, mais ce sont les deux mots grossiers par lesquels il lui a plu de rendre les expressions honnêtes de Pline, qui font tout cela. Il faut être, comme l’observe ce savant critique, sur le pied de bouffon dans une cour, où avoir cette humeur bizarre et capricieuse que l’on voit assez souvent dans les artistes les plus consommés pour dire à un prince, et à un prince aussi mal endurant qu’Aléxandre, une grossiéreté de cette espèce. Voyez Bayle, article Apelles, rem. (D).

Dans :Apelle et Alexandre(Lien)

(t. I), p. 161-162

Malgré cela Alexandre fit voir, par un exemple très remarquable, combien il l’honoroit. Ce prince lui ayant ordonné de peindre nuë, à cause de sa beauté singulière, la plus chérie de ses concubines nommée Campaspe ; et s’étant aperçu qu’il en étoit pareillement épris, il la lui céda : trait de grandeur d’âme, d’empire sur soi même qui ne lui fait pas moins d’honneur que quelque victoire ; puisqu’il s’est vaincu lui même, et a cédé à l’artiste, non seulement son lit, mais encore son affection, sans aucun égard au sentiment qu’éprouvoit sa favorite, de passer en un instant des bras d’un roi dans ceux d’un peintre (50). Quelques-uns croyent qu’elle lui servit de modèle pour peindre sa Vénus sortant de la mer.

Notes, t. I, p. 362-363 : Comme ce procédé d’Aléxandre pouvoit être fort équivoque, et qu’il est vraisemblable que son amour pour Campaspe n’étoit pas le plus fort, il semble que Pline auroit pu mettre ici moins d’éloquence à chanter cette victoire. Mais qu’auroit-il répondu si on lui eût dit tout net, qu’Aléxandre n’étoit pas fort amoureux d’une fille qu’il prostituoit toute nuë devant un autre homme ? L’exemple de Candaule ne répondroit pas, parce qu’il prouveroit trop : c’étoit une si haute extravagance, qu’elle excuse en quelque sorte la punition de son auteur. Il s’agissoit, diroit Pline, de faire peindre cette fille nuë. On lui répondroit : Aléxandre n’en étoit donc pas fort jaloux ; ce qui affoiblit considérablement le sacrifice qu’il en fit. Peut-être cet acte de générosité n’étoit il au fond qu’un de ces traits de vanité fort compatibles avec son caractère, une satiété de l’instant, ou une bizarrerie dont il a aussi donné plus d’un exemple : suposition selon laquelle il n’y auroit eu rien à chanter. Je ne donne cette observation, que pour ce qu’elle peut valoir. Voyez cependant le Dictionnaire de Bayle, article Macédoine, rem. (H). Vous y trouverez que cette histoire, grace aux contradictions des écrivains qui la débitent, a contre elle plus d’une preuve d’invraisemblance. Vous y verrez aussi que Bayle, comme tout critique impartial, éclairé, et qui veut éclairer les autres, ne fait acception d’aucune autorité, d’aucune réputation : partout où il trouve des erreurs, il fait main basse ; et du sommet de sa virilité, il ne daigne pas même douter qu’il y ait au monde une foule de contradicteurs ignorants, déraisonnables ou fanatiques : les lecteurs conséquents lui suffisent. 

Dans :Apelle et Campaspe(Lien)

(t. I), p. 160-161

Apelles avoit une habitude à la quelle il ne manquoit jamais : c’étoit de ne laisser passer aucun jour, quelques affaires qu’il eût, sans s’exercer dans son art, en formant quelques traits : d’où est venu le proverbe, point de jour sans quelque trait. Quand il avoit fini un tableau, il l’exposoit dans la place à la vue des passans, et se tenant caché derrière, il écoutoit quel défaut on y remarquoit, préférant le jugement du public comme plus exact que le sien. On rapporte qu’il fut repris par un cordonnier d’avoir fait à une chaussure trop peu de courroies. Le même cordonnier, tout fier de voir le lendemain que le peintre avoit rectifié ce défaut, voulut critiquer une jambe ; Apelles indigné se montra et lui dit, qu’il n’avoit rien à juger au dessus du soulier : ce qui a également passé en proverbe. (48)

Notes, t. I, p. 354-360 : 

(48) Voilà une sortie un peu brusque pour un homme aussi doux, aussi poli que l’étoit Apelles. Le conte de ce sculpteur est fort bon, dont on a dit que « voulant prouver au peuple combien ses jugements sont faux pour l’ordinaire, il forma une statue suivant les avis qu’on lui donnoit ; puis en composa une semblable suivant son génie et son goût. Lorsque ces deux morceaux furent mis en parallèle, le premier parut éfroyable en comparaison de l’autre. Ce que vous condamnez, dit alors Polyclète au peuple, est votre ouvrage ; ce que vous admirez, est le mien. Voyez Encyclop. T. 14. p. 824. 

Ce trait m’en rappelle un autre plus moderne et moins connu ; on l’atribue à Salvator Rosa. Un grand fit apeler cet habile peintre pour lui proposer de faire un tableau. Ce grand étoit indisposé, et son médecin qui se trouva là, dit à Salvator de ne pas commencer qu’il ne lui eut donné ses idées. Rosa ne dit mot, mais dès qu’il vit l’Esculape se disposer à écrire l’ordonnance pour l’apothicaire, il courut à lui, le pria de s’arrêter et de ne rien écrire qu’il ne l’eut instruit des diférents ingrédiens qui devoient entrer dans cette médecine. Le médecin, comme de raison, se mit à rire, et le malade dit à Rosa : M. le Docteur sait mieux que vous ce qu’il me faut, puisqu’il est médecin et que vous êtes peintre. Je dois donc, répondit Salvator, savoir mieux que monsieur ce que je dois peindre, puisque je suis peintre et qu’il est médecin. Cet artiste avoir souvent la judiciaire excellente, mais il disoit aux gens des vérités un peu dures.

Si un artiste, lorsqu’il expose un ouvrage, avoit la foiblesse de s’indigner des jugements pitoïables du peuple, il seroit un homme inabordable depuis le matin jusqu’au soir. Il faut donc que l’artiste ait l’ame assez forte pour se mettre au-dessus de la bavarde ignorance, de la grosse inéptie, etc., etc. Il faut qu’il écoute tout, et que de cette fange il sache encore tirer quelques instructions : aurum colligat e stercore Ennii. On voit bien qu’il n’est pas question ici des avis éclairés, qui doivent être reçus avec d’autant plus de plaisir, qu’ils sont donnés avec jugement ; ne fussent-ils pas toujours justes, il faut les écouter et les aimer. Je connois un statuaire qui, s’il eût écouté la voix du peuple, n’eut présenté qu’un monstre efroïable aux yeux du public : tout lecteur qui n’est pas peuple, fait la diférence qu’il y a entre le peuple et le public

Ô Peuple ! Vous n’êtes pas sans doute celui que le peintre Parrhasius avoit si heureusement réprésenté ; mais quelque partie du globe que vous habitiez, êtes vous plus éclairé sur le fait des beaux-arts, que ne l’étoit la Grèce au tems de Polyclète ? Permettez-moi de vous le dire ; si on rassembloit, si on écrivoit vos jugements sur des ouvrages de peinture et de sculpture, et qu’on vous présentât ce chaos d’idées bizarres, vous en seriez efraïé. 

Voulez-vous voir comment on pourroit aprecier vos maîtres ? Voulez-vous jetter un coup d’œil sur la doctrine qu’il vous prêchent, et juger vous-même de leurs moïens de vous tromper ? Lisez ce qui suit ; je le copie dans le livre le plus utile qu’on ait jamais écrit sur cette matière chez aucune des nations de l’Europe. « Quand le public décide de la peinture, dit l’abbé Du Bos[[3:Voyez les Réflexions critique sur la Poësie et la Peinture, section 24. et suivantes. Quoique des guillemets anoncent les propres paroles de l’Abbé Du Bos, je n’ai pas copié le tissu entier de ses phrases, mais je n’en ai point détourné le sens. La section 22 fournit une autorité de cuisine assez divertissante pour la raporter. « Il est en nous un sens fait pour connoître si le cuisinier a opéré suivant les règles de son art. On goûte le ragout, et même sans savoir ces règles, on connoît s’il est bon. Il en est de même en quelque manière des ouvrages d’esprit et des tableaux faits pour nous plaire en nous touchant. » Si l’Abbé Du Bos a lu ceci à sa cuisinière elle aura été toute glorieuse de se trouver un beau matin connoisseuse en peinture, et de la façon de son maître.]], il porte son jugement sur un objet qu’il connaît en son entier, et qu’il voit par toutes ses faces (je lui en fais bien volontiers mon compliment). « Toutes les beautés et toutes les imperfections de ces sortes d’ouvrages sont sous les yeux du public. » (cela est vrai). « Rien de ce qui doit les faire louër ou les faire blâmer, n’est caché pour lui. » (Il a donc passé sa vie à étudier tous les objets que le peintre se propose de réprésenter. Il a donc sans cesse combiné, l’outil à la main, tous les moïens de parvenir à cette immensité de réprésentation). « Il sait tout ce qu’il faut savoir pour en bien juger. » (Nous avons des preuves parlantes de sa réussite à composer, soit en peinture soit en sculpture ; car c’est le jugement qui compose ; mais nous ne voulons pas les dire). Voilà ce que M. l’Abbé Du Bos apelle une raison sans réplique. Ecoutez encore.

« La plupart des gens du métier jugent mal des ouvrages pris en général, par trois raisons. La sensibilité des gens du métier est usée. » (Si cela étoit dit aux petites maisons, on auroit tort de s’en plaindre). « Ils jugent de tout par voie de discution. » (C’est-à-dire qu’ils mettent du sentiment dans un ouvrage, sans en avoir eux mêmes, et que la voie de discution est une preuve de mauvais jugement). « Enfin ils sont prévenus en faveur de quelque partie de l’art, et ils la comptent dans les jugements généraux qu’ils portent pour plus qu’elle ne vaut. » (Ces artistes-là sont donc aussi bornés que certains connoisseurs qui n’ont qu’un goût exclusif). Mr. Du Bos justifie sa proposition ainsi qu’il suit.

« C’est, dit-il, que les artisans (c’est son expression pour qualifier les peintres, les sculpteurs, les poëtes, les musiciens) qui sont nés avec du génie, sont en bien plus petit nombre que les autres (Ils ont cela de commun avec tous les hommes ; ainsi la découverte n’est pas neuve) et les artisans sans génie jugent moins sainement que le commun des hommes. » Notez qu’il acorde aux artistes de génie le droit de juger mieux que le commun des hommes : ainsi le génie doit nécessairement l’emporter : donc le commun des hommes, qui ordinairement n’a pas de génie, a plus de génie que l’artiste sans génie. Comment trouvez-vous cette logique ? S’il eut dit, un opticien borgne voit moins bien qu’un porteur de chaise qui a deux bons yeux, on n’eut eu rien à lui contester.

« Ainsi qu’un vieux médecin, dit-il encore, né tendre et compatissant, n’est plus touché par la vuë d’un mourant autant que l’est un autre homme qui n’exerce pas la médecine ; de même la sensibilité vient à s’user dans un artisan sans génie ; et ce qu’il reprend dans la pratique de son art ne sert le plus souvent qu’à dépraver son goût naturel, et à lui faire prendre à gauche dans ses décisions ; c’est ainsi qu’il est devenu insensible au pathétique des tableaux, qui ne font plus sur lui le même éffet qu’ils y faisoient autre fois. »

Voilà un littérateur, un homme d’entendement, de génie, qui confond étrangement les idées. Comment ne voit-il pas que la longue pratique du médecin lui fait de plus en plus connoître son art, comme l’exercice du peintre l’instruit d’autant plus de l’objet du sien. Pourquoi ne compare-t-il pas l’insensibilité du vieux médecin avec le nez du peintre qui s’acoutume à l’odeur des huiles ? Et pourquoi parler de la sensibilité émoussée par l’habitude de voir des malades, quand il s’agit de la science acquise par l’exercice ? Mais c’est d’un peintre sans génie dont il est question. Que ne lui compariez-vous donc un médecin sans génie. Votre peintre sans génie est d’ailleurs un ouvrier aussi infirme dans la poësie de l’art, que dans les jugements qu’il en peut porter, quoiqu’ils soient préférables à ceux d’un homme sans génie qui n’est pas peintre. Mais il est faux qu’un peintre, même sans génie, soit plus connoisseur en peinture à vingt ans qu’il ne l’est à quarante, dans quelque sens que vous preniez ses connoissances. Ne confondriez-vous pas le barbouilleur avec le peintre sans génie ? Ce n’est pas précisément la même chose. Vous avez donc mal choisi vos matériaux, et votre sillogisme pourroit bien être égal à rien.

Cette partie du livre de l’Abbé Du Bos est assez semblable à ce petit jeu qui donne à penser à ceux qui ne l’entendent pas. On leur fait retenir un nombre ; on leur fait doubler leur pensée ; on leur en fait ôter la moitié ; on leur fait retirer leur première pensée, et enfin on devine ce qui leur reste, sans qu’ils s’aperçoivent comment ce reste est tout juste la moitié de leur première pensée. Le peintre de génie juge mieux que le commun des hommes, et même que les hommes de génie qui ne sont pas peintres. Le peintre sans génie juge plus mal que les hommes de génie qui ne sont pas peintres. Falloit-il vingt ou trente pages pour dire cette vérité commune ? Et falloit-il y fourrer des arguments captieux ? 

Vous direz qu’ils sont si visiblement faux, que c’est tems perdu que de les faire remarquer, attendu que chaque lecteur, est en état de s’en apercevoir. Dites, certains lecteurs. L’écrivain a su envelopper l’opinion qu’il avoit intérêt de produire, et dont il pouvoit bien être persuadé lui-même ; et sous l’envelope d’une discution sans méthode, il a semé son ivraie ; tout passe ensemble, et tout lecteur ne s’amuse pas à disséquer un livre. Il passe ce qui le fâche ; il adopte ce qui le flate ; il ne sait pas au juste ce qu’il a lu ; le livre le fait penser ; celui-là surtout ; et l’idée certaine qui lui en reste est, qu’il sait mieux juger que l’artiste.

Vous trouverez que l’Abbé Du Bos fait un beau chapitre pour prouver que le jugement du public l’emporte à la fin sur le jugement des gens du métier. Il oublie sans doute de la meilleure foi du monde, que le jugement de Newton, homme du métier, l’a emporté à la fin sur le jugement d’Aristote et sur celui du public. Il oublie que plusieurs autres gens du métier dans tous les genres, ont seuls rectifié à la fin les jugements erronés du public, et que c’est ordinairement le jugement des artistes qui forme à la fin la voix du public.

Le livre de l’Abbé Du Bos est un très bon fond pour un artiste ou tel autre vrai connoisseur qui voudroit se charger de l’examiner, montrer en quoi il peut être utile à l’art, prouver qu’il y a çà et là des sophismes propres à perpétuer la race des faux connoisseurs, et bien développer que le résultat de cet ouvrage est le découragement des artistes. Le sujet est neuf, au moins n’ai-je encore vu que balbutier ceux qui l’ont joué ou critiqué, rélativement à la peinture et à la sculpture : je ne parle que de cela. Mais aussi j’ai entendu quelques-uns de ses lecteurs nous dire poliment que l’attention de l’artiste se porte toute entière sur l’exécution méchanique ; mais que pour eux, ils savent juger de la pensée, de l’expression, du sujet, du fond de la chose. Et puis faites des ouvrages où il y ait de la pensée, de l’expression, un sujet, un fond de la chose pour vous entendre dire innocemment que vous savez faire tout cela sans savoir en juger ; à peu près comme M. Jourdain faisoit de la prose.

Dans :Apelle et le cordonnier(Lien)

(t. I), p. 159-160

On sait ce qui arriva entre lui et Protogènes. Celui-ci demeuroit à Rhodes ; où Apelles étant venu, avide de connoître par ses ouvrages un homme qu’il ne connoissoit que par sa réputation, il alla d’abord à son atelier. Protogènes étoit absent, mais il y avoit sur le chevalet une grande tablette que gardoit une vieille femme. Cette vieille lui dit que Protogènes étoit sorti, et lui demanda qui elle diroit qui étoit venu. Le voici, dit Apelles ; et prenant un pinceau, il traça avec de la couleur une ligne (un trait) d’une extrême finesse sur le tableau (46). Protogènes de retour, la vieille lui dit ce qui s’étoit passé. On raporte que l’artiste, ayant examiné la finesse de la ligne, dit qu’Apelles étoit venu, que lui seul étoit capable d’avoir exécuté quelque chose d’aussi parfait : qu’aussi-tôt dans cette même ligne il en traça une encore plus fine avec une autre couleur, et dit à la vieille femme en sortant, que si le même homme revenoit, elle la lui fît voir, en lui ajoutant, que c’étoit là celui qu’il cherchoit. La chose arriva : Apelles revint, et honteux de se voir surpassé, il coupa les deux lignes avec une troisième couleur, de manière à ne plus rien laisser à faire à la délicatesse de la main. Protogènes s’avouant vaincu, courut en diligence au port chercher le nouvel arrivé. On a jugé à propos de conserver à la postérité cette planche qui a fait l’admiration de tout le monde, mais sur tout des artistes. J’ai ouï dire qu’elle fut brûlée dans le premier incendie du palais de César, sur le mont Palatin. On l’a admirée pendant tant de siècles, quoiqu’elle ne contînt autre chose que des lignes qui échappoient à la vue, et qu’elle parut comme vuide au milieu de plusieurs autres ouvrages : mais c’étoit par cela même qu’elle atiroit l’attention, et qu’elle étoit plus renommée que tout autre morceau.

Notes, t. I, p. 349-354 : 

(46) Le Père Hardouin, dans ses notes sur ce passage, prétend, qu’il faut bien se garder d’imaginer que c’étoit une ligne semblable à celles de géométrie qui ont de la longueur sans largeur ; il dit, que c’étoit un trait de pinceau. Le Père Hardouin ne devoit pas craindre qu’on s’y méprît, atendu qu’on ne coupe pas deux fois dans sa longueur une ligne sans largeur : mais que signifie un trait de pinceau ? C’est toute la question. Ce trait d’une extrême finesse ne réprésentoit rien, ou il réprésentoit la forme de quelque objet naturel. Au premier cas, ce n’étoit qu’une adresse de la main, semblable à celle qui a produit le fameux O du Ghiotto ; mérite qui sans être méprisable, n’a jamais été regardé que par le Pape Benoît IX comme la preuve du talent d’un grand peintre, puisqu’assurément Ghiotto ne l’étoit pas, et que sa réputation, presqu’oubliée, n’a jamais aproché, même de fort loin, de celle d’Apelles. Au second cas, Pline se serait exprimé de la manière la plus triviale, comme un homme à qui les procédés de l’Art sont absolument étrangers. Car une ligne, ou un trait d’une extrême finesse sur le tableau, lineam summae tenuitatis per tabulam, seroit une façon de parler fort plate (il faut quelquefois nommer les choses par leur nom) de la part d’un connoisseur, s’il s’agissoit du profil d’une tête, par exemple : de la part d’un artiste, elle n’auroit pas le sens commun ; parce qu’il auroit loué deux peintres précisément comme il auroit fallu qu’il louât deux maîtres à écrire. Mais Apelles et Protogènes s’étoient donc reciproquement donné la louange d’un maître à écrire ? Montrez-moi, ou dites-moi ce qu’ils ont tracé sur cette tablette, et je vous répondrai. Si pourtant vous me pressiez trop, je vous dirois : ce n’étoit si bien qu’une adresse de la main, que Protogènes ne fit autre chose que suivre le milieu du trait qu’Apelles avoit tracé, et qu’ensuite Apelles fit une trace dans le milieu du trait qu’avoit fait Protogènes, quelque chose que réprésentât le premier trait. Si vous ne voulez pas croire que ce soit cela, donnez de meilleures preuves de ce que c’étoit : mais en atendant que vous les ayez trouvées, souvenez-vous que l’absurdité d’un conte doit empêcher les hommes de sens de le répéter sérieusement.

Si deux peintres fameux eussent fait un joli petit tour d’adresse avec leur pinceau, qu’on me l’eût dit, et que j’eusse été leur Pline, je me serois bien gardé de l’écrire. Mais s’ils eussent fait quelque chose d’aussi beau que singulier, et que pris à gauche, cela eût pu diminuer la grande idée qu’on auroit eu de leur talent ; je l’aurois si clairement raporté, qu’on ne s’y fût pas trompé. J’aurois aussi pensé que le vaisseau devant être atendu, Apelles pouvoit être anoncé ; que la vieille domestique ne connoissant pas ce peintre, il étoit aussi aisé à Protogènes de le deviner par les nouvelles du port, que par le trait de pinceau : l’un ne pouvoit-il pas le conduire naturellement à l’autre ? En un mot, avant de copier un vieux conte, je l’aurais examiné sous toute ces faces, afin qu’une de ses parties ne rendît pas l’autre incroïable.

(47) Des lignes, des traits qui échapoient à la vuë, lineas visum effugientes ; une planche qui paroissoit vuide, qui étoit admirée, sur-tout des artistes, sont des choses si inconcevables pour les artistes mêmes qui ont le plus de connoissance des ouvrages et des procédés des Anciens, qu’il faut convenir que Pline a voulu nous donner une énigme, ou qu’il a mal entendu son auteur grec, ou qu’il a parlé d’une chose dont lui-même n’avoit aucune idée distincte. Car enfin, que ce fût une ligne, un trait, un contour comme on dit en peinture, ç’auroit été non seulement la légèreté de sa main, mais surtout la beauté de la forme que les artistes eussent admirée ; l’adresse de la section ne devoit pas les toucher autant. Encore une fois, si cela en valoit la peine, et que ce ne fût pas de simples lignes qui ne réprésentoient rien, il falloit le dire clairement. Un connoisseur ou un artiste, n’eussent pas été obscurs ; ils eussent dit ce que les artistes admiroient.

Cette lutte d’Apelles et de Protogènes est fort originalement raportée dans le 12 tome de l’Encyclopédie, parge 264 : on dit que c’est d’après Pline ; il eut été plus exact de dire que c’est d’après Mr. Le Comte de Caylus, tom. 19 des Mém. de l’Acad. Quoiqu’il en soit, voici les paroles de Mr. de Jaucourt ; c’est au lecteur à juger.

« On sait qu’Apelles et Protogènes travaillèrent ensemble à un tableau, qui fût conservé précieusement. Ce tableau avoit été regardé comme un miracle de l’art. Et quels étoient ceux qui le considéroient avec le plus de complaisance ? C’étoit des gens du métier ; gens en éffet plus en état que les autres de sentir les beautés d’un simple dessein, d’en apercevoir les finesses, et d’en être afectés. Ce tableau, ou si l’on veut, ce dessein, avoit mérité de trouver place dans le Palais des Césars. Pline, qui parle sur le témoignage des personnes dignes de foi qui avoient vu ce tableau avant qu’il eût péri dans le premier incendie qui consuma le palais du temps d’Auguste, dit, qu’on n’y remarquoit que trois traits, et même qu’on les apercevoit avec assez de peine : la grande antiquité de ce tableau ne permettoit pas que cela fut autrement ».

Ensuite, après avoir remarqué que M. Perrault avoit eu tort de ne compter que trois lignes, on lui prouve très bien que selon la mauvaise opinion qu’il avoit des Anciens, et en vertu des sections qui avoient réfendu ces trois lignes, il falloit en compter cinq ; et l’on conclut ainsi, une telle méprise dans une chose de fait, n’est que trop propre à faire sentir l’erreur de ceux qui cherchent sans cesse à rabaisser le mérite de l’Antiquité. Aparenment que Pline, qui parle ici comme M. Perrault, cherchoit à rabaisser le mérite de l’Antiquité, ou du moins qu’il en fournissoit les moïens à d’autres. Aparenment que Mr. de Jaucourt, qui compte aussi trois traits ou lignes comme M. Perrault, cherche à rabaisser le mérite de l’Antiquité[[3:J’avouë cependant que je n’ai vu nulle part dans le Parallèle des Anciens et des Modernes que M. Perrault ait compté trois lignes. Il est vrai que je ne connois que la seconde édition ; la première peut être différente : si je la rencontre, j’y regarderai par pure curiosité.]]. Aparenment que cinq lignes ou trois traits que deux peintres ont fait pour se divertir, prouvent le mérite de la peinture des Anciens. Aparenment que cette manière de raisonner et de traduire les Anciens est fort propre à rélever le mérite de l’Antiquité. Je ne sais si elle prouvera bien celui des Modernes, mais toujours est-il certain qu’elle est une preuve du désir que Mr. de Caylus avoit de ne trouver chez les anciens artistes que des traits de sublimité, et dans ceux des anciens qui ont écrit de l’art, que les plus grandes connoissances. Il faut pourtant convenir que dans le tome 25, Mr de Caylus est un peu revenu sur le compte de Pline, et qu’il ne trouve plus qu’il fût un aussi grand connoisseur. C’est avoir fait un pas du côté de la vérité dont on ne sauroit tenir trop de compte à la bonne foi et aux nouvelles lumières de Mr. de Caylus. 

Il y a maintenant à Vienne un Juif à qui il ne manque autre chose que d’être peintre et aussi grand peintre qu’Apelles : il en a déjà toute l’adresse et la légèreté de la main. Ce Juif écrit pour vivre, un sonnet sur la tranche d’une feuille de papier à letres batuë très mince, et il vend cette frivolité surprenante un ducat : cependant les historiens n’en disent pas un mot, et l’artiste a du pain tout au plus : mais il doit être bien consolé quand il lit le 11e Numero du chapitre 10. Livre 35 de Pline, et qu’il voit de loin la postérité s’agenouiller devant son sonnet lequel vaut bien les lignes d’Apelles et de Parrhasius. Et ce moine du dernier siècle devoit être un peu plus fier, quand après avoir fait d’un trait de plume un cercle parfait, il y campoit du même jet un point tout juste au centre. On croit sans ôser l’assurer que plusieurs personnes fort adroites de la main, en pourroient faire autant.

Dans :Apelle et Protogène : le concours de la ligne(Lien)

(t. I ), p. 158-159

Ce qui l’a principalement distingué, quoiqu’il y eut de très grands peintres de son tems, c’est une grâce particulière dans ses ouvrages. En même tems qu’il admiroit ceux de ses confrères, et qu’il leur donnoit à tous les louanges qu’ils méritoient, ils disoit qu’il leur manquoit une grâce (que les Grecs appellent Charita) ; qu’ils avoient tout le reste ; mais que pour cette partie il n’avoit point d’égal. [[4:suite : Apelle nimia diligentia]]

Dans :Apelle supérieur par la grâce(Lien)

, t. I, p. 165

Il a peint aussi ce qu’on ne peut peindre ; le tonnerre, les foudres, qu’on apelle Bronté, Astrapé, Ceraunobolias (59).

Notes, t. I  p. 373 : (59) Dans nos siècles où nous n’ôsons nous comparer à Apelles, ces choses ne passent pas pour merveilleuses ; et loin d’être régardées comme ce qu’on ne peut peindre, elles ne sont estimées qu’autant que l’imitation en est portée au plus haut dégré de perfection.

M. de Jaucourt a judicieusement observé sur ce passage, que la peinture devoit être bien resserrée dans les grands effets de la nature avant Apelles, si elle lui a l’obligation dont parle Pline. Encyclop., tom. 12. pag. 255. Comme il échappa des vérités à l’heure où on y pense le moins !

J’ai beau relire cet endroit dans le texte, il ne m’a jamais été possible d’y découvrir le sens que M. de Caylus y donne. Il assure, tom. 15 p. 167 des Mém. de l’Acad. que Pline dit lui-même qu’il ne faut pas prendre à la lettre ce passage, pinxit et quae pingi non possunt. Je confesse mon ignorance, je n’y ai rien vu de semblable. M. de la Nauze que Pline ne pouvoit pas consulter, voit le bruit du tonnerre dans tonitrua fulgetraque. Si toutes ces manières de voir et d’entendre ne sont pas justes, et si elles sont un motif de plus pour me corriger, elles ont aussi l’avantage d’être un objet de consolation pour moi, si j’ai commis et laissé des fautes.

Dans :Apelle et l’irreprésentable(Lien)

(t. I), p. 159

[[4:suit Apelle grâce]] : Il se donna encore un autre éloge, en admirant un tableau de Protogènes d’un travail immense, et d’un fini excessif (45) ; car il dit que tout étoit égal du reste entre lui et Protogènes, ou même supérieur chez celui-ci, mais qu’il avoit sur lui un avantage ; c’est que Protogènes ne savoit pas quitter un ouvrage : précepte mémorable, que trop de soin est souvent nuisible.

Notes, t. I, p. 348-349 : (45) Ce tableau de Protogènes pourroit bien être le Ialise. Si c’est lui ; l’observation d’Apelles confirme dans l’opinion que cet ouvrage, qui fut sept ans à faire, étoit d’une exécution très servile, et beaucoup plus le fruit de la patience et de la peine, que celui de l’art et du génie ; ce qui jette au moins un doute sur le mérite absolu de Protogènes, quel que fût le tableau. Être trop longtemps sur un ouvrage, est tout autant le défaut d’un peintre médiocre, que celui d’un habile homme. Un soin trop opiniâtre énerve la meilleure production ; et c’est souvent une très grande faute, que de mettre trop de tems à vouloir ôter toutes ses fautes ; nocere saepe nimiam diligentiam. Il y a un dégré de perfection au-delà duquel on fait perdre à son ouvrage sa vigueur naturelle ; on l’use, on le réduit en langueur. L’autre excès n’est pas moins un grand défaut ; et ce qui résulte de ces deux façons d’opérer, est un fruit verd ou un fruit desséché.

Dans :Apelle et la nimia diligentia(Lien)

, Notes (numéro t. I) , p. 368-369

[[8:voir aussi Apelle Vénus anadyomène]] (54) Bayle a fort bien montré que Pline manque ici d’exactitude, et qu’il multiplie les êtres sans nécessité, en faisant d’un seul morceau deux tableaux de Vénus qu’Apelles laissa imparfaits. (Voyez son article Apelles rem (I)). Quoiqu’il en soit de ce tableau ou de ces tableaux, Pline avoit oui dire que Campaspe servit de modèle pour la Vénus Anadyomène ; Athénée avoit aussi oui dire que c’étoit Phryné : d’où il résulte que la plupart de ces historiettes reçues de main en main, sont ou fausses ou incertaines ; ce qui n’empêche pas quelques écrivains d’assurer chacun de leur côté, que la chose s’est passée comme ils vous le disent. Campaspe et Phryné étant contemporaines, aurait pu toutes deux servir de modèle pour un même tableau ; et du reste il est fort indifférent que ce soit l’une ou l’autre. Ce n’est pas cependant que le sujet ne soit digne du savantissime Docteur Chrysostome Matanasius.

Dans : Apelle, Praxitèle et Phryné(Lien)

(t. I), p. 163-164

Auguste consacra dans le Temple de César son père, la Vénus sortant des ondes, nommée Anadyomène, tableau célébré par des vers grecs tels, qu’en surpassant l’ouvrage, ils l’ont illustré. Le bas de cette figure ayant été endommagé, on ne put trouver personne pour le raccomoder, en sorte que ce dommage même tourna à la gloire de l’artiste. Ce tableau périt de pourriture ; et Néron en substitua un autre à sa place, de la main de Dorothée. Apelles avoit commencé une autre Vénus à Cos qui auroit surpassé cette première, mais la mort envia la perfection de l’ouvrage, et personne ne se trouva qui voulût l’achever en suivant l’ébauche déjà formée (54).

Notes, t. I, p. 368-369 : (54) Bayle a fort bien montré que Pline manque ici d’exactitude, et qu’il multiplie les êtres sans nécessité, en faisant d’un seul morceau deux tableaux de Vénus qu’Apelles laissa imparfaits. (Voyez son article Apelles rem (I)). Quoiqu’il en soit de ce tableau ou de ces tableaux, Pline avoit oui dire que Campaspe servit de modèle pour la Vénus Anadyomène ; Athénée avoit aussi oui dire que c’étoit Phryné : d’où il résulte que la plupart de ces historiettes reçues de main en main, sont ou fausses ou incertaines ; ce qui n’empêche pas quelques écrivains d’assurer chacun de leur côté, que la chose s’est passée comme ils vous le disent. Campaspe et Phryné étant contemporaines, aurait pu toutes deux servir de modèle pour un même tableau ; et du reste il est fort indifférent que ce soit l’une ou l’autre. Ce n’est pas cependant que le sujet ne soit digne du savantissime Docteur Chrysostome Matanasius.

Dans :Apelle, Vénus anadyomène (Lien)

(t. I), p. 374

(59) Cela posé, nous voyons au n°15 du même chapitre, qu’Apelle n’a dû la grande célébrité de sa Vénus Anadyomène qu’à quelques petits vers, lesquels selon Pline, l’emportoient sur le tableau qu’ils ont illustré : versibus Graecis tali opere, dum laudatur, victo, sed illustrato : cette fois-ci l’éloge est un peu mince. Il serait cependant possible à toute rigueur qu’Apelles eut fait un tableau faible, et si faible en comparaison de ses autres ouvrages, que des vers très bien faits eussent mérité la préférence. Mais je demande comment il est possible qu’un tableau soit d’une assez grande beauté pour qu’il ne se trouve aucun peintre assez téméraire pour oser l’achever ; qu’il soit au point d’exciter à l’envi l’émulation des poëtes ; et que pourtant ce tableau soit inférieur aux cinq jolies petites épigrammes de l’Anthologie rapportées dans la note du Père Hardouin sur ce passage ? N’oublions pas que c’est de la belle Vénus sortant des ondes, de ce chef-d’œuvre de l’art, dont il est question.

Dans :Apelle, Vénus anadyomène (Lien)

, p. 374

[[8: voir aussi Apelle Venus anadyomène]] (59) Cela posé, nous voyons au n°15 du même chapitre, qu’Apelle n’a dû la grande célébrité de sa Vénus Anadyomène qu’à quelques petits vers, lesquels selon Pline, l’emportoient sur le tableau qu’ils ont illustré : versibus Graecis tali opere, dum laudatur, victo, sed illustrato : cette fois-ci l’éloge est un peu mince. Il serait cependant possible à toute rigueur qu’Apelles eut fait un tableau faible, et si faible en comparaison de ses autres ouvrages, que des vers très bien faits eussent mérité la préférence. Mais je demande comment il est possible qu’un tableau soit d’une assez grande beauté pour qu’il ne se trouve aucun peintre assez téméraire pour oser l’achever ; qu’il soit au point d’exciter à l’envi l’émulation des poëtes ; et que pourtant ce tableau soit inférieur aux cinq jolies petites épigrammes de l’Anthologie rapportées dans la note du Père Hardouin sur ce passage ? N’oublions pas que c’est de la belle Vénus sortant des ondes, de ce chef-d’œuvre de l’art, dont il est question.

Dans :Apelle, Vénus inachevée(Lien)

(t. I), p. 166

Aristides de Thèbes fut son contemporain et le premier qui peignit l’ame et les sentiments (60), ce que les Grecs apellent Ethe (les caractères) ; il exprima aussi les troubles de l’esprit. Il a fait le tableau qui réprésente une mère mourante dans le sac d’une ville, et son enfant qui, en se traînant, aproche de sa mamelle pour tetter. La mère paroît sentir et craindre qu’il ne suce le sang au lieu du lait déjà tari (61). Alexandre avoit transporté ce tableau à Pella dans sa patrie.

Dans :Aristide de Thèbes : la mère mourante, le malade(Lien)

(t. I), p. 376-378

(60) Avant Apelles et Aristides on n’exprimoit donc ni les passions ni les sentiments ? La peinture, quelque bien qu’elle fût d’ailleurs, manquoit donc de ce qui en fait le principal mérite, les caractères ? Ainsi que deviennent ces expressions que Timanthes avoit épuisées sur tous les personnages du sacrifice d’Iphigénie, 50 ou 60 ans avant Apelles et Aristide ? Et que dites-vous de ces différentes passions que Parrhasius avoit réprésentées 60 ans avant Aristides dans son tableau du Peuple d’Athènes assemblé ? Car vous remarquerez que Pline est ici fort clair, et qu’il dit net qu’Aristides fut le premier qui représenta les passions de l’ame que les Grecs appellent ἤθη. Is omnium primus animum pinxit, et sensus hominis expressit, quae vocant Graeci ethe. Or, vous savez que l’ἤθος signifie les passions, l’humeur, le génie, le penchant, l’inclination, la disposition, le caractère, les mœurs, les habitudes, le naturel. Voudriez vous me dire si ce n’est pas précisément tout cela que Parrhasius avoit à réprésenter dans son tableau du peuple d’Athènes ? Voulez-vous que Pline ait seulement dit qu’Aristide réussissoit mieux que ses prédécesseurs dans l’expression des passions ? Il en résultera que Parrhasius n’y réussissoit pas parfaitement, quoique vous ayez dit le contraire, pag. 262 tom. 12 de l’Encyclopédie. Avouez Messieurs que Pline pourroit beaucoup mieux raisonner de l’art, et que vous ne l’aviez pas lu avec assez d’attention quand vous avez imprimé qu’il écrivoit de la peinture comme un artiste qui auroit eu son génie.

(61) Pline parle ici comme parlent tous les hommes d’esprit et de sentiment lorsqu’ils sont vis-à-vis d’une expression attendrissante ; c’est ce qu’il ne faut pas confondre avec les vraies notions de l’art. Si Pline parle du tableau d’Aristides, comme Rubens auroit pu faire d’un tableau de Raphaël, il seroit ridicule d’en conclure que les mêmes paroles signifiassent les mêmes connoissances. Je sais que Racine est pur, qu’il est tendre ; Mr. de Voltaire le sait aussi ; nous l’avons dit certainement plusieurs fois tous deux. Je sens et je puis exprimer par un mot de sentiment quelques unes de ses beautés. S’ensuit-il que je me connoisse en poésie dramatique et en littérature autant que Mr. de Voltaire ? Il reste encore à savoir si Pline avoit vu le tableau, ou s’il répétoit ce qu’il en avait lu ou entendu dire.

Cette note serait finie si je ne venois de jetter les yeux sur un volume de l’Encyclopédie, ce monument immortel à tant d’égards, où je retrouve une description du tableau d’Aristides, qui m’attendriroit peut-être autant que l’ouvrage même, si elle ne me présentoit à la fois deux idées dont l’une empêche l’autre de produire son effet. Si je suis porté à la sensibilité par le sujet du tableau, l’infidélité du moderne descripteur détruit le sentiment où j’allois me livrer. Voici la description que vous trouverez encore plus amplifiée chez l’abbé Du Bos.

« Pline à sa manière, c’est-à-dire comme Rubens auroit pu faire d’un tableau de Raphaël, Pline, dis-je, parle avec les couleurs d’un grand maître d’un tableau où le célèbre Aristide de Thèbes avoit représenté, dans le sac d’une ville, une femme qui expire d’un coup de poignard qu’elle a reçu dans le sein. Un enfant, dit-il, à côté d’elle se traîne à sa mamelle, et va chercher la vie entre les bras de sa mère mourante : le sang qui l’inonde ; le trait, qui est encore dans son sein, cet enfant que l’instance de la nature jette entre ses bras ; l’inquiétude de cette femme sur le sort de son malheureux fils qui vient, au lieu de lait, sucer avidement le sang tout pur ; enfin le combat de la mère contre une mort cruelle ; tous ces objets réprésentés avec la plus grande vérité, portoient le trouble et l’amertume dans le cœur des personnes les plus indifférentes. Ce tableau étoit digne d’Alexandre ; il le fit transporter à Pella, lieu de sa naissance. »

Cela est écrit avec autant de goût et de choix d’expression, que Pline en auroit mis lui-même, s’il eût autant parlé du tableau d’Aristides ; mais le mot DIT-IL, a tout gâté ; il a découvert la forte envie, le projet tenace de faire trouver Pline un juge supérieur des ouvrages de l’art. Ce moïen ne seroit pas à la vérité des plus sûrs comme on vient de le voir plus haut ; mais il pourroit bien n’y en point avoir de meilleurs. C’est même un trait de modestie, en suposant que l’infidélité ne pût être reconnuë, que d’avoir dit, Pline parle de ce tableau avec les couleurs d’un grand maître. Le tableau d’Aristides par Mr. de Jaucourt ou l’abbé Du Bos n’en est pas moins attendrissant. Qu’on nous donne toujours Pline de cette façon ; mais les loix préscrites à un traducteur exact ne lui laissent pas la même liberté, quelque envie ou quelque talent qu’il en eût. On lit avec plaisir dans le 12e tome de l’Encyclopédie, page 255, Empruntons la traduction de M. l’abbé Du Bos : elle est faite avec autant de goût et de choix d’expressions, que Pline en a mis en parlant d’un tableau d’Aristide. Cette traduction est celle du mariage d’Aléxandre et Roxane dans Lucien. Je dis que cet éloge se lit avec plaisir, parce qu’on est bien sûr qu’il n’est point un renvoi à la belle description française du tableau d’Aristides que je viens de rapporter, qui se trouve deux pages après la traduction de l’abbé Du Bos, et qui est beaucoup moins de Pline que de M. le chevalier de Jaucourt. Voici le latin de Pline : Huius pictura est, oppido capto ad matris morientis ex volnere mammam adrepens infans : intellegiturque sentire mater et timere, ne emortuo lacte sanguinem lambat.

Dans :Aristide de Thèbes : la mère mourante, le malade(Lien)

(t. II), p. 230-231

M. Moses dit : Il est décidé que la peinture ne s’occupe pas uniquement des objets qui sont visibles par eux-mêmes ; les pensées les plus subtiles, les idées les plus abstraites peuvent être exprimées sur la toile et rapelées à notre mémoire par des signes invisibles. C’est en cela que consiste le grand secret de tracer l’ame avec Aristides et de peindre pour l’esprit. J’avois donc bien raison de soutenir que tout le but de l’artiste n’est pas de représenter, dans un sujet limité, les beautés qui opèrent sur nos sens ; puisqu’il est décidé que la peinture ne s’occupe pas UNIQUEMENT des objets qui sont visibles par eux-mêmes.

On ne voit pas bien pourquoi le peintre Aristides est donné pour exemple, lorsqu’il s’agit des idées les plus abstraites et des pensées les plus subtiles exprimées sur la toile. Aristides fit des sujets simples, dans lesquels il fut le premier, dit Pline, qui peignit l’âme ; primus animum pinxit. Il exprima les passions, les sentiments, les caractères ; et pour les exprimer il n’avoit pas besoin de traiter d’autres sujets que ceux que nous lisons dans Pline ; une Mere mourante et son enfant auprès d’elle, un Combat, des Chasseurs, Biblis, Bacchus et Ariane, un Poëte tragique, un Vieillard qui enseigne à un enfant à jouer de la lyre, et un Malade : voilà à peu près tout ce que nous connoissons des ouvrages de ce peintre ; et ces sujets-là ne presentent aucune pensée subtile, aucune idée abstraite[[3:Si Aristides fut le premier qui peignit les passions, les sentiments, les caractères, l’ame en un mot ; il est certain que la leçon de Socrate à Parrhasius, rapportée par Xénophon et qu’on peut voir dans une des notes sur Pline, n’est ni un conte ni une plaisanterie ; qu’il faudroit être un peu plaisant pour l’imaginer ; et qu’ainsi dans la 108e Olympiade, les peintres grecs ne savoient pas encore peindre l’ame. Ce seroit donc une vaine prétention, que celle de vouloir suposer dans leurs ouvrages les affections de l’âme avant cette date. On voit aussi ce que deviennent les expressions prodigieuses de l’Iphigénie de Timanthe : ce peintre étoit en réputation 60 ans avant Aristides.]]. Il est vraisemblable, en éffet, qu’il s’occupoit beaucoup moins d’abstractions et de subtilités, que du grand sécret de tracer l’ame ; aussi ne faut-il pour cela qu’une âme sensible et les sujets les plus simples ; l’exemple d’Aristides aurait donc pu se rencontrer plus heureusement.

Dans :Aristide de Thèbes : la mère mourante, le malade(Lien)

(t. I), p. 148

On convient également, que sous Candaule, roi de Lydie, le dernier des Héraclides, qu’on a aussi nommé Myrsilus, on paya au poids de l’or un tableau de Bularchus qui représentoit le combat des Magnètes, tant la peinture étoit déjà honorée.

Dans :Bularcos vend ses tableaux leur poids d’or(Lien)

(t. I), p. 189-190

Dibutade de Sicyone, potier de terre, a le premier inventé l’art de faire, à Corinthe, des portraits en argile par le secours de sa fille. Amoureuse d’un jeune homme qui partoit pour un voyage, elle renferma dans des lignes l’ombre de son visage marquée sur une muraille à la lumière d’une lampe. Son père apliqua dessus de l’argile et en fit un modèle qu’il fit cuire avec ses autres copies.

Dans :Dibutade et la jeune fille de Corinthe(Lien)

(t. I), p. 187

Il y a eu aussi des femmes qui ont peint. Timarète fille de Micon, a fait une Diane : ce tableau, d’une peinture très ancienne, est à Éphèse. Irène fille et élève du peintre Cratinus, a peint une fille qui est à Éleusine : Calypso, un vieillard et le charlatan Théodore : Alcisthène, un danseur : Aristarète fille et élève de Néarchus, a fait un Esculape. Lala de Cyzicène qui est toujours demeurée fille, a peint à Rome du tems de la jeunesse de M. Varron, au pinceau et sur l’ïvoire avec le poinçon. Elle a fait surtout des portraits de femmes ; elle a peint à Naples une vieille dans un grand tableau : elle s’est aussi peinte elle-même devant un miroir. Personne n’a peint si vite qu’elle ; et d’ailleurs elle peignoit si bien, que ses portraits se vendoient beaucoup plus cher que ceux des peintres les plus habiles en ce genre qui vivoient de son tems, savoir Sopolis et Dionysius, dont les tableaux remplissent les salons (87). Il y eut aussi une certaine Olympias, dont on ne sait autre chose, sinon qu’elle eut pour élève Autobule.

Notes, p. 416-417 : Sans vouloir déprimer ni dépriser les ouvrages de Lala perpetua virgo, ne se pourroit-il pas que la rareté des vrais talens chez les femmes contribuât un peu à la cherté de leurs ouvrages ? Les talens semblent acquérir un nouveau prix entre les mains d’un sexe qui sait mettre de l’intérêt jusques dans les choses même les plus communes. Aussi Pline paroît-il ne laisser aucun doute sur la principale raison de cette cherté, quand il dit que les portraits des plus habiles peintres vivans étoient beaucoup moins bien païés que ceux de Lala. Ce n’est pas que de nos jours une Rosa-Alba, et peut-être quelques autres, n’ayent été d’un vrai mérite. Nous avons même une Sculpteur, qui, si elle continue, pourra tenir une place honorable entre les artistes habiles ; et le prix de ses ouvrages ne sera point dû seulement au sexe et à la singularité, car elle est seule, mais à leur propre mérite. M. Rousseau a eu raison de dire dans le cinquième livre de son Émile, que les femmes à grands talens n’en imposent jamais qu’aux sots ; qu’on sait toujours quel est l’artiste ou l’ami qui tient le pinceau. Il a eu raison s’il n’a voulu parler que de ces femmes qui à tant d’autres faussetés ajoutent encore celle-ci, et s’il a suposé des exceptions à cette règle générale. Mais lorsqu’il ajoute, quand une femme auroit de vrais talens, ses prétentions les aviliroient, a-t-il la même exactitude ? On ne conçoit pas trop comment de vrais talens seroient avilis par la prétention de les avoir, quand on les a légitimement acquis par des études laborieuses. Les talens de Rosa-Alba ont-ils été avilis ? Son nom ne sera-t-il pas toujours précieux et célébré dans l’histoire des beaux-arts ? C’est que la vertu et l’honnêteté peuvent s’allier dans l’un comme dans l’autre sexe, quand la mauvaise éducation n’a pas vicié une bonne organisation. Les femmes en général seroient honnêtes, si nos coutumes, nos travers, nos exemples ne les pervertissoient. Mais que diroit le philosophe rigoureux s’il voyoit Mademoiselle Collot modeler son buste et en travailler le marbre, et que ce modèle et ce marbre fussent beaux ? Il ne désaprouveroit pas les justes prétentions de notre jeune artiste ; il feroit bien mieux, il les encourageroit.

Dans :Femmes peintres(Lien)

, Préface, p. VII-XLIII

Nous n’avons point de traduction suportable de Pline en français : la seule complette qui existe de du Pinet, est aussi infidèle que mal écrite. La version des six livres par Pierre de Changi, et son sommaire des seize premiers livres, sont inconnus aujourd’hui ; les trois livres que Durand a traduits, ne sont qu’une paraphrase inexacte, et par conséquent, peu propre à donner une idée juste de l’auteur. On ne doit pas compter quelques passages de Pline, bien ou mal entendus, que M. le comte de Caylus a donnés dans les Mémoires de l’Académie. M. de la Nauze, qui a lû Pline en littérateur et en savant prévenu, n’a pas mieux réussi dans le même recueil. Si vous êtes seulement artiste, vous n’entendez pas un auteur latin ; si vous êtes seulement littérateur, vous n’entendez pas un écrivain qui a traité des beaux-arts ; et si vous n’êtes ni l’un ni l’autre, il y a beaucoup moins à parier pour la réussite. Mais l’artiste qui cultive les belles-lettres, ne pourroit-il pas espérer de rendre la pensée de l’auteur quelquefois assez juste ?

C’est ainsi qu’on a cru devoir hasarder une traduction entière des endroits où Pline a parlé de la sculpture. Des citations isolées ne satisfont pas un lecteur qui veut être instruit ; il lui faut l’ensemble : il veut comparer. Il verra donc par cette traduction, s’il est bien vrai que Pline a écrit de la peinture comme auroit pu faire un homme de l’art, qui auroit eu son génie.

D’ailleurs, comme l’objet du traducteur n’a pas été de faire connoître le stile de Pline, mais la valeur de ses jugements sur les arts dont il parle, on s’est moins ataché à l’élégance qu’à la fidélité, et l’on n’a pas prétendu faire passer la fleur, le coloris de son pinceau, dans une traduction. Quelque charme qu’il y ait dans la manière d’écrire de cet auteur, il faut cependant convenir que le sujet de ces trois livres n’a pas toujours le même intérêt, qu’il y a des endroits secs, et qu’une liste de noms et un catalogue d’ouvrages, ne sont pas susceptibles de beaucoup d’agrémens dans le discours : encore n’ôse-t-on se flatter d’avoir partout compris le sens de Pline ; surtout dans les endroits où il paraît avoir sacrifié la clarté de la pensée au tour épigrammatique de l’expression ; ce qui n’est pas dit pour se ménager une ressource dans les endroits où on n’aura pas entendu Pline avec toute l’exactitude et la clarté possibles. On avoue au contraire, que le défaut d’érudition a pu produire aussi des contresens ; mais les vrais savans, dont on respecte les lumières, n’atendent pas de la part d’un artiste, des connoissances qui leur sont réservées : pourvu qu’il ne se soit pas trompé dans les endroits sur lesquels portent ses observations, il passera, sans rougir, condamnation sur tout le reste. Car il est bon d’avertir que pour ces endroits-là, il a pris plus particulièrement les précautions nécessaires à un homme qui est fort éloigné de vouloir se fier à lui seul. L’édition qu’on a suivie, est celle du Père Hardouin, qui passe, jusqu’à présent, pour la plus correcte, quoique peut-être défectueuse encore[[3:Paris 1741.]].

Comme on n’a eu intention que de relever les principales erreurs, celles qui influent essentiellement sur le progrès de l’art, on a aidé dans quelques endroits l’expression de Pline, afin de lui sauver au moins quelques absurdités : peut-être aussi l’ignorance où l’on est de certains usages anciens, a-t-elle été cause qu’il nous paroissoit absurde. On a cru devoir aporter la même atention, quand des termes, sans doute fort clairs dans sa langue, obscurs, impropres ou déplacés dans la notre, se sont rencontrés ; on a traduit alors comme il aurait pu s’exprimer en françois.

[…] Quelques éloges qu’on puisse donner à Pline, et qu’il mérite à beaucoup d’égards, il n’y a personne qui ne sente que l’exécution de son ouvrage est au-dessus des forces d’un seul homme, en fît-il son unique occupation. Mais il s’en faut que cet écrivain laborieux[[3:Erat acre ingenium, incredibile studium, summa vigilentia (Plin. Jun. Ep. 5. l. 3)]] aît pu donner, à son Encyclopédie, tout le tems, tous les soins, et toute l’étude que demande une aussi vaste et aussi difficile entreprise. Il avoue au contraire, qu’il ne s’en est occupé que la nuit, de tems à autre, pour ainsi dire à ses heures perdues, et sans déranger ses affaires[[3:Subscripvisque temporibus ista curamus, id est, nocturnis, ne quis vestrum putet his cessatum horis. (Praef. ad Vespasianum)]] ; on sçait aussi qu’il faisoit ses extraits à table, dans le bain et dans ses voyages.

Mais n’eut-il fait que le livre qui nous reste, son projet de constater l’état des sciences, des arts, de toutes les connoissances possibles, et d’en rassembler les notions abrégées dans un corps d’ouvrage, suppose, sinon un écrivain de génie, au moins une ame honnête et sensible. S’il a rapporté presque indistinctement toutes les sottises populaires de son temps, c’est une preuve de sa candeur et de sa crédulité. S’il n’a pas prévu que dans le nombre de ses sottises il y en avoit dont les conséquences étoient funestes au bon ordre et à l’honnêteté, on ne peut l’excuser jusqu’aux dépens de son jugement ; surtout ayant eu la modestie de ne regarder lui-même sa compilation légère, que comme un livre propre à amuser le petit peuple, les gens de la campagne, les ouvriers et les oisifs[[3:Humili vulgo scripta sunt, agricolarum, opificumque turbae, denique studiorum otiosis. (Praef. ad Vespasianum)]]. Il devait donc en retrancher les chapitres où la lubricité, l’avortement, l’empoisonnement sont enseignés sans détour ; et ces trois récipés continuent de se vendre publiquement chez les libraires de toutes les nations policées. On peut même les dédier au dauphin.

Mais quoique fort éloigné de prendre son aveu à la lettre, et qu’au contraire on y voie l’homme supérieur à son ouvrage, on trouve cependant que cet aveu est vérifié en plusieurs endroits dans les livres qui traitent de la peinture et de la sculpture. Si ces livres ont induit en erreur une infinité de personnes fort éclairées dans toute autre partie que celle des beaux-arts, si en les lisant elles ont cru que Pline étoit un grand connaisseur, ce n’est pas entièrement à lui qu’il faut s’en prendre ; il n’y a pas toujours donné lieu, puisqu’assez souvent, il a eu l’attention d’avertir qu’il copioit les écrits des artistes mêmes. S’il a trop souvent mal vu et mal raisonné, c’est qu’alors il ne les entendait pas, qu’il ne consultait personne, ou qu’il copiait des écrivains, qui eux-mêmes n’avaient pas consulté les artistes. Il n’y a guères de littérateurs à qui la même chose n’arrive en pareil cas, surtout lorsque, comme notre auteur, ils ne font qu’effleurer les sujets qu’ils ont entrepris de traiter. Souvent on a de l’esprit, du goût, du génie même, et l’on croit avoir des connoissances universelles et intimes de chaque science et de chaque art.

Pline ne s’est engagé à parler de la peinture et de la sculpture que par occasion. Il traitoit des terres, des métaux, et de leurs propriétés ; et, par d’assez longues digressions, il a parlé des beaux-arts ; le détail qu’il en fait est, en quelque sorte, un hors-d’œuvre, dont son ouvrage pourroit se passer, et qui ne s’y trouve qu’en vertu du compelle intrare. Il fait un reproche et rend un hommage à Démocrite qui méritoit sans doute l’un et l’autre, et lesquels pourroient bien tous deux être applicables à Pline. Plut à Dieu, dit-il, que Démocrite eut été touché de cette baguette, puisqu’il assuroit qu’elle a la vertu de modérer les trop grands parleurs. Il est certain que c’était d’ailleurs un homme intelligent, très utile, et qui n’a erré que par un violent désir de sécourir les mortels.[[3:Utinam eo ramo contactus esset Democritus, quoniam ita loquacitates immodicas promisit inhibere. Palamque est, virum alias sagacem et vitae utilissimum, nimio juvandi mortales studio prolapsum (l. 28 c. 8 f. 9).]] Si l’ouvrage de Pline est le dépôt le plus précieux des connoissances de l’Antiquité, la partie qui traite des beaux arts est encore, avec toutes ses fautes, un monument recommendable, puisqu’on ne trouve point ailleurs la plupart des choses qu’elle contient. Mais cette partie n’ayant pas encore été jusqu’ici fort exactement appréciée, on peut regarder l’attention qu’on y apporte aujourd’hui, comme le premier examen qui en ait été fait, relativement à nos arts. […]

S’il arrivoit que les miennes[[5:mes notes.]] scandalisâssent les admirateurs outrés de Pline et de l’Antiquité, je leur déclare que, j’ai eu seulement en vue de déférer à ce qui m’a paru la vérité, sans m’inquiéter de ce qui ne serait que l’humeur du pédantisme, ou la ténacité de la prévention. J’ai cru aussi que le prononcé de l’érudition n’était pas une autorité pour un artiste, lorsqu’il s’agit proprement de son art, et lorsque ce prononcé ne s’accorde ni avec l’esprit, ni avec les principes de ce même art.

En supposant que les notes sur Pline eûssent quelque justesse, les délicats pourraient croire que les formes en sont inusitées, le ton trop décidé ; qu’il y faudroit plus d’hésitation et de défiance de soi-même ; qu’une posture suppliante disposeroit mieux ceux que la critique peut regarder, à la bien recevoir. Cette manière de voir et de juger est, sans contredit, fort honnête, et M. Philinte assurément n’aurait pas mieux prêché un fort joli jeune homme qu’il aurait voulu pousser dans le monde ; mais l’expérience montre tous les jours que ce sermon ne seroit qu’un vieux conte, auquel les hommes de sens ne voudroient pas croire. […] Disons donc notre pensée à notre manière, si nous croyons qu’il puisse en résulter quelque bien. Si au lieu d’une critique sage et profitable, il ne nous en revenoit que des invectives, nous ne leur donnerions que l’attention qu’elles pourroient mériter, et nous n’en serions pas moins en garde contre le préjugé, la prévention, et surtout contre les personnalités offensantes : permis à qui voudra s’en charger, de penser et d’agir autrement.

Quant à l’accusation triviale d’avoir ôsé mettre la main à l’encensoir en relevant les fautes d’un auteur ancien et presque universellement admiré, on laisse à la foible antiquomanie cette petite considération : on prétend regarder l’idole avant de s’agenouiller, et porter ailleurs ses adorations, si elle n’est qu’un vain simulacre. Il est temps de déchirer le voile qui cachait des phantômes antiques, et d’autant plus vénérés qu’on les connaissait moins. Admirons la grandeur des Anciens quand il en ont, et méprisons la pédanterie qui croit mettre leurs défauts hors de la portée de notre vue[[3:L’abbé Terrasson nous disoit, « Je traduis le texte de Diodore dans toute sa turpitude. » Il nous en lisoit quelquefois des morceaux chez M. de la Faye ; et quand on rioit, il disoit, « Vous verrez bien autre chose ». Il étoit tout le contraire de Dacier. (Quest. Sur l’Encyclop. 4e part. page 314) Voilà un traducteur bien hardi. Voyez un peu comment il parle d’un auteur révéré pendant 18 siècles.]]. […]

Mais pourquoi vouloir se singulariser en cherchant des défauts ? C’est la ressource de ceux qui, incapables de produire, s’en vengent sur les endroits foibles des bonnes productions. Pourquoi ne pas parler de Pline comme tant d’habiles gens en parlent ? Au moins le gros des lecteurs continueroit d’aplaudir, sans rien vérifier. Si le tyran Hiéron, ou Ptolémée Philadelphe vivoient aujourd’hui, ils diroient, depuis mille-sept-cent ans que Pline est mort, il a illustré plusieurs écrivains ; que ne moissonnez-vous les mêmes lauriers ? Car ces deux rois se servaient, dit-on, de cette logique. Voici ma réponse.

Si je n’ai pas parlé de Pline comme tant d’habiles gens, c’est que je ne l’envisage pas par les côtés qu’ils le voient ; que ce n’est pas mon affaire de l’examiner sur autre chose que sur la peinture et la sculpture ; et qu’en allant au-delà, je tomberois dans le défaut que je reproche à d’autres. Si d’habiles gens d’ailleurs dans d’autres matières, ont cru le bien voir de ce côté-là, et si je ne le vois pas comme ils l’ont vu, cette différence dans nos jugements provient de la différence des connoissances acquises dans les arts sur lesquels ils parlent. Pour ceux qui sont réduits à ne voir que par les yeux d’autrui, et qui veulent catéchiser d’après les dogmes erronés de leurs maîtres, la découverte des erreurs de leur guide pourra les remettre sur la bonne voie. Ainsi la crainte de se singulariser par l’examen des endroits où Pline montre qu’il connoissoit peu l’art, seroit gratuite ; elle tendroit même à retarder dans le public le progrès de la connoissance de ce même art ; connoissance qui est autant le fruit de la sainte critique, qu’elle peut l’être de la vue des beaux ouvrages. Il n’y a que la pratique qui l’emporte sur ces deux moyens de devenir connoisseur : les seuls initiés connoissent à fond les mistères. Retranchons cependant les mauvaises branches, l’arbre pourra devenir plus grand aux yeux mêmes de ceux qui ne savent pas manier la serpette, et continuons de parler à ceux que les préjugés, la présomption, l’ignorance, ou la pusillanimité n’empêchent pas de raisonner juste. Ceux-là verront bien que l’objet ici n’est pas de vouloir se singulariser. […]

Ainsi, on a usé du droit incontestable, pour ne pas dire, comme Pline le jeune, du droit exclusif, accordé à chacun dans sa profession ; celui d’examiner, même de juger des ouvrages qui en traitent[[3:De pictore, sculptore, fictore nisi artifex judicare potest (Plinius Junior, Ep. 10 lib. I).]]. […] On se croit fondé à penser aussi, qu’il convient principalement aux artistes et aux vrais connoisseurs de juger de la plupart de ces notes. Si, dans quelques-unes, il se trouvoit des discussions qui ne fussent que littéraires, le jugement de ces discussions appartiendroit aux littérateurs. Mais on a eu soin de se tenir le plus qu’il a été possible dans les bornes de son sujet.

Dans :Fortune de Pline(Lien)

(t. I), p. 173-174

Il ne faut pas non plus priver de l’honneur qu’il mérite, le peintre Ludius qui du tems d’Auguste imagina le premier de peindre les murailles d’une manière fort agréable, en y réprésentant des maisons de campagne, des portiques, des paysages, des bois, des bosquets, des collines, des étangs, des cascades, des fleuves, des rivages, suivant le goût de chacun : y joignant des figures variées de plusieurs espèces ; des gens qui se promènent, ou qui navigent, ou qui vont aux maisons de campagne sur des ânes, ou dans des voitures. On voit pareillement dans ses originaux, des personnages occupés à pêcher, à prendre des oiseaux, à chasser, ou à vendanger : on y voit des personnes distinguées qui ont fait la gageure de passer sur leurs épaules des femmes à travers un endroit marécageux, qui se trouve à l’entrée d’une maison de campagne, qui glissent et qui tremblent pour leur charge. On y trouve enfin plusieurs autres sujets très agréablement et très finement inventés. Il a aussi imaginé de peindre, dans des promenades en plein air, des ports de mer, qui font un effet très agréable à la vuë, sans beaucoup de dépense.

Dans :Ludius peintre de paysages et la rhopographia(Lien)

(t. I), p. 31

Myron, né à Euleuthérie et disciple d’Agélade, se distingua beaucoup par sa Vache : elle fut chantée par des vers devenus célèbres ; car la plupart des gens tirent leur célébrité, plutôt du génie des autres que du leur propre (21).

Notes, t. I, p. 80-81 : (21) Les raisons sur lesquelles on apuïoit les éloges prodigués de cette Vache, sont une marque bien sensible de la légèreté de ses juges ; et l’inatention des modernes à examiner la valeur de ces mêmes éloges, est une légèreté plus grande encore. On n’avoit que deux ou trois mots à se dire : il falloit se demander si les veaux, les taureaux et les autres bêtes qui venoient se tromper à cette réprésentation étoient connoisseurs ? S’ils pouvoient en apercevoir les beautés ? Si un mauvais pigeon de plâtre qui en attire d’autres au colombier, est un pigeon bien sculpté ? Si un chien qui court après une vieille peau de lapin empaillée, court après un lapin d’une forme bien naturelle ? Voilà quelques-unes des questions qu’il falloit se faire, avant d’admirer parce que d’autres avoient admiré. Un chien grossièrement peint sur une planche découpée et placée avantageusement, pourra tromper d’autres chiens ; montrez à ces mêmes chiens qui s’y seront laissé tromper, un très beau tableau où des chiens et des chiennes sont bien groupés, ils ne les distingueront pas ; si vous faites la même épreuve en sculpture de ronde-bosse, vous obtiendrez la même réussite ; mais faites approcher quelques bêtes que ce soit devant le plus beau bas-relief, elles y verront un corps quelconque et ne le discerneront pas ; si ce bas-rélief réprésentoit des chiens, vous pourriez voir vos chiens prétendus connoisseurs, pisser dessus avec aussi peu de façon que s’ils pissoient contre un mur. Cela veut-il dire que la vache de Myron fut un mauvais ouvrage ? Non ; mais cela dit que si elle eût été exécutée en bas-rélief, les veaux ne seroient pas venus pour la têter et les taureaux pour la caresser. Cela dit qu’on n’eut pas écrit tant de folies en beaux petits vers grecs, si on eut réfléchi davantage. Cela dit aussi et le prouve, que la foule des modernes reçoit sans jugement les contes absurdes que la foule des anciens leur débite. Lancelot de Pérous n’est pas resté dans cette foule quand il a dit, gli animali non si rissentono al coito solamente per la vista, ma per lo moto, per l’odore, par la voce ; farfalloneffi quanto vuole Plinio e chi che sia, etc.

On a oublié de dire où et comment cette vache étoit placée. Étoit-elle sur la terre au milieu d’un champ, comme l’Hercule qui étoit, dit Pline, posé par terre, sans honneur, inhonorus, devant le portique des Nations ? Il n’est guères croyable qu’un aussi rare chef-d’œuvre n’ait pas eu au moins un pied-estal ; et s’il en avoit un, comment les veaux venoient-ils pour y têter et les taureaux pour autre chose ? C’est là, au reste, une discussion trop oiseuse pour que je veuille ajouter un volume à Chrysostome Matanasius.

Cependant, pour ne pas rester en chemin sur une preuve déjà fort avancée, ne négligeons pas un exemple remarquable dans l’Antiquité, mais dont on fait peu d’usage. Pausanias raconte vers la fin de son 5e livre, que deux statues de chevaux, posées sans doute par terre, dans l’Altis, produisoient des effets surprenans sur les chevaux entiers qui passoient auprès. Ce n’étoit qu’à grands coups de fouet qu’on parvenoit à leur faire quitter la partie, quoique leurs pieds glissassent sur le bronze. Ceux qui contoient ces tentatives amoureuses à Pausanias, lui disoient que les étalons n’étoient attirés que par la vertu de l’Hippomanes infusé dans le bronze, ce qui les rendoit plus furieux que si ç’eût été la plus belle vivante. L’expérience ayant fait disparaître les prétendues vertus que les anciens attribuoient à l’Hippomanes, il résulte seulement de cette histoire, ou de ce conte, que dans une des parties les plus chaudes de la Grèce, des chevaux entiers ont vu la figure de leur semblable, se sont échappés, en ont voulu faire l’usage où les poussoit l’ardeur de leur tempérament, et que de médiocres chevaux de bronze, qui d’ailleurs avoient la queuë coupée, ne devoient pas à leur beauté particulière, la vivacité de ces caresses, mais seulement à leur configuration à peu près semblable au naturel. Quand les poëtes ont feint Pasiphaé placée dans une vache de bois de la façon de Dédale, et recevant les ataques d’un taureau, ils ne suposoient pas que ce très ancien et très médiocre statuaire, eût fait un chef-d’œuvre ; ils ne suposoient de chef-d’œuvre que dans la monstrueuse fureur des combattans. De même l’orgasme seul des galans éfrénés qui sailloient ce bronze de l’Altis, le leur faisoit prendre pour une cavalle. On sait que des mâles et des femelles de plus d’une espèce, éteignent quelquefois leurs feux avec moins de vraisemblance. Mais suposé que cette histoire et tant d’autres pareilles dont nous n’avons la rélation par aucun témoin oculaire, soit vraie ; suposé aussi qu’elle soit fausse ; il résultera toujours que si Pausanias qui la croïoit, eut connu le bronze en fusion, il n’auroit pas porté sa crédulité jusqu’à imaginer que l’Hippomanes conservât sa vertu dans le feu de nos fourneaux. Pline qui écrivoit sur la foi d’autrui, et qui est incomparablement moins exact que Pausanias, a fait une cavalle de ces deux chevaux effigiem equae ; mais il n’a pas manqué de croire aussi, que l’Hippomanes conservoit la force de son venin en le jettant dans le bronze en fusion (l. 28 c. 11 f. 19). On contoit mille sornettes à ces savans, et ils avoient plutôt fait de les écrire que de les vérifier.

Dans :Myron, la Vache(Lien)

(t. I), p. 185

Néalcès, une Venus : cet artiste avoit de l’invention et de la finesse dans son art ; car peignant un combat naval entre les Égyptiens et les Perses, et voulant faire entendre que c’étoit sur le Nil, dont l’eau est semblable à celle de la mer, que ce combat s’étoit donné, il fit voir par une épisode ce que l’art ne pouvoit rendre, en peignant un âne qui buvoit sur le rivage et un crocodile qui le guettoit (84).

Notes, p. 411-412 : (84) Avec plus d’exactitude et de connoissance Pline auroit dit sur quel plan du tableau, et à quelle distance du combat étoient cet âne et ce crocodile. Il nous eût mis par ce moïen en état de juger de l’invention et de la finesse de Néalcès ; car si le Nil n’étoit pas débordé, si les deux animaux étoient vers le lieu du combat, il n’y avoit point de vraisemblance, parce que le Nil dans son lit n’est pas plus large que la Tamise ne l’est à Londres, et que les vaisseaux et le bruit des combattants auroient fait peur à l’âne et au crocodile ; alors l’invention et la finesse auroient prouvé qu’il ne savait pas user à propos de ses inventions et de ses finesses. Il falloit donc, pour ne pas nous laisser soupçonner qu’il avait manqué de jugement, dire si ces deux spectateurs étoient loin du combat. Il est présumable, dira-t-on, que Néalcès avoit placé son épisode à propos. Pas si présumable. Nous avons tant de preuves dans les bas-reliefs antiques du défaut de sens et de raisonnement des artistes à cet égard, qu’il est naturel de penser qu’ils suivoient tous à peu près la même routine ; et les spectateurs y étoient acoutumés. Ou bien il faudra dire, que les sculpteurs, lorsqu’ils faisoient des bas-reliefs, avoient moins de jugement que les peintres. Mais la preuve qui détruit cette accusation est dans quelques-uns des ouvrages qui nous sont restés des uns et des autres. Disons donc, pour excuser Pline, qu’il voyoit les épisodes en peinture et en sculpture comme son siècle les voyoit.

Dans :Néalcès et le crocodile(Lien)

(t. I), p. 208-210

En Grèce, au tems des Parrhasius, des Zeuxis et des Apelles, on avoit fait des contes à-peu-près semblables à celui de ces corbeaux que Pline et d’autres ont eu soin de raporter. Ce n’étoit donc pas tant la nouveauté de l’objet, que la niaiserie de la populace qui lui causoit cette surprise : disposition qu’elle a dans tous les tems, ou bien, ce n’est aussi qu’un conte. Ainsi la surprise doit être, qu’un homme sensé s’amuse à tenir froidement registre des badauderies de la populace : un connoisseur s’en seroit bien gardé, et ne se seroit pas avisé non plus, en parlant sérieusement d’un art, de compiler des contes ridicules.

Si c’étoit la première fois que le peuple romain voioit des décorations peintes, ce n’étoit pas la première fois qu’il voioit de la peinture; il savoit que son objet est d’imiter le naturel. Comment donc ceux d’entre ce peuple qui avoient du sens et du goût, pouvoient-ils être surpris que l’art atteignît son but dans un genre d’imitation aussi aisé ? Pour la populace, tant qu’on voudra; elle est en général aussi bête que les corbeaux, soit qu’elle blâme, soit qu’elle approuve.

Il y avait 47 ans que tous les tableaux de Corinthe étaient à Rome : ainsi, quoique l’art n’y fût pas encore vraiment cultivé, le public ne pouvoit-il pas avoir une connoissance, grossiere à la verité, mais que la vüe des tableaux étrangers devoit au moins, et nécessairement donner?

Il y auroit cependant ici une raison particulière pour ne pas croire que cette peinture eût pu tromper ou les corbeaux, ou d’autres oiseaux : les décorations de ce théatre, intérieures ou extérieures, étoient sans doute faites pour être vuës et jugées d’en bas ; la perspective devoit y être observée de manière que les lignes, qui de cette vuë produisoient l’illusion, l’ôtassent lorsqu’elles étoient vuës d’en haut ; or c’étoit vraisemblablement par le haut que les corbeaux venoient sur ces tuiles peintes. Si on les suppose assez bons observateurs de la perspective, on trouvera qu’ils devoient la voir renversée ; et par conséquent s’en éloigner ; et s’ils y venoient, c’étoient des bêtes qui ne s’apercevoient pas de l’invraisemblance, à qui une grossière aparence sufisoit, ou ils y venoient par hazard. On l’a dit tant de fois, et on l’a si bien prouvé, qu’il est honteux de le répéter ; l’effet de certaines peintures sur les animaux, n’est rien moins qu’un titre de perfection. 

Dans :Les oiseaux picorent les tuiles du théâtre de Claudius Pulcher(Lien)

(t. I), p. 123

Les commencemens de la peinture sont incertains, et c’est une discussion étrangère à l’objet de cet ouvrage. Les Égyptiens assurent qu’elle fut inventée chez eux, six mille ans avant qu’elle eut passé en Grèce ; mais il est évident que c’est une vaine jactance[[3:Platon étoit loin de regarder la très haute antiquité de la peinture chez les Égyptiens, comme une fable : voici ce qu’il dit. Si l’on veut y prendre garde, on trouvera chez eux des ouvrages de peinture ou sculpture, faits depuis dix mille ans (quand je dis dix mille ans, ce n’est pas pour ainsi dire, mais à la lettre), qui ne sont ni plus ni moins beaux que ceux d’aujourd’hui, et ont été travaillés sur les mêmes règles. Plat. De legib. l.2. Ces règles étoient sévèrement préscrites par les loix du pays qui défendoient aux peintres et aux sculpteurs de rien innover dans l’art, et d’imaginer de nouveaux sujets ou de nouvelles attitudes ; en un mot, de s’écarter en rien de ce qu’elles avoient statué : ainsi Platon étoit fondé à dire qu’il n’y avoit ni diminution ni augmentation dans le progrès. Mais ce morceau est curieux en ce qu’il nous apprend aussi qu’il y avoit de la peinture plus de 9000 ans avant le siège de Troie, contre l’avis de Pline, qui va nous dire dans un instant, qu’il ne paroît pas que l’art existât avant cet époque. Retranchez raisonnablement tout ce qu’il vous plaira de la date de Platon, il restera encore assez pour prouver l’existence de la peinture avant la guerre de Troie.

Peut-être cette inertie des Égyptiens dans les arts, et qui étoit si propre à en arrêter les progrès, avoit-elle une raison politique ; et, en ce cas, nous ne devons pas la blâmer. Mais je pense qu’en nous réstreignant aux seules vuës de l’art, nous n’irons pas jusqu’à dire avec M. le Comte de Caylus, jamais les Égyptiens ne se sont écartés des à plombs. Tous les peuples sages ont été fort éloignés d’un pareil défaut. Recueil d’antiquité Ier vol. p. 49. Certainement les statuaires égyptiens alloient droit devant eux ; on le voit dans leurs statues, et si bien statues, qu’elles n’ont en général ni mouvement, ni action, ni expression. À la vérité elles sont toutes d’à plomb ; mais tous les peuples sages ou non, qui se sont mêlés de peinture et de sculpture, ont fait leurs figures d’à plomb, sans la raideur égyptienne, quand le sujet ne réquieroit pas une action plus décidée. M. de Caylus ayant fait sa remarque à l’occasion d’une assez mauvaise tête de singe, et le singe n’inspirant pas volontiers le ton sérieux, nous supprimons le commentaire.]]. Les Grecs disent, les uns qu’elle fut inventée à Sicyone, les autres chez les Corinthiens ; mais tous conviennent que ses commencemens furent d’enfermer dans une ligne l’ombre d’un homme. Voilà quel a été son premier état : son second après qu’elle fut devenuë plus difficile a été de peindre chaque tableau d’une seule couleur ; et on la nomma monochromaton : cette manière de peindre subsiste encore. On dit que la peinture lineaire fut inventée par Philoclès, Égyptien, ou par Cléanthes, Corinthien (2) ; les premiers qui l’exercèrent furent Ardices de Corinthe et Téléphane de Sicyone, sans se servir encore d’aucune couleur ; mais pourtant ils répandoient déjà quelques traits en dedans.

Notes, t. I, p. 197 : (2) Il dit ailleurs, l. 7, c. 56, que ce fut Gygès qui inventa la peinture en Egypte ; Giges Lidus picturam in Aegypto instituit. Est-il croïable que la peinture, ayant été exercée en Égypte fort longtems avant qu’elle le fut en Grèce, elle n’y parvint cependant que dans l’état informe du silhouete, du patron, du simple contour tracé autour d’une ombre, après tant d’années d’invention ? Est-il croïable qu’alors, Ardicès et Téléphane, peintres grecs, n’en fussent encore qu’à marquer quelques traits dans l’intérieur du contour ? On aura plus sujet d’être surpris si, comme le dit Aristote, Euchir parent de Dédale est le premier auteur de la peinture en Grèce : il vivoit plus d’un siècle avant la guerre de Troye. Mais voici de quoi surprendre un peu davantage. Diodore nous aprend, l. I. s. 2, qu’il y avoit des statues colossales en Égypte au tems d’Osymandias ; c’est-à-dire plus de deux mille ans avant Pline, et près de mille ans avant la guerre de Troye. Je demande, s’il est vraisemblable que la sculpture colossale ait existé pendant mille ans et plus, dans un pays, sans qu’on se soit avisé d’y faire de la peinture ; car notez bien qu’on n’a pas dû commencer la sculpture par les colosses. Que la peinture et la sculpture des Égyptiens ayent été plus ou moins foibles, c’est de quoi il ne s’agit pas. Que cette date de mille années soit plus ou moins précise, en un mot, que le quicquid graecia mendax audet in historia de Juvénal soit plus ou moins aplicable à Diodore et à la chronologie de son tems, c’est ce que nous ne sommes pas obligés de savoir précisement ici. Il ne nous faut qu’une présomption, même un peu vague, que la peinture existoit avant le siège de Troie ; et nous l’avons si forte, qu’elle équivaut à une preuve. Ainsi, quels que furent les premiers inventeurs de l’un et de l’autre art, soit chez les Égyptiens, soit chez les Grecs, soit ailleurs ; il est prouvé de reste que Pline se contredit, qu’il consulte légèrement ses auteurs, et qu’il confond plus souvent les objets qu’il ne les distingue. Quand il lisoit et copioit un auteur, il ne se rappeloit pas toujours ce qu’il avait lu dans un autre, et les extraits alloient comme ils pouvoient.

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(t. I), p. 148

Ce fut ce dernier[[5:Cimon.]] qui inventa les têtes de profil (15), et qui varia les visages de ses figures, les faisant regarder ou de côté, ou en haut, ou en bas.

Notes, p. 234-235 : (15) Si le lecteur n’étoit déjà fait aux disparates de Pline, il pourroit s’étonner de celle-ci. Après avoir nommé Hygiémon, Dinias, Charmade, Eumarus, tous prédécesseurs de Cimon, il dit que Cimon inventa de peindre les têtes de profil, obliquas imagines. La peinture la plus informe, la plus grossière, a dû commencer par un trait de profil : Pline lui-même en raporte l’histoire dans la fille du potier Dibutade, qui fit le Silhouete de son amant. Mais personne ne croira que quatre peintres dont les noms méritoient de passer à la postérité n’aient pas été au-delà du profil ; parce que cela n’est ni dans l’ordre des choses, ni dans celui des progrès successifs de l’art, ni par conséquent croyable. En suposant que les Grecs n’aient pas pris l’art chez les Égyptiens ou chez les Etrusques, on croira sans peine que le premier esclave, le premier berger, auront été les inventeurs du profil en en traçant un grossièrement sur un mur, ou sur le sable ; usage qui s’est perpétué jusqu’aujourd’hui, et qui a produit l’art mesquin des Silhouetes. Il est donc contre toute vraisemblance, que Cimon, successeur de quatre peintres, dont le dernier avoit déjà fait faire des progrès à la peinture, en fut encore à inventer le profil. Il faut prouver aprésent, que c’est bien ce mot que Pline a dit quand il a écrit, hic Cimon Catagrapha inuenit, hoc est obliquas imagines, et qu’il n’a point entendu que ce fussent des têtes en racourci.

Chacun sait que feu M. le comte de Caylus avoit beaucoup de mérite, et particulièrement beaucoup de ces connoissances qui font un antiquaire recommandable ; mais chacun ne sait pas qu’il n’entendoit pas toujours Pline, dont cependant il a souvent parlé, et qu’il a souvent cité. Voici une de ses méprises sur cet auteur. Comme elle est adoptée par Mr. le chevalier de Jaucourt dans le 14e tome de l’Encyclopédie, page 258, il y a deux raisons de la rélever. Il faut entendre, dit-il, par le mot grec Catagrapha, et en latin obliquas imagines, non des visages ou des figures de profil, comme le père Hardouin le croit ; mais des têtes en racourci. Mr. de Jaucourt surprendra d’autant plus ses lecteurs instruits, que sachant très bien le grec, il sait que καταγραφη signifie perscriptio, conscriptio, delineatio ; et qu’en français, en apliquant ces mots aux arts du dessein, il veulent dire un trait, un contour, un profil. Mais suposez qu’on n’entendit pas le sens primitif de ce mot grec ; il ne sera question que de savoir comment l’entendoit Pline, et comment il l’a traduit. Catagrapha, dit-il, signifie, obliquas imagines ; et M. de Jaucourt sait bien que le mot latin obliquus, veut dire, de côté, en travers, transversal, et conséquemment de profil. Comment donc un si habile littérateur a-t-il pu se déterminer à dire aux contemporains et à la postérité, qu’obliquas imagines ne signifie pas des visages ou des figures de profil ? S’il fut seulement convenu, qu’obliquas peut signifier ce qui est renversé dans un sens contraire à sa position naturelle, aussi bien qu’il peut signifier un profil, on n’auroit eu rien à dire, sinon, que le mot καταγραφη ne peut jamais être entendu de quelque chose de renversé ou de racourci, et que l’intention de Pline a été de traduire ce mot dans son véritable sens. M. de Caylus, tom. 19. Mém. de l’Académ., importuné par ce mot grec, le passe à pieds joints, et dit : mais sans m’embarrasser de l’expression grecque, Catagrapha, qui se trouve, à ce que l’on m’a dit, diférement écrite dans les diférents manuscrits, il est à croire que, etc. Voilà qui ne sent point du tout le pédantisme. Cependant il sembleroit que, sans craindre d’en encourir le blâme, il faudroit, sinon s’embarrasser, au moins s’ocuper un peu du mot qui aide à trouver le sens d’une pensée, et qui même le détermine. Mais continuons à tâcher de rendre cette observation sans réplique.

Il faut pour bien entendre un auteur, 1° le lire tout entier, 2° observer le sens qu’il donne aux mots dont il se sert, 3° expliquer un passage par un autre où le même mot est nécessairement emploïé dans le même sens ; c’est la méthode analogique. Voïons donc dans un autre endroit de Pline ce qu’il entend ici par obliquas imagines. Apelles, dit-il (l. 35 c. 10 n°14), fit un portrait d’Antigonus qui étoit borgne, et imagina le premier la manière de cacher les défauts d’un côté du visage, en le faisant de profil ; afin que ce qui manquoit au visage parut plutôt manquer à la peinture, et il ne montra que le côté qu’il pouvoit montrer tout entier. Pinxit et Antigoni regis imaginem altero lumine orbam, primus excogitata ratione vitia condendi : obliquam namque fecit, ut quod corpori deerat, picturae potius deesse videretur : tantumque eam partem e facie ostendit, quam totam poterat ostendere. Voïons à présent le mot dont Pline se sert pour signifier un racourci : ce mot fournit si clairement le moïen d’entendre le passage mal interprété, qu’il n’est pas concevable comment d’habiles gens ont bien voulu s’y méprendre. Pline dit, l. 35 c. 11 sect. 11 n°24, Quand Pausias vouloit faire voir la longueur d’un bœuf, il ne le peignoit pas en flanc, mais en racourci, et savoit cependant faire paroître sa longueur. Cum longitudinem bouis ostendere vellet, adversum eum pinxit, non transuersum : et abunde intelligitur amplitudo. Adversus étant l’oposé de transuersus, il signifie bien et duement ce que les peintres et les sculpteurs apellent un racourci.

Pour fortifier encore cette preuve, observons que Pline, après avoir dit que Cimon inventa les têtes de profil, ajoute : et il varia les visages de ces figures, les faisant regarder ou de côté, ou en haut, ou en bas, respicientes, suspicientesque, et despicientes. Voilà trois diférens racourcis ajoutés au profil et que Pline en distingue fort clairement ; ce qu’il n’eût pas fait si le mot obliquus signifioit racourci, ou ç’eût été un bien pauvre écrivain, parce qu’il auroit dit, Cimon peignit les têtes en racourci, et il les peignit aussi en racourci. Être vu de profil et regarder de côté, n’est pas la même chose : l’un dépend du spectateur qui est censé placé de manière qu’il voie la personne de profil, quoiqu’elle regarde droit devant elle ; l’autre dépend d’un mouvement du col, qui fait que la personne réprésentée ayant le corps sur un plan, tourne et incline la tête sur un autre plan. Ainsi le Père Hardouin a eu raison de croire que Pline dit, que Cimon inventa les têtes de profil. M. le Comte de Caylus auroit dû entendre Pline comme le P. H. l’a entendu. M. Le chevalier de Jaucourt a juré ici, comme ailleurs, un peu trop légèrement in verba magistri ; et Pline a eu tort de dire que Cimon inventa les profils. J’avouë que cette discussion grammaticale est un peu longue pour n’être faite que sur trois mots ; j’avouë encore que n’étant point littérateur, je n’ai pas su la faire plus courte. Si d’ailleurs on la trouvoit déplacée de la part d’un artiste, on trouveroit sans doute aussi un peu singulier qu’un fort habile littérateur ait donné lieu à l’artiste de la faire.

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(t. I), p. 157

Il[[5:Pamphilus.]] étoit Macédonien, mais il a été le premier peintre qui eût étudié toutes les sciences, surtout le calcul et la géométrie ; sans lesquels, il soutenoit que l’art de peindre ne pouvoit être porté à sa perfection. Il ne fit point d’élève à moins d’un talent par année[[3:Un talent par année, 4700 livres.]], et il les gardoit dix ans (43). Apelles et Melanthius lui payèrent ce prix. Ce fut par ses avis que d’abord à Sicyone, et ensuite dans toute la Grèce, les enfans de bonne famille aprenoient le dessein avant toute autre science, c’est-à-dire, les principes de la peinture, sur des tablettes de buis, et qu’elle fut admise au premier rang des arts libéraux. Cet art a toujours eu l’honneur d’être exercé par des gens libres, de naissance, et même par des gens de familles distinguées ; il a toujours été défendu de l’enseigner aux esclaves. C’est pourquoi ni dans la peinture ni dans la sculpture, on ne parle des ouvrages d’aucun esclave.

Notes, t. I, p. 342-348 : (43) Cet exemple antique a eu des imitateurs de plus d’une espèce, et pourra bien en avoir encore longtems. Le fameux Roscius recevoit de la République environ 10000 liv. par années pour jouër la comédie ; il se trouva si riche, qu’il fut dix années sans toucher ses apointemens : mais comme il aimoit l’argent, il n’en prétendit pas moins que le travail de Panurge, son élève, lui raportât la moitié du gain que ce jeune homme feroit sur le théâtre. Voilà un homme qui savoit joindre la science du calcul à celle de la déclamation. Plus d’un artiste en font autant dans un autre genre : ils n’aperçoivent pas qu’il est un peu bas de vendre l’art à tant par mois. La différence, à cet égard, entre ceux-ci et les maîtres qui vont courir le cachet pour vivre est, que les uns le gagent et le reçoivent en ville, et que les autres le prennent chez eux. Comme la justesse de leur esprit est assez volontiers égale à leur désintéressement, ils ne manquent pas, pour justifier ce petit profit, de subterfuges dont on sait toute la valeur. M. Le Moyne m’a donné d’autres leçons, qu’il ne seroit moins permis qu’à un autre de ne pas pratiquer sans encourir le reproche qu’on faisoit à un certain Hermodore de Sicile, de ce qu’il vendoit par un commerce honteux ce qu’il avait reçu gratis de son maître.

J’aurois volontiers supprimé cette note, mais ceux qui l’ont luë à peu près semblable dans la première édition, pourroient croire s’ils ne la retrouvoient plus dans celle-ci, qu’elle regarde nos artistes, et que par cette raison elle auroit pu leur déplaire. Comme je ne les ai pas en vuë ; qu’ils ne sont pas les seuls artistes du monde ; qu’une censure est toujours bonne quand elle est juste et qu’elle est universelle ; que les bons esprits vont rire à la comédie qui les vespérise ; qu’on a censuré, fort à propos, Platon et d’autres philosophes qui se faisoient payer par leurs auditeurs ; que l’artiste, sans prétendre à la dignité du philosophe, doit se distinguer de l’ouvrier purement méchanique par plus d’élévation, s’il veut que les autres l’en distinguent ; que ceux des artistes qui prennent le mois à leurs élèves, continueront de le prendre tant qu’ils croiront avoir raison ; et qu’enfin j’observe de mon mieux le précepte neminem laedere, je crois que la note doit rester, fut elle d’ailleurs inutile. Mais elle ne l’est pas entièrement, puisqu’elle contient un éloge bien dû au désintéressement et à la bienfaisance de mon maître. Loin d’exiger de contribution pécuniaire de ses élèves, il faisoit trouver en lui un père secourable à ceux dont les moyens n’étaient pas suffisans pour les aider dans des études longues, pénibles et point lucratives. Je suis un de ceux qui l’ont éprouvé : cela ne s’oublie jamais ; et sans croire m’acquitter, j’ai le plus grand plaisir à saisir ici l’occasion de le dire publiquement.

M. de Jaucourt a saisi le même passage de Pline pour répéter, d’après M. de Caylus, un autre reproche fait aux artistes. Il semble, dit-il au mot Pamphile, que nos artistes secouent la littérature et les sciences comme un joug pénible, pour se livrer entièrement aux opérations de l’œil et de la main. Leur préjugé contre l’étude paroît bien difficile à déraciner, parce que malheureusement presque tous ceux qui ont eu des lettres n’ont pas excellé dans l’art.

M. de Jaucourt voudroit que les artistes fussent du moins à un dégré de littérature qui les tirât d’une ignorance que l’on ne peut jamais pardonner. S’ils sont de cette ignorance, il a raison. Nous voudrions aussi que quelques écrivains connussent nos arts au même dégré, et nous avons également raison. Il y a cependant cette différence entre ces écrivains et ces artistes ; les uns décident, prêchent, louënt, blâment, composent et nous font rire, tandis que les autres se taisent et ne décident jamais de ce qu’ils ignorent ; et c’est un ridicule de moins.

Voyons pourtant s’il n’y auroit pas quelquefois lieu de pardonner. La plupart des artistes entrent fort jeunes dans la carrière des arts. L’éducation qu’ils ont euë, n’a souvent été rien moins que littéraire. Le premier pas est-il fait ; les études nécessaires à leur profession se multiplient ; l’amour du travail, l’instance de la nature ne les laissent plus maîtres de parcourir les sentiers des sciences et de la littérature. Les voilà peintres, architectes, graveurs, statuaires, et leurs succès ne les attachent que davantage à leur talent. Il semble donc qu’au lieu de les blâmer, de les acuser même, on pourroit se borner à les excuser ou à les plaindre. Mais il faudroit pour cela connoître comme l’artiste avec quelle force l’art demande son homme tout entier.

Cependant, comme il y a des littérateurs qui aiment et connoissent nos arts, il y a aussi des artistes qui ne sont point étrangers aux connaissances littéraires et même des artistes qui ne feront jamais dire : malheureusement ils n’ont pas excellé dans l’art. Puisque Mr. de Jaucourt n’a pas jugé à propos de les nommer, je ferai en partie ce qu’il aurait dû faire, et je lui demanderai si M. Dandré-Bardon, qui peut tenir une place honorable parmi les littérateurs, n’est pas un très habile peintre ? Je lui demanderai avec l’Europe entière, si Mr. Cochin qui écrit avec autant d’esprit que de sens, n’excelle pas dans l’art ? Peut-être y en a-t-il encore d’autres dont je ne connois pas tous les talens, parce qu’ils n’écrivent pas. Mais ceux qui, comme Annibal Carrache, disent : Les poëtes peignent avec la parole, et les peintres parlent avec le pinceau, n’ont pas pour cela un préjugé contre des études qui ne leur a pas été possible de faire, et qu’ils voudroient de tout leur cœur avoir pu réunir à celle de l’art.

Mais le littérateur a bien d’autres facilités : son éducation lui ouvre la carrière de toutes les sciences ; il reçoit presque en naissant, le moïen de choisir celle qui lui convient et celui de les parcourir toutes. Tandis que l’artiste, comme je l’ai dit, jetté souvent dès l’enfance, ou par ses parens ou par un goût dominant, dans tel ou tel art, s’y trouve engagé sans avoir eu le tems et les moïens d’étendre ses vues ailleurs. Cependant des gens d’esprit lui en font un reproche. Il semble, que l’artiste seroit mieux fondé à leur reprocher l’ignorance d’un art dont il paraît que la connoissance doit entrer naturellement dans la chaîne de leurs principes. Mais l’artiste honnête et un peu conséquent mesure ses reproches aux bornes de ses connoissances. Il sait d’ailleurs quelle force étonnante et surnaturelle il faudroit avoir dans ses ressorts, pour tout connoître et tout savoir ; il en est d’autant plus modeste.

Le goût des hommes pour l’interprétation me fait naître une idée que voici. En blâmant le silence de M. de Jaucourt sur ceux de nos artistes qui écrivent de leur talent, et qui en écrivent bien, n’aurois-je pas moi-même été blessé de sa réticence, et blessé personnellement, parce que je me suis amusé à barbouiller un peu de papier ? Voici ma réponse que je fais comme si j’étois devant le grand Juge. Je déclare net que si je me crois un peu statuaire, je suis fort éloigné de me croire littérateur. Il est donc certain que je ne parle ici de moi en aucune sorte.

Quand le littérateur convient que la nature a mis les principes du beau et du vrai dans la tête de l’artiste comme dans la sienne ; que de son côté celui-ci écoute le littérateur ; le savoir et le goût se prêtent alors un mutuel secours. Que s’il y a des savants dont le ton magistral doit difficile à déraciner ; que l’artiste fuye ces orgueilleux, ces dangereux érudits qui tranchent avec une égale assurance et sur ce qu’ils savent et sur ce qu’ils ignorent. Que s’il y a des artistes qui réfusent d’écouter des hommes plus instruits qu’eux, lorsqu’il s’agit de connoissances qui peuvent améliorer leurs ouvrages ; qu’ils soient traités d’ignorans ouvriers qui se livrent entièrement aux opérations de l’œil et de la main : c’est faire justice des uns et des autres. Mais ceux de nos artistes qui n’écrivent pas, et ceux qui écrivent ; ceux qui ont cultivé les sciences, comme ceux qui n’en ont pas eu le loisir, consultent, écoutent les savants ; et nous voïons aussi des gens de lettres consulter les artistes, et par là se bien connoître en peinture et en sculpture, quoiqu’ils n’en écrivent pas.

Je suis donc loin d’avoir en vuë tous les littérateurs, et de leur suposer le ton impérieux qui peut en avoir jetté quelques-uns dans des extrêmités ridicules par raport à l’art et injurieuses pour les artistes. Que l’ïvresse d’Anacréon est aimable, lorsque ses chansons délicieuses invitent le peintre et le graveur à réprésenter les objets de ses amours ! Que ses Odes poëtiques ont de charmes ! Mais de quoi n’abuse-t-on pas ?

Il y a une foule d’exemples de ces décisions hardiment prononcées à côté de l’objet. Entre plusieurs que je ne veux pas dire et que je ne dirai jamais, je vous indique celui-ci. Ouvrez le 9e tome des Mémoires de l’Académie à la page 174, et comparez la pierre gravée que vous y verrez, avec l’explication que vous y lirez. Si vous n’êtes pas artiste, vous ne pourrez vous empêcher de sourire ; si vous l’êtes, vous rirez bien autrement, et vous direz : puisque des savants qui vivent au milieu des arts font de pareilles déscriptions, pourquoi d’anciens savants, qui se copient aussi les uns les autres, n’en auroient-ils pas fait quelquefois de semblables. Vous n’honorerez point le savoir, et vous conclurez que le poète, le littérateur, le peintre, le statuaire, ont un droit égal et commun aux productions du goût et à celles du génie ; mais que l’art d’en raisonner juste n’est jamais qu’en proportion des connoissances qu’on peut y avoir acquises. In omnibus (artibus) fere minus valent praecepta, quam experimenta. Quintil. Inst. Orat. l. 2. c. 5.

Dans :Pamphile et la peinture comme art libéral(Lien)

(t. I), p. 153-154

De l’aveu des artistes, il a remporté la palme pour les derniers traits qui terminent et arrondissent les objets. Cette partie est dans la peinture le dernier point de la perfection. Peindre les corps et les milieux des objets, c’est sans doute beaucoup ; cependant plusieurs y ont déjà réussi : mais de bien terminer et arrondir les parties ; c’est ce qu’on trouve rarement exécuté avec succès : car l’extrêmité doit s’entourer elle-même, et se terminer de façon qu’elle promette autre chose après soi, et qu’elle fasse voir même ce qu’elle cache (32).

Notes, p. 289 : (32) Ce raisonnement juste et tel que le pourroit faire un peintre, n’en est que plus suspect de la part d’un homme qui, perpétuellement, prouve son peu de connoissance de l’art par des raisonnements contraires. Tous les jours on trouve des gens qui répètent d’excellentes choses qu’ils ont lues ou entendues dire à d’autres. Mais comme la légèreté de leurs notions est bientôt aperçuë, l’artiste sait à quoi s’en tenir sur le compte du prétendu docteur, qui peut cependant en imposer à d’autres.

Le texte est si beau, si clair, si expressif : il est si précisément le langage des artistes, que je ne puis m’empêcher de le transcrire. Ambire enim debet se extremitas ipsa, et sic desinere, ut promittat alia post se : ostendatque etiam quae occultat. M. de Caylus veut (p. 166 tom. 19 Mém. de l’Acad.) qu’il soit ici question du coulant et de la justesse des contours : c’est furieusement s’éloigner du sens. Il est vrai que par réflexion, notre amateur y revient deux pages ensuite : il dit, que c’est le moëlleux des contours, ce qui donne principalement une extrême rondeur aux figures. Voilà qui est entendu à merveille, et l’on s’y retrouve. Pourquoi donc vespériser dans la même page, Durand, qui traduit : l’extrémité universelle de la figure doit comme s’arrondir et s’envelopper de toutes parts, et finir de telle manière, qu’elle en promette d’autres derrière elle, en indiquant, pour ainsi dire, les mêmes objets ? À travers ce langage on aperçoit le sens ; mais on n’aperçoit pas aussi bien la raison de se plaindre d’un traducteur quand il donne l’idée du moëlleux des contours conformément à son original, et qu’il ne prétend pas que le texte signifie le coulant des contours, quand il n’y a pas dans le texte un mot qui le signifie.

Dans :Parrhasios et les contours(Lien)

(t. I), p. 156; 303-308

Il peignit aussi de petits tableaux obscènes, se délassant par cette espèce de badinage lascif (38).

Notes, t. I, p. 303-308 : (38) Tant pis pour ses mœurs et pour celles que la vue de ces sortes de tableaux pouvoient corrompre. Mais puisque nous l’envisageons seulement comme artiste, nous ferons encore une observation sur une partie de son talent et sur l’éloge qu’on en a fait. Est-il vrai que Parrhasius réussissoit parfaitement dans l’expression des passions, comme on l’assure, Encyclop. tom. 12. pag. 262 ? On a vu dans cette traduction, qu’il n’y a pas un mot qui puisse en donner l’idée, et voici le texte sur lequel on se fonde : Primus argutias uultus dedit, il a le premier mis de la finesse dans les traits du visage. Passons à un trait plus curieux, et dont M. de la Nauze a fait usage en contrepartie, mais pour le faire entendre en sens contraire. Écoutons Xénophon. « La conversation de Socrate n’étoit pas même inutile à ceux qui professoient les arts ou par goût ou par état : car étant une fois entré chez le peintre Parrhasius, et discourant avec lui, la peinture, lui dit-il, est la réprésentation des objets visibles : ainsi, les corps convexes et concaves, ceux qui sont dans l’ombre ou qui sont éclairés, ceux qui sont raboteux et ceux qui sont unis, vous les imitez et les réprésentez par le moïen des couleurs. Cela est vrai, répondit le peintre. Socr. Et quand vous imitez de belles formes, comme il n’est pas facile de trouver dans un seul individu toutes les parties éxactement irréprochables, vous rassemblez de plusieurs ce chacune a de plus beau, et c’est ainsi que vous parvenez à faire paroître de beaux corps. C’est ainsi que nous faisons, dit Parrhasius. Et les qualités de l’ame agréables, douces, aimables, désirables, engageantes, les exprimez-vous, ou sont-elles inéxprimables ? Comment exprimeroit-on, répondit Parrhasius, ce qui n’a ni correspondance de parties, ni couleurs, ni aucune des qualités que vous nommiez avant, et qui n’est point du tout visible ? N’arrive-t-il pas, dit Socrate, quelquefois à un homme d\'en regarder un autre avec amitié ou avec haine ? Parr. Cela me semble ainsi. Socr. Cette diférence de regards peut donc se réprésenter dans les yeux ? Parr. Certainement, dit Parrhasius. Socr. Et dans la prospérité ou l’adversité de nos amis, les visages de ceux qui y prennent part, vous paroissent-ils avoir le même air ? Parr. Non, par Jupiter. Socr. Car dans leur prospérité, les visages deviennent joyeux ; dans l’adversité, abattus : peut-on donc réprésenter cette diférence ? Parr. Certainement. Socr. Donc aussi, la noblesse et la liberté, la bassesse et la servitude, l’honnêteté et la sagesse, l’insolence et la grossièreté paroissent à travers le visage, les atitudes, les vêtemens et les mouvemens des hommes. Parr. Vous dites vrai. Socr. Donc ces choses peuvent se rendre en peinture ? Parr. Certainement. Socr. Lequel aimez-vous donc mieux voir des hommes qui réprésentent des mœurs honnêtes, vertueuses, aimables, ou ceux qui en réprésentent de deshonnêtes, de mauvaises et de haïssables ? Parr. Il y a par Jupiter une grande différence. Xénoph. De mémorab. Socr. l. 3. c. 10 ».

Voilà donc Socrate qui par dégré fait acoucher Parrhasius de l’aveu que les qualités de l’ame pouvoient s’exprimer par la peinture. Le sens de cette conversation prouve assez que l’artiste l’avoit ignoré jusque-là. Il peignoit donc sans expression ; ou du moins il n’avoit pas encore eu l’intention de réprésenter celles dont lui parloit Socrate. Ou bien il faudroit dire que Parrhasius entendoit que les caractères dont lui parloit Socrate, envisagés comme des qualités abstraites, ne pouvoient tomber sous les sens : mais que considérés comme exprimables par certains traits de la figure, ils pouvoient être réprésentés. Je laisse à juger si le texte de Xénophon se prête à cette subtile et vaine distinction : je demande seulement s’il est bien vraisemblable qu’un peintre se soit amusé à la faire et s’il ne sait pas que toutes les affections de l’ame, depuis la plus douce jusqu’à la plus violente, sont invisibles lors que nous les envisageons comme des qualités abstraites.

Voilà donc Parrhasius qui, selon Pline, exprima le premier la finesse dans les traits du visage, et qui de l’autorité de M. de Jaucourt réussissoit parfaitement dans l’expression des passions ; le voilà qui avouë à Socrate que le désir, la douceur, les qualités de l’ame agréables, aimables, engageantes, ne sont pas possibles à réprésenter en peinture. Sans doute qu’après cet entretient l’artiste aura étudié ces différents caractères. Mais voyez la conséquence qui résulte encore de son aveu ; c’est qu’il ne les avoit pas vuës dans les ouvrages des peintres qui l’avoient précédé, ni dans ceux de ses contemporains : donc ces caractères n’y étoient pas : donc ce qu’en dit Pline d’après les écrivains grecs, étoit moins dans les tableaux que dans l’imagination de ceux qui en faisoient l’éloge. Les questions de Socrate suposent aussi qu’il n’avoit aperçu aucune de ses expressions dans les tableaux de son tems ; et Socrate qui avoit exercé la sculpture, pouvoit avoir des connoissances dans l’art.

Il ne faut pas dire que la conversation entre le philosophe et le peintre est suposée par Xénophon, pour faire paroître l’adresse de Socrate à convaincre les gens. Xénophon, contemporain de Socrate et de Parrhasius, connoissoit les deux interlocuteurs ; s’il n’ignoroit pas la logique obstetrix du philosophe, il pouvoit connoître aussi le talent du peintre ; ce qu’il leur fait dire n’est donc que ce qu’ils ont dit ou pu dire s’ils ont traité cette matière ensemble : sans quoi l’écrivain auroit assez mal à propos insulté un peintre célèbre ; ce qui eut été d’un mauvais exemple pour quelques écrivains modernes. Mais Xénophon est hors d’atteinte, puisqu’il a raporté les choses mémorables de Socrate, et qu’il assure en commençant son discours que le philosophe disoit toujours aux artistes des choses profitables. C’est ainsi qu’il prouvoit à Parrhasius que la peinture devoit réprésenter les affections de l’ame. C’est ainsi qu’il enseignoit au statuaire Cliton qu’un excellent sculpteur doit réprésenter les actions de l’ame par les mouvemens du corps. Je ne sais pourtant si la leçon du philosophe n’étoit pas ici un peu gratuite, puisqu’il fait compliment à l’artiste de l’ame qu’il donne à ses statues, qu’il lui demande par quel artifice il leur imprime cette admirable vivacité, et que celui-ci n’est pas dans le cas, par conséquent, de répondre comme Parrhasius. Cette admirable vivacité pouvoit, cependant, n’être que dans les atitudes et l’expression des différentes parties du corps, comme le groupe antique des Lutteurs en fournit un exemple remarquable. Le statuaire, par un grand artifice, a imprimé une admirable vivacité dans toutes les parties du corps, tandis qu’il n’a mis aucune expression dans les belles têtes de ces deux jeunes hommes, qui se pressent de toutes leurs forces et s’apliquent de grands coups de poing : sujet a expression, et même a beaucoup d’expression, s’il en fut jamais. Si les statues de Cliton n’avoient que cette sorte de vivacité, Socrate pouvoit bien avoir raison, et le conseil qu’il donnoit au statuaire, pouvoit n’être pas plus gratuit que celui qu’il donnoit au peintre. Plus d’une très belle statue grecque en seroit la preuve.

Il sera cependant singulier, que ce peintre, qui sans doute étoit déjà renommé, ait dit, que des expressions, qui ne dépendent ni de la couleur ni de la proportion, ne pouvoient être réprésentées en peinture ; et qu’il ait ajouté, qu’elles ne sont pas visibles. Il le sera bien aussi, qu’en parlant ex professo de cet artiste ancien, on ait poussé la politesse jusqu’à glisser sur un trait aussi connu que l’est celui du dialogue entre Socrate et Parrhasius. Il faut écrire l’histoire, et ne la pas déguiser ; surtout quand on a sous la main de bons matériaux que le premier venu peut vous reprocher d’avoir exprès mis de côté ; car on n’ôseroit croire que ce soit par ignorance. Vous me direz que c’est par oubli : je veux le croire. Il est donc à propos que quelqu’un prenne le soin d’y supléer.

Dans :Parrhasios et Socrate : le dialogue sur les passions(Lien)

(t. I), p. 155-156; 300-301

C’étoit un artiste fécond, mais personne n’a usé plus insolemment et plus arrogamment de la gloire que lui procuraient ses talens ; car il se donna des surnoms fastueux, s’appelant tantôt le magnifique, tantôt le premier de son art, celui qui l’avoit porté à sa plus haute perfection. Il se prétendoit surtout de la race d’Apollon, et il se vantoit d’avoir peint l’Hercule qui est à Lindos, tel qu’il lui étoit aparu souvent en songe (37). Se voïant vaincu à la pluralité des sufrages par Timanthe à Samos, qui avoit réprésenté la dispute d\'Ajax et d\'Ulysse pour les armes d\'Achille, il dit; qu\'il étoit fâché pour le héros qu\'il fut vaincu une seconde fois par quelqu\'un qui en étoit indigne.

Notes, p.300-301:

(37) Quoi! Un auteur qui, dit-on, a écrit de la peinture comme auroit pu faire un homme de l\'art qui auroit eu son génie, parle avec cette froideur, et même avec une sorte d\'ironie, d\'un beau rêve pittoresque! Il a un trait de flamme sous la main, et le laisse échaper! Il ne se doute pas qu\'un cerveau échauffé de son sujet, le voit en dormant, le touche, lui parle, reçoit sa réponse! Il ne sait pas qu\'Homère et Phidias voïoient les noirs sourcils de Jupiter; que ces sourcils les faisoient trembler; que c\'est ainsi, et que ce n\'est qu\'ainsi, qu\'à leur tour ils faisoient trembler leurs lecteurs et leurs spectateurs!... Non, vous n\'avez rien de l\'enthousiasme du peintre, quoique vous jugiez le peintre. Vous dissertez froidement où il vous faut sentir avec chaleur: vous n\'êtes pas initié aux mystères. Votre ame n\'est point échauffée; votre cerveau ne fait pas le rêvedu poëte, du peintre, du statuaire, de l\'homme de génie. Vous n\'eussiez produit ni l\'Apollon du Belvédère, ni l\'Hercule de Parrhasius. Ce n\'est pas ainsi que Rubens eût parlé d\'un tableau de Raphaël, et Raphaël se seroit exprimé autrement, en parlant d\'un tableau de Michel-Ange; car ces trois artistes faisoient souvent le rêve sublime de Parrhasius.

Pharrasius (sic) étoit donc un peintre sublime. Pourquoi pas? Pourquoi n\'auroit-il pu avoir le génie qui fait le grand artiste, et manquer encore dans l\'exécution de plusieurs parties du Peintre? S\'il ne réussissoit pas fort jeureusement à exprimer le milieu des corps, la saillie, l\'éffet, la vérité y manquoient donc? Vous verrez dans la note suivante qu\'il lui manquoit encore autre chose.

Nous avons en France un exemple récent de quelques défauts d\'exécution, joints au vrai génie de la Peinture. Boucher avoit l\'étoffe du plus grand Peintre; il n\'a cependant laissé à la postérité d\'autre preuve de ce qu\'il auroit pû faire, que de esquisses et des desseins dans nos porte-feuilles. Il aura sans doute un Pline pour le louër dignement, et faire connoître au public un artiste qui a laissé croire qu\'il ne savoit rêver que de jolies pastorales. J\'écris ceci devant les esquisses de Boucher; elles sont du plus beau et du plus grand stile. Que n\'en a-t-il fait des tableaux! Et que n\'a-t-il au moins conservé la bonne couleur, dont nous avons tant de fois régreté la perte en voïant ses derniers ouvrages!

Dans :Parrhasios : orgueil(Lien)

(t. I), p. 154

Il a peint le peuple d’Athènes assemblé (35) ; sujet ingénieusement choisi, car il vouloit exprimer tout ensemble que ce peuple étoit léger, colère, injuste, inconstant, et en même tems doux, clément, compâtissant, magnifique, glorieux et bas, arrogant et timide.

Notes, t. I, p. 297 et 299-300 : (35) On pourroit croire qu’ici M. de Jaucourt n’a pas lu Pline avec assez d’atention, puisque d’un mot qui signifie le Peuple, il en a fait un peintre (Encyclop. t. 12, p. 258). Ce litterateur habile s’est peut-être fié à un petit traité latin sur la peinture, par Léon Baptiste d’Alberti, où, dans le 2e livre, il dit Est et Daemonis pictoris mirifica laus, et raconte que ce Démon imaginaire peignit les Athéniens coleres, injustes, etc. Mais ce traité, qui n’est au fond qu’une complication de lieux communs sur la peinture et une répétition fort sèche de Pline, est d’ailleurs fait sans beaucoup de critique, et tel qu’un mathématicien fort érudit et contemporain de Giotto dévoit le faire en Italie. Cependant, comme cette erreur, dans laquelle du Pinet et ses copistes étoient aussi tombés, avoit été relevée depuis longtemps, il semble qu’il n’étoit plus permis de la réproduire. En effet, pour peu qu’on entende le latin et qu’on lise Pline avec la plus légère atention, on voit que le mot Démon est l’acusatif de Demos, peuple, et que le nominatif du verbe pinxit qui régit Démon, ne peut être que Parrhasius, puisqu’il n’a été parlé que de lui dans tout l’article, et que la connexion du sujet de la proposition affirmative, contenuë dans cette phrase, est indiquée manifestement par le pronom personnel sibi, qui se trouve dans la phrase précédente. Si Démon était un nom d’homme, le texte de Pline contiendroit donc ce barbarisme, Il a peint Démon des Athéniens, pinxit et Demon Atheniensium. Enfin si on vouloit que Démon fut ici un nom d’homme, et nominatif par conséquent, Pline auroit dit, Et Démon a peint d’Athéniens. Je m’aperçois bien que je passe les bornes de mon métier ; mais on voit aussi que j’en ai quelques raisons.

Après avoir fait un Démon natif d’Athènes, qui vivait dans la 93e Olympiade, qui s’attachoit fort à l’expression, qui fit le tableau d’Ajax en concurrence avec Timanthe, voici ce qu’il dit quatre pages ensuite, article Parrhasius : « Le tableau allégorique que cet homme célèbre fit du peuple d’Athènes, brilloit de mille traits ingénieux, et montroit dans le peintre une richesse d’imagination inépuisable. Car ne voulant rien oublier touchant le caractère de cette Nation, il la réprésenta d’un côté bizarre, colère, injuste, inconstante, et de l’autre humaine, docile et sensible à la pitié ; dans un certain tems fière, hardie, glorieuse, et d’autres fois basse, lâche et tîmide : voilà un tableau d’après nature. » Après ce détail, notre littérateur raporte la dispute de Parrhasius avec Timanthe pour leurs tableaux d’Ajax, quoique ailleurs il ait dit, que Démon d’Athènes fit le tableau d’Ajax en concurrence avec Timanthe. Enfin, pour que tout soit complet, M. de Jaucourt dit, au mot Timanthe, Cette même histoire dont j’ai déjà parlé, se trouve dans Athénée. Elle s’y trouve en éffet, liv. 12 ch. 15 ; mais Parrhasius est le seul des deux contendants qui soit nommé.

Voilà donc comment on écrit l’histoire de l’art, et comme on entasse des matériaux incohérens, des rêves mensongers où le public va puiser ses instructions. Il seroit à propos que des hommes éclairés dans les beaux-arts, s’occupassent à corriger les fautes commises sur cette matière, et qui sont jettées à pleines mains dans l’Encyclopédie. Ce seroit un service agréable à rendre au public, et je voudrois en avoir fait naître l’envie. Il faut dire cependant qu’un littérateur qui a produit tant d’articles divers, parmi lesquels il s’en trouve d’excellens, est bien pardonnable lorsque sa tête n’est pas toujours à lui. Mais l’est-il également, de traiter des sujets où il prouve si bien qu’ils ne sont pas de son ressort ? Sumite materiam uestris, qui scribitis, aequam uiribus ; on ne saurait trop le répéter.

M. le Comte de Caylus (Mém. de l’Académie, p. 164) se donne beaucoup de peine pour prouver, que Parrhasius ne pouvoit pas représenter la Ville d’Athènes avec douze expressions. Mais il n’est pas question d’une figure de la Ville ; c’est du peuple Athénien assemblé dont il s’agit. Douze Athéniens dans un tableau ne pouvoient-ils pas avoir chacun une expression à eux apartenante ? Nous verrons trois notes après celle-ci, que Parrhasius n’étoit peut-être pas en état de réussir parfaitement dans l’expression de toutes ces figures.

Dans :Parrhasios, Le Peuple d’Athènes(Lien)

, t. I, p. 274

[[4: suit Zeuxis Athlète]] (26) Il est plus vraisemblable que la plupart des anciens écrivains s’en raportoient, surtout pour les matières qu’ils ne touchoient qu’en passant, obiter, comme dit Pline, qu’ils s’en raportoient, dis-je, à la première édition qui leur tomboit sous la main. Ils se rencontroient quelquefois ; mais, comme aujourd’hui, plusieurs faits étoient ou transposés ou défigurés, et souvent ces faits n’avoient pas plus de réalité que l’homme tué sur une croix par Michel-Ange : sottise absurde qui a pourtant trouvé des écrivains.

Dans :Parrhasios, Prométhée(Lien)

(t. I), p. 178; p. 397-399

Pausias a fait aussi de grands tableaux, comme le sacrifice de bœufs qu’on a vu dans le portique de Pompée ; car il est l’inventeur de cette espèce de peinture (74) qui fut ensuite imitée par beaucoup d’autres, mais dans laquelle personne n’a pu l’égaler. Quand il vouloit faire voir la longueur d’un bœuf, il ne le peignoit pas vu en flanc, mais en face, en racourci, et savoit néanmoins faire paroître sa longueur. Tandis que les autres peintres font blanchâtre ce qui doit être saillant, et employent le noir pour le faire mieux ressortir ; pour lui, il a fait un bœuf entièrement noir, et il a fait le corps des ombres de la même couleur. Enfin, par un grand art, il a montré sur une surface unie et avec des parties brisées, le rélief et la solidité du tout ensemble (75).

Notes, t. I, p. 397-399 :

(74) De quelle espèce de peinture Pline veut-il parler ? Est-ce de celle qui réprésente les bœufs ? On n’en avoit donc pas encore peint avant la 100e Olympiade ? Cependant la fameuse Vache de Myron étoit faite depuis 60 ans. Est-ce de celle qui réprésente les sacrifices de bœufs ? Il n’est pas croïable que la peinture ait atendu si longtems à réprésenter cet usage réligieux. Si c’est de l’invention de peindre un bœuf noir dont Pline a voulu parler ; il a donc suposé qu’on n’avoit pas encore peint d’objets dont la couleur fût noire, pas même des chevaux : alors on ne l’écouteroit pas. Si c’est de l’invention de peindre un objet en racourci, on ne trouvera pas qu’il parle en homme qui ait les premières notions de l’art ; parce qu’on ne peut pas peindre une tête en face, que le nez et les oreilles ne soient en racourci ; parce qu’on ne peut pas dessiner une jambe en face, que le pied qui la porte ne soit en racourci, etc. : les côtés de tout corps rond sont des racourcis. Ainsi ces paroles de Pline eam enim picturam primus inuenit, sont un sujet de commentaire pour les érudits : quand ils auront bien herché, ils trouveront, qu’avant Pausias on ne savoit pas peindre des bœufs, ou des bœufs noirs en racourci, ou des sacrifices de bœufs. M. de Caylus a traduit l’ensemble de ce passage d’une manière bien particulière. Voïez le texte de Pline, et la page 179. tom. 25 des Mém. de l’Acad.

(75) Si le lecteur est curieux de voir ce passage, raporté à l’article Perspective dans l’Encyclopédie, il trouvera que les bœufs en racourci dont il y est fait mention, donnent une idée complette de la perspective : paroles qui sont aussi à l’article Pausias dans le même tome. Il est à croire, cependant, que ceux qui connoissent bien toute l’étenduë de la perspective, ne conviendront jamais que le simple racourci d’une figure, donne l’idée complette de cette science. Ils trouveront même que l’assertion, si elle étoit fondée, prouveroit que la perspective étoit inconnuë avant Pausias presque contemporain d’Apelles, puisqu’il fût l’inventeur de cette espèce de peinture dans laquelle personne n’a pu l’égaler, et qu’ainsi les ouvrages d’aucun peintre ancien, n’ont donné une idée complette de la perspective : fausse conséqence cependant, puisque les Grecs la conoissoient cent ans avant Pausias. Le témoignage de Vitruve est trop positif pour laisser le moindre doute à ce sujet. Dès le tems d’Eschyle, cette science fût mise en pratique : namque primum Agatharcus Athénis Æschylo docente, etc. On trouvera la traduction du passage entier dans le Vitruve de Claude Perrault, à la Préface du livre 7. Quand un artiste savant parle de son art, ce qu’il dit est croïable ; s’il se trompe, ses erreurs mêmes ont encore des traits de lumières qui peuvent être profitables. C’est là où il faut avoir de l’indulgence, parce que c’est là où les fautes sont suportables, à cause de la compensation. Si M. de Jaucourt eut eu plus de modération ; s’il n’eut vu dans l’ouvrage de Pausias que l’intelligence des tons et du dessein porté à un certain dégré, il semble qu’il eut pu entendre beaucoup mieux le passage de Pline, et qu’il n’y auroit rien aperçu qui lui donnât une idée complette de la perspective. Quel peintre a mieux connu la magie du clair-obscur et toute l’intelligence de la couleur, que Rembrandt ? Ses ouvrages cependant n’ont jamais passé pour donner une idée complette de la perspective ; puisqu’elle n’est complette qu’autant qu’elle est aérienne et linéaire : et l’on auroit un peu de peine à prouver, eut-on même de meilleurs témoignages anciens que celui de Pline, que le peintre grec l’emportât dans la première de ces parties sur le peintre flamand.

Dans :Pausias, le Bœuf(Lien)

, t. I, p. 178

Dans sa jeunesse il fut amoureux de Glycère sa compatriote, qui inventa les couronnes de fleurs, et en imitant à l’envi le talent de sa maîtresse, il conduisit cet art jsuqu’à faire des couronnes variées d’une quantité prodigieuse de fleurs. Il la peignit ensuite elle-même assise avec une couronne ; et ce tableau, un des plus beaux qu’il ait fait, est appellé par les uns la Faiseuse, par d’autres la Vendeuse de couronnes : parce que Glycère avoit gagné sa vie à vendre des couronnes. L. Lucullus acheta à Athènes, pendant les fêtes de Bacchus, une copie de ce tableau deux talens[[3:2 talens, 9400 livres.]].

Dans :Pausias et la bouquetière Glycère(Lien)

, t. I, p. 177

Il peignoit de petits tableaux, et surtout des enfans. Ses rivaux disoient que c’étoit parce que cette espèce de peinture alloit lentement. C’est pourquoi, afin de donner une preuve de son talent et de sa promptitude en même tems, il fit en un jour un tableau réprésentant un enfant, qui fut apellé à cause de cela Hemeresios[[3:D’un jour.]].

Dans :Pausias, L’Hémérésios(Lien)

( ), t. I, p. 255-256

Ce seroit dommage de priver le lecteur d’une assez plaisante note qu’a faite M. l’abbé Gedoyn à propos des écriteaux plaqués auprès de chaque figure : on verra du moins que si le tableau de Polygnote a été mal décrit, le traducteur de la description renchérit de son mieux sur son original. « Cet endroit nous aprend que dans ce tableau où il y avoit plus de 80 figures, chaque figure principale étoit marquée par une inscription ; c’étoit l’usage des peintres de l’ancien tems (de celui de l’ignorance de l’art), et je ne puis croire que ces tableaux en fussent défigurés, puisqu’ils ont fait l’admiration des Grecs et des Romains dont le goût pour la peinture valoit bien le nôtre. Un usage contraire a prévalu et fait souvent d’une belle tapisserie ou d’un beau tableau, une énigme pour les regardans : ces inscriptions donnoient d’abord l’intelligence du sujet et mettoient le spectateur à portée de juger si chaque partie du sujet était bien exécutée. » Quiconque sait en gros l’histoire grecque, trouvera peu vraisemblable qu’à Delphes, dans la 84e Olympiade, la prise de Troye fut une énigme pour les regardans. Il semble voir M. Gedoyn se promener dans les ruës de Paris un jour de fête-Dieu, lire avec satisfaction le petit rouleau qui sort de la bouche des personnages dans les tapisseries gothiques, et leur donner ainsi la préférence sur celles qui n’ont pas d’écriteau. Il faut pourtant convenir que dans un siècle où les arts ont fait tant de progrès, il est triste d’entendre encore d’aussi pauvres raisonnemens. Qui croiroit qu’un homme d’esprit ôseroit dire qu’une inscription à côté d’une figure, mettroit à portée de juger si cette figure est bien exécutée ? Un autre auroit dit au moins, bien pensée. La populace dit sans doute beaucoup d’impertinences quand elle est devant un tableau où elle ne voit ni le nom des personnages, ni l’annonce du sujet ; deux choses qu’il ne faut pas confondre. Mais comme un tableau n’est pas fait pour la populace exclusivement, les spectateurs instruits instruisent ceux qui ne le sont pas, surtout quand ce tableau reste public ; et l’on doit laisser à l’enfance de l’art, la petite inscription ; parce qu’alors n’ayant pas d’idée de l’éffet général, on n’aperçoit pas que l’inscription puisse détruire un accord qu’on ne connoît point. Ainsi quand la peinture ne parloit pas encore, elle avoit besoin de ce maussade interprète. Cependant, voyez le peuple ignorant écouter une tragédie où les personnages sont nommés, et dites s’il sait bien ce qu’il voit et ce qu’il entend. La connoissance des noms a-t-elle jamais apris à bien juger d’un drame et d’un tableau ?

Dans :Peintres archaïques : « ceci est un bœuf »(Lien)

, p. 178

Polygnote écrivait les noms à chacune de ses figures. L’antiquité d’alors ne connaissait pas l’éloquence de la peinture et les moyens qu’elle a de se faire entendre sans le petit rouleau. Sur cet usage anticogothique écoutez l’abbé Gédoyn : « Cet endroit nous apprend, dit-il, que dans ce tableau où il y avait plus de quatre-vingts figures, chaque figure principale était marquée par une inscription ; c’était l’usage des peintres de l’ancien temps, et je ne puis croire que ces tableaux en fussent défigurés, puisqu’ils ont fait l’admiration des Grecs et des Romains dont le goût pour la peinture valait bien le nôtre. Un usage contraire a prévalu et fait souvent d’une belle tapisserie ou d’un beau tableau une énigme pour les regardants : ces inscriptions donnaient d’abord l’intelligence du sujet et mettaient le spectateur à portée de juger si chaque partie du sujet était bien exécutée. » Voilà bien exactement le souhait des fruitières et des porteurs d’eau, toutes les fois qu’ils sont devant un tableau.

Dans :Peintres archaïques : « ceci est un bœuf »(Lien)

(§III), p. 11-12

[[4:suit Apelles faciebat]] Non seulement ils avoient soin d’inscrire leur nom ; ils mettoient encore dans leurs tableaux une espère d’écriteau qui en indiquoit le sujet. Nous apprenons par l’exemple de Polygnote, que longtemps après que l’art eût commencé à jouir d’un nouvel éclat, ils plaçoient au bas de chaque figure le nom du personnage qu’elle représentoit ; en sorte que la plupart des anciens tableaux devoient être chargés d’inscriptions ; ce qui formait certainement une bigarrure peu agréable. Qui croiroit qu’un auteur moderne conseille à nos artistes d’employer ce ridicule expédient, selon lui très ingénieux ?[[3:Voyez ce que nous en rapportons au §. XVII. Pétrone se moque de cet usage. V. Festin de Trimalcion, et la note françoise.]]

Dans :Peintres archaïques : « ceci est un bœuf »(Lien)

(§XVII), p. 121-122

Les peintres gothiques, renchérissant sur les anciens artistes grecs, imaginèrent de faire sortir de longs rouleaux d’écriture de la bouche de leurs personnages, qui indiquaient ce qu’ils étaient censés devoir dire, et même ce qu’ils représentaient. Deux exemples feront sentir combien cet usage était ridicule. Un peintre français, mécontent d’un de ses confrères, épia le moment qu’il était sorti, et se glissa dans son atelier, où trouvant un grand tableau, à peine achevé, il prit un pinceau, et écrivit au-dessous des figures : ceci est un chien, ceci est un cheval, ceci est un arbre, ceci est un chasseur, etc. Le peintre à son retour ayant vu ces écriteaux, sentit toute la méchanceté d’une pareille vengeance.[[3:Nouveaux contes à rire, vingtième édition, 1722, t. 2, p. 38.]]

L’illustre maison de Lévi, établie en France, croit descendre de la Sainte-Vierge. On prétend que l’un des descendants de cette famille conserve un tableau sort ancien, qui représente un de ses ancêtres à genoux devant la Sainte-Vierge, de la bouche de laquelle un rouleau où ces mots sont écrits : levez-vous, mon cousin. Un autre rouleau sort de la bouche du gentilhomme, avec ces paroles : je suis dans mon devoir, ma cousine.

Dans :Peintres archaïques : « ceci est un bœuf »(Lien)

, p. 210

(7) Si vous voulez voir quelque chose d’assez original touchant la perspective des Anciens, lisez la dernière lettre de M. le Comte Algarotti sur la peinture ; vous y trouverez que celui qui a exécuté les bas-reliefs de la Colonne Trajane, avait d’excellentes raisons pour faire de la perspective qui, à son point de vue, n’a pas le sens commun. Quelque singulière que soit l’apologie qu’on a faite de ce sculpteur et de ses fautes, encore faut-il la connaître, pour avoir le droit de l’estimer tout ce qu’elle peut valoir[[6:Falconet critique ensuite point par point Algarotti.]].

Dans :Phidias et Alcamène, le concours pour Athéna(Lien)

, t. II,p. 11

[[6: traduction de Pline]] Phidias est fameux parmi toutes les nations qui connoissent le mérite de son Jupiter Olympien. Mais afin que ceux mêmes qui n’ont pas vu ces ouvrages sachent combien les louanges qu’on lui donne sont justes, nous produirons seulement quelques légers traits de son génie. Nous n’employerons pas, pour leur donner une idée de l’artiste, la beauté de son Jupiter Olympien, ni la grandeur de sa Minerve d’Athènes qui est de vingt-six coudées, et qui est composée d’or et d’ïvoire ; mais son bouclier, sur le tour saillant duquel il a gravé le combat des Amazones ; dans la partie concave le combat des Dieux et des Géants ; sur sa chaussure celui des Centaures et des Lapites : tant les plus petites parties de cette statue lui parurent propres à recevoir quelque travail de son art.

Dans :Phidias, Zeus et Athéna(Lien)

, t. I, p. 172; 386-387

Car il convient d’ajouter ceux qui se sont rendus célèbres dans leur art par de plus petits ouvrages. De ce nombre fut Pyreïcus, à qui très peu de peintres peuvent être préférés. Je ne sais s’il n’a pas détruit sa réputation par le plan qu’il a suivi ; puisque se bornant à des sujets bas il y a cependant acquis la plus grande gloire (68). Il a peint des boutiques de barbiers, de cordonniers, des anes, des provisions de cuisine, et autres choses semblables ; ce qui l’a fait surnommer Rhiparographos[[3:Peintre de choses sales et viles.]]. Mais ses tableaux font un plaisir infini ; car ils se sont vendus plus chers que les grands de beaucoup d’autres.

Notes, t. I, p. 386-387 : (68) Un artiste ne détruit pas sa gloire, lorsque dans le genre qu’il a choisi, il obtient la plus grande gloire, summam gloriam. Pline a oublié de nous dire si ce Pyreïcus avait les plus grands talens pour les sujets nobles ; s’il y avoit réussi, et s’il étoit à son choix de peindre également bien l’un et l’autre genre. C’est pourtant ce qu’il auroit fallu savoir et dire avant d’écrire que cet artiste avoit détruit sa gloire en se bornant à des sujets bas, dans lesquels cependant il avoit acquis la plus grande réputation ; car, tel brille au second rang qui s’éclipse au premier. Ainsi, j’ose croire que le raisonnement de Pline est infirme, et même un peu ridicule, et je souhaiterois que, pour m’instruire, on voulût bien faire une réponse claire et satisfaisante à cette petite observation.

Dans :Piraicos et la rhyparographie(Lien)

, t. II, p. 12

Mais la première des statues non seulement de Praxitèles, mais de toute la terre, c’est sa Vénus, qui a engagé bien des gens à faire le voyage de Gnide pour la voir. Cet artiste avoit fait deux Vénus qu’il vendoit ensemble ; l’une étoit nuë, l’autre habillée. Les habitans de Cos, qui avoient le choix, préférèrent celle-ci, quoiqu’ils pussent avoir l’autre au même prix, parce qu’elle leur sembla plus chaste et plus honnête. Les Gnidiens achetèrent l’autre. La différence de leur réputation est extrême. Le roi Nicomèdes voulut acheter celle des Gnidiens, sous la promesse de payer les dettes de la ville qui étoient immenses ; mais ses habitans aimèrent mieux s’exposer à tout que de s’en défaire ; et ils eurent raison, car par cette figure Praxitèle illustra la ville de Gnide. Le petit temple où elle est placée, est ouvert de toute part, afin que la figure puisse être vuë de tous côtés : ce qui ne déplait pas, à ce qu’on croit, à la déesse ; de quelque côté qu’on la voye, on l’admire également. On dit qu’un homme épris d’amour pour cette figure, s’étant caché, en jouït pendant la nuit, et qu’une tache qui y resta, fut la marque de sa passion.

Dans :Praxitèle, Vénus de Cnide(Lien)

(t. I), p. 169

Pour éviter que le tableau de Ialise ne fût brûlé, le Roi Démétrius, lorsqu’il assiégea Rhodes, ne fit pas mettre le feu du coté où il étoit, quoique ce fût le seul par où il pût prendre la ville ; et pour épargner la peinture, il perdit l’occasion de la victoire. Protogènes étoit alors dans une petite maison de campagne qu’il avoit dans le fauxbourg, c’est-à-dire, dans le camp même de Démétrius. Les combats ne l’interrompirent en aucune sorte, et ne l’empêchèrent de continuer ses ouvrages commencés, que quand le Roi l’envoia chercher pour lui demander comment il ôsoit rester avec tant d’assurance hors des fortifications ? Il répondit, qu’il savoit que le Roi faisoit la guerre aux Rhodiens, et non pas aux arts. Le Prince mit donc des corps de garde pour sa sûreté, charmé de pouvoir conserver des mains qu’il avoit déjà épargnées ; et pour ne point déranger trop souvent l’artiste en le faisant venir, il vint le voir chez lui, de sorte qu’abandonnant le soin de la victoire, au milieu des combats et de l’attaque des murs, l’ennemi vint considérer l’artiste.

Dans :Protogène et Démétrios(Lien)

, t. I, p. 167-168; 379-382

Son Ialise, qui est à Rome, consacré dans le Temple de la Paix, l’emporte sur tous ses autres tableaux. On dit que tandis qu’il le peignit, il ne vécut que de lupins trempés, qui satisfaisoient à la fois la faim et la soif ; régime observé pour que son esprit ne s’émoussât point par une nourriture trop délicate. Il mit à ce tableau quatre couleurs l’une sur l’autre, pour le défendre des injures du tems et de la vétusté, afin qu’une couleur venant à tomber, l’autre la remplaçât. Il y a dans ce tableau un chien fait d’une manière surprenante, attendu que le hazard y eut aussi part. Protogénes assez content des autres parties, ce qui lui arrivoit très rarement, ne trouvoit pas qu’il eût bien exprimé l’écume d’un chien haletant. Le soin qu’il avoit pris lui déplaisoit ; il ne pouvoit en prendre moins ; cependant il lui en paroissoit trop, l’art s’éloignoit de la vérité ; l’écume n’étoit que peinte, elle ne sortoit pas de la gueule. Tourmenté d’inquiétude, parce que dans son ouvrage il vouloit la vérité et non la vraisemblance, il éffaçoit souvent, il changeoit de pinceau et rien ne le contentoit. Enfin, dépité contre l’art parce qu’il s’appercevoit, il jetta son éponge remplie de couleurs sur cet endroit qui lui déplaosoit tant, et l’éponge replaça les couleurs comme le désiroit son exactitude. Ce fut ainsi que le hazard imita la nature (63). Néalcès réussit, dit-on, pareillement, en jettant son éponge pour faire l’écume d’un cheval, lorsqu’il peignoit ce cheval retenu par un cavalier, qui le sifloit pour l’arrêter. Ainsi et Protogénes et le hazard, eurent tous deux part à ce chien.

Notes, p. 379-382 : (63) C’est ce même tableau qu’il fut, dit Plutarque, sept ans à faire. Un écrivain qui remarque la longueur excessive du temps employé à un ouvrage qu’il traite de chef-d’œuvre, et à qui il ne vient pas à la pensée qu’une telle production pouvoit bien être froide et traitée d’une manière mesquine, ne montre aucun goût ni aucune idée des procédés de l’art. Quant à Pline, nous lui demanderons si l’écume de ce chien avoit les quatre couches de couleur ; si Protogènes avoit jeté l’éponge à la tête des quatre chiens, ou si c’étoit au premier, ou au second, ou au troisième, ou seulement au quatrième ? Si ce n’étoit qu’à ce dernier, le peintre manquoit son objet, la postérité ; puisque cette écume de la façon de l’éponge venant à tomber, celles qui devoient lui succéder à la gueule des trois autres chiens eussent été plus mal peintes : Protogènes, qui travailloit si longtemps un tableau, ne le travailloit pas encore assez longtemps. Il résulteroit aussi de là que tous les peintres anciens qui ne peignoient pas ainsi, ne peignoient pas pour la postérité : et puis, quel thème d’amplification que cette tirade sur un peu d’écume ! Il nous prouve seulement que Protogène ne savoit pas peindre ce que nos peintres font en badinant et qu’on laisse admirer aux badauts sans s’amuser à en parler. Tous ces gens-là avoient aussi leurs faiblesses ; quels travers de ne vouloir pas en convenir ! En avoient-ils moins leurs beautés sublimes ? Néalcès jetta aussi son éponge à la bouche du cheval qu’il peignait, et il en obtint le même effet. Quelques modernes l’ont écrit d’Apelles. Je ne sais s’ils l’ont lu chez les Anciens : à moins que ce ne soit dans Sextus Empiricus (Pyrrhon. Hipot. Lib. I. cap. 10) mais toujours est-il certain, que ces sortes de contes, une fois trouvés, s’arrangent comme ils peuvent dans la mémoire des hommes soit Anciens, soit Modernes.

D’ailleurs cette manière de s’exprimer il mit quatre couleurs l’une sur l’autre, quater colorem induxit, n’est point celle d’un connoisseur qui écrit. 1° Parce qu’elle ne présente à l’esprit aucun des procédés de l’art. 2° Parce qu’elle n’est pas claire. 3° Parce qu’elle est triviale, et qu’elle est dans les termes dont on se serviroit pour l’impression d’une toile. Peut-être Protogénes a-t-il ébauché et empâté trois fois son tableau avant de le finir ; opération cependant qui demande de la chaleur. Mais s’il a peint quatre tableaux finis l’un sur l’autre, étoit-ce un peintre ? Pline ne voit pas combien cette marche et ces petits moïens sont oposés aux ressorts, à l’esprit, aux procédés de l’art : la fatigue et l’ennui devoient au moins sauter aux yeux dans ce triste chef-d’œuvre. M. de Caylus, tom. 19 des Mém. de l’Acad., s’est donné beaucoup de peine pour prouver que ce tableau de Protogènes étoit colorié comme un Titien, et pour faire croire que Pline en a bien parlé. On peut voir comment notre amateur a réussi.

Le Père Hardouin dit bravement dans sa note sur ce passage, qu’il croit que cette adresse est un secret caché aux peintres d’aujourd’hui. Oh ! très caché, et tout aussi caché pour eux, qu’il l’étoit aux Titien, aux Corrège, aux Paul Véronèse, aux Rubens, aux van Dyck, etc., et l’on peut lui répondre, qu’ils ne le chercheront pas.

On trouve dans l’Encyclopédie une observation sur ce procédé de Protogènes ; la voici.

« Protogènes, jaloux de la durée de ses ouvrages, et voulant faire passer le tableau d’Ialise à la postérité la plus reculée, le répeignit à quatre fois, mettant couleurs sur couleurs, qui prenant par ce moïen plus de corps, devoient se conserver plus longtemps dans leur éclat, dans jamais disparaître ; car elles étoient disposées pour se remplacer, pour ainsi dire, l’une l’autre. C’est ainsi que Pline s’explique, comme le remarque M. le Comte de Caylus, pour caractériser le coloris de ce célèbre artiste. » Il y a deux remarques à faire sur ce passage. 1° La méthode de répeindre, en empâtant ses couleurs, peut bien assurer plus de durée à la couleur, et lui donner plus de corps : mais on ne peut pas dire que cette méthode caractérise le coloris ; parce qu’il faudroit prémièrement savoir si le peintre a du coloris. La couleur se trouve chez le marchand, le coloris sur le tableau quand le peintre en a. Protogènes en avoit-il ? 2° Je ne trouve pas que Caïus Plinius Secundus ait parlé du tableau de Protogènes comme en parle l’observation ci-dessus : ce sera donc un autre Pline, que je ne connois pas.

Dans :Protogène, L’Ialysos (la bave du chien faite par hasard)(Lien)

, t. I, p. 169

On dit encore du tableau que Protogènes fit dans cette circonstance, qu’il le peignit sous le glaive. C’est un satire qu’on nomme Anapauomenon[[3:Qui se repose.]], et auquel, pour qu’il ne manquât rien à la sécurité où vivoit l’artiste alors, il fit tenir des flûtes (64).

Notes, t. I, p. 382-384 : (64) Voici ce que dit Strabon de ce singulier tableau, l. 14 p 652. « Le Satïre était près d’une colonne, sur laquelle étoit posée une perdrix. Cette perdrix, quand le tableau fut exposé, frapa tellement d’abord les spectateurs, que l’admiration qu’elle excitoit fit négliger le satire. Et ce qui augmenta encore beaucoup cette admiration, fut que les oiseliers ayant apporté auprès des perdrix privées, et les ayant présentées à celle du tableau, elles l’apeloient par leur chant ; ce qui faisoit beaucoup de plaisir aux spectateurs. Protogènes voyant par-delà que ce que n’étoit qu’un accessoire, faisoit négliger le sujet principal du tableau, obtint des gardiens du temple la permission de le retoucher, et il en effaça l’oiseau.”

Voilà encore un bon petit conte à mettre avec les raisins de Parrhasius. Ou le satire était médiocre (ce qui est difficile à croire si les tableaux de Protogènes faisoient, comme on l’assure, l’admiration des Athéniens, et que ce peintre si difficile à se satisfaire dans les ouvrages, ait été jugé supérieur à Apelles par Apelles même) ou les spectateurs étoient fort ineptes de s’attacher à la perdrix aux dépens du satire dont ils négligeoient la beauté, pour prendre beaucoup de plaisir au chant de ces perdrix privées; ce qui est encore difficile à croire du peuple le plus éclairé qui fût au monde, surtout au siècle d’Aléxandre ; ou enfin Protogènes peignoit moins bien les hommes que les animaux ; ce qui rabatroit un peu de son mérite dans le premier genre, et diminueroit le prix et la légitimité des éloges qu’on en a faits.

Quoiqu’il en soit de l’opinion des hommes sur le tableau de cet artiste, il semble que Strabon et Pline n’ont pas aperçu qu’ils ont fait, l’un Protogènes et l’autre Parrhasios, assez novices dans l’art pour avoir ignoré que l’aparence d’un fruit ou d’un oiseau pouvoit décevoir jusqu’à un point quelques animaux, sans que leurs figures humaines fussent pour cela moins bien peintes. La disposition de l’objet et le fond sur lequel il se détache, suffisent pour produire cette erreur sur les animaux, tandis que dans le même tableau ils ne distingueront pas les figures les mieux peintes, ni les autres réprésentations, si elles sont bien groupées. Cette perdrix étoit sur une colonne, et les raisins sur la tête de celui qui les portoit ; ces objets étoient par conséquent isolés, et par là propres à faire illusion au sens de la vuë des animaux, pour qui ils étoient un atrait naturel. Nous avons des connoisseurs, mais ils se gardent bien de conter sérieusement de pareilles historiettes ; ils perdroient leur réputation ipso facto.

Ainsi mettez hardiment ce que vous lisez chez les Anciens de la Vache de Myron, des chevaux d’Apelles, des raisins de Parrhasius, de la perdrix de Protogènes, etc. au rang des sotises antiques. Ou bien, si vous voulez que le jugement des animaux soit de quelque poids, prouvez qu’ils sont d’assez bons connoisseurs, comme je vous l’ai déjà dit, pour que la justesse d’imitation, les finesses de l’art, en un mot, tout ce qui met un ouvrage supérieur si fort au-dessus d’un ouvrage commun, ne leur puisse échapper. Mais prenez-y garde, il en résultera que des millions d’hommes policés seront à cet égard fort au-dessous des bêtes ; cela seroit mortifiant. Ce qui le seroit bien aussi, c’est que les Grecs d’un goût si fin, si délicat, si exquis, auront compté pour bon le suffrage des veaux qui venoient tetter la vache de Myron, celui des chevaux qui avoient donné le prix au tableau d’Apelles, et celui des oiseaux qui venoient se tromper aux raisins de Parrhasius et à la perdrix de Protogènes. Tout cela sera triste, sans doute ; mais vous aimerez mieux convenir que des bêtises anciennes sont tout aussi ridicules que des bêtises modernes, et vous aurez raison.

Dans :Protogène, Satyre et parergia(Lien)

, t. I , p. 156; 308-322

Timanthe eût l’esprit très fécond ; aussi son Iphigénie fut-elle célébrée par les orateurs. Ayant fait cette princesse debout devant l’autel où elle devoit être sacrifiée ; ayant réprésenté tous les assistants dans la tristesse, et particulièrement son oncle ; enfin ayant épuisé tous les caractères de la douleur, il couvrit le visage du père qu’il ne pouvoit montrer avec une expression convenable à la situation (39). Il y a encore d’autres preuves de son génie ; comme un Cyclope endormi, peint dans un très petit tableau, auprès duquel, pour faire sentir la grandeur de sa taille, il a peint des satyres qui mesurent son pouce avec un thyrse[[3:Ce n’est là qu’un trait de jugement fort simple et fort commun ; l’exemple en est dans la nature, et chacun l’y voit à chaque instant. Qui est-ce qui n’a pas rencontré une femelle avec tous ses petits autour d’elle, et tant d’autres oppositions semblables ? Quand on ne le rencontreroit pas communément, un peintre qui a vu dans Homère le Cyclope Polyphème avec Ulysse et ses compagnons, ne donne pas une preuve de génie quand il en fait l’équivalent, et ce n’est point une invention. Si je fais la statue de Vénus ornée de sa ceinture imaginée par Homère, aurai-je inventé la ceinture de Vénus ? On dit que ce tableau de Timanthe étoit grand comme l’ongle.]]. Il en est de même de tous ses ouvrages, où il y a toujours plus de sous-entendus que d’exprimé ; et quoique l’art en soit excellent, le génie le surpasse encore.

Notes, t. I,  p. 308-322 : (39) Ainsi Timanthe, ayant épuisé tous les caractères de la tristesse et de l’affiction, fut obligé de voiler le visage d’Agamemnon. C’est que Timanthe ne savait pas placer ses personnages de la manière la plus convenable à leur donner le plus ou le moins d’intérêt nécessaire dans sa composition, ou qu’il ignoroit la gradation des caractères. Ce qui n’est pas la marque d’un bon jugement, ne doit pas être l’objet d’un éloge. Mais pourquoi raisonner à côté de l’objet ? Voyons en deux mots si Timanthe savoit rendre les expressions. Pline dit qu’Aristides fut le premier qui peignoit l’âme, les sentiments, les caractères, les troubles de l’esprit. Or cet Aristides étoit en réputation vers la 108e  ou 110e Olympiade, environ 60 ans après Timanthe. Vous voïez bien que Timanthe ne devoit pas être trop savant dans une partie qui ne fut connuë que 60 ans après lui. Les contemporains, qui n’avoient pas encore vu chez les peintres de véritable expression, admiroient les tableaux qui en suposoient, comme on admiroit les statues de Dédale et la première montre qui fut faite. Ces contemporains écrivirent, furent copiés par d’autres, qui le furent aussi ; et Pline compila ce qui lui en parvint. Voilà comme il écrivoit l’histoire de l’art, comme il entendoit lui-même ce qu’il écrivoit, comme on le fait lire, et comme la postérité a de bons mémoires.

Mais suposons que Timanthe, emporté par les expressions dont il étoit vivement pénétré, les eut épuisées sur les autres figures, il sut habilement, dit-on, reparer cette faute par un grand trait de génie : c’est ce que nous allons voir. L’étenduë de l’esprit, la force de l’imagination, et l’activité de l’âme, voilà le génie. (Encycl. Art. Génie). Quand on se ressouvient de ce qu’un autre a fait, on a de la mémoire et point de génie. Quand on fait ce qu’un autre a fait, et qu’on fait précisément la même chose, on n’imagine pas, on imite. Quand un autre, dans l’activité de son ame, a trouvé un trait de génie, il dispense la nôtre de la même activité, lorsque nous voulons exécuter une chose pareille. Apliquons ces définitions au prétendu trait de génie de Timanthe.

Euripide, par le temps où il vivoit, auroit été le père de Timanthe ; il avoit fait son Iphigénie plus de 50 ans avant que celui-ci fît la sienne. Il dit au cinquième acte : Agamemnon la voit s’avancer vers le terme fatal ; il gémit ; il détourne la vuë ; il verse des larmes, et se couvre le visage de sa robe[[3:Remarquez qu’Euripide fait couvrir le visage d’Agamemnon lorsque sa fille s’achemine à l’autel, qu’il la rencontre, et qu’il lui parle ; ce qui n’est pas l’instant du sacrifice.]] : trait que le poëte avoit habilement préparé dès le second acte, en faisant dire à Agamemnon : Roi, je rougis de verser des pleurs ; et pere infortuné, je rougis de n’en pas répandre. Il paroît de là que ce n’est pas tant pour laisser imaginer au spectateur l’expression de la plus forte douleur qu’Euripide couvre le visage du pere d’Iphigénie, que pour conserver la décence et la dignité bien ou mal entenduës, de ce roi de tant de rois : caractère que le poëte a fort ingénieusement soutenu dans le dernier acte. J’ignore si d’autres ont fait atention à cette nuance délicate ; mais le Père Brumoy ne l’a point aperçuë, et M. Racine le fils l’a fait disparoître dans son examen d’Iphigénie : on pourroit, ce me semble, élever son pere sans abaisser son aïeul. Ainsi on a mal vu, si je ne me trompe, le trait que le peintre a emprunté du poëte, tant qu’on n’y a vu que le voile d’une douleur inéxprimable. Ce n’est pas trop avancer que de dire, que toute la Grèce savoit par cœur l’Iphigénie d’Euripide, et le peintre Timanthe ne l’ignoroit pas. Comment donc des hommes d’esprit, des savans sans nombre, tant chez les Anciens que parmi les Modernes, ont-ils pris le change ? Pourquoi se sont-ils extasiés sur cette prétenduë imagination de Timanthe, et comment n’ont-ils pas vu que son génie n’était là qu’une copie de celui d’Euripide ?

Quant aux Grecs ; ils retrouvoient avec plaisir dans le tableau de leur peintre, l’Agamemnon de leur poëte. Voilà, dit une note dans le père Brumoy sur ce passage, voilà ce qui a donné lieu au tableau si vanté de Timanthe ; le poëte méritait au moins autant d’éloges que le peintre[[3:D’autres prétendent que Timanthe doit son voile à Homère qui fait couvrir le visage de Priam de son vêtement après la mort de son fils Hector.]]. Après une observation aussi juste, aussi frappante ; après la publication en français de l’Iphigénie d’Euripide, comment les écrivains françois ont-ils le courage de dire encore, Timanthe imagina de représenter Agamemnon la tête voilée ? Mr. de Jaucourt qui copioit les discours de Mr. de Caylus, voyoit pourtant la note, p. 197 tom. 25 des Mém. de l’Acad., où il est dit, que Timanthe étoit redevable à Euripide du trait qui lui a fait le plus d’honneur dans son tableau. Il avoit dû lire aussi dans les Réflexions sur la poësie de M. Louïs Racine, Agamemnon est présent au sacrifice, mais il s’est voilé le visage ; voile heureux dont fit usage le peintre vanté par Cicéron : cela était imprimé dès l’année 1747. Cette démonstration une fois posée dans un poëte antérieur à Parrhasius, est un point duquel il n’est plus permis de s’éloigner.

On peut voir aussi la description du tableau où Carle Vanloo a traité le même sujet ; elle est imprimée en 1754. On y trouvera, page 25, Malgré le respect que j’ai pour l’Antiquité, je ne loüerai point Timanthe d’avoir voilé le visage d’Agamemnon. Page 26, Ce procédé me paroît dans la peinture un contresens, et si j’ôse le dire, une absurdité. Et page 27, Je suis persuadé que Timanthe n’avoit couvert les yeux d’Agamemnon du pan de sa robe, que pour copier fidèlement Euripide, et que les historiens peu exacts sur les parties des arts, ou trop amis de l’hyperbole, ont mal conçu l’objet du peintre, ou ont altéré la tradition d’un fait très simple en soi. Voilà qui concourt à la preuve que Timanthe n’a point imaginé ce voile ; et l’auteur désapprouve aussi les historiens qui en ont exagéré l’éloge[[3:J’ai placé vers la fin de cette note sur le tableau de Timanthe, le préambule de la description dont je viens de copier deux ou trois passages ; non que je trouve en rien ce préambule fort singulier, mais seulement pour montrer à certains lecteurs que moi-même je ne le suis point, et que les personnes qui cultivent et connoissent le plus nos arts, sont nécessairement de l’avis des artistes. Au surplus je me fais honneur d’être blâmé par la vanité aveugle et blessée, et (sur cet article) je serois un peu fâché de plaire à ceux qui boudent M. le Comte de Caylus auteur de la Description.]].

Quant à Pline le compilateur indigeste, il vouloit, comme tant d’autres, voir dans Timanthe un peintre de génie ; ainsi, toute idée qui ne le lui eût pas présenté tel, devoit s’afoiblir, disparoître même, au point de le laisser entièrement livré à son opinion. Cette Iphigénie avoit été tant célébrée par les orateurs, oratorum laudibus celebrata. C’en étoit assez pour Pline : eh ! ne l’en plaisantons point ! C’est aussi tout autant qu’il en faut pour des milliers de gens d’esprit, je n’ôse pas dire des savants. C’est ainsi qu’emporté par le torrent de l’autorité, la préoccupation jointe à l’ignorance de la chose, n’aperçoit que ce qu’elle a bien résolu de voir. Nous dependons de tant de causes qui nous tirannisent, que fort peu de ces ressorts qu’on apelle gens d’esprit, sont en état d’agir autrement ; il faut du travail et d’excellents organes pour se conduire le moins mal possible ; et voilà l’esprit juste.

Si l’autorité des Anciens et celle de quelque homme que ce soit, quand elle n’est fondée que sur elle-même, étoit un rempart contre la saine critique, où en seroient les sciences et les arts ? Si sur chaque matière dont quelques écrivains se sont emparés, et sur laquelle ils se sont avisés de trancher net, quoiqu’ils y fussent fort peu éclairés, si, dis-je, des hommes profondément instruits et tenaces, eussent consacré leurs veilles, quels services n’eussent-ils pas rendus à l’humanité ! L’homme qui cherche de bonne foi la vérité dans quelque matière que ce soit, ne se trouveroit pas égaré par des guides infidèles. Nos jugemens, avant d’être formés, sont pervertis par des écrivains légers qu’une vaine renommée a métamorphosés en docteurs irréfragables.

Il y a une petite observation à faire encore à l’occasion du passage de Pline ; je m’y arrête, parce que le texte est sous mes yeux. Pline dit : patris ipsius vultum velavit ; et dans le douzième vol. de l’Encyl. Page 264, on lit, velavit ejus caput, dit Pline, et sibi cuique animo dedit aestimandum. Les recueils ou la mémoire de M. de Jaucourt l’auront trompé. Peut-être aussi se sera-t-il trompé en lisant ce latin dans l’abbé Du Bos : le nom de Pline et celui de Quintilien, placés quelques mots avant le passage, peuvent induire en erreur quand on est pressé. Quoi qu’il en soit, cette fin de phrase est de Quintilien, de inst. orat. lib. 2 c. 13. Ce n’est là qu’une petite faute que tout écrivain peut commettre par inadvertance, surtout quand on n’a pas le tems de se relire, mais pourtant qu’il est à propos d’observer, pour ne pas induire en erreur ou y laisser ceux qui ne lisent pas les originaux.

Mr. de Jaucourt observe au même endroit que le Poussin a emploïé dans son Germanicus l’idée de Timanthe, sans la devoir au peintre grec ; et la preuve qu’il en donne, c’est que le tableau de Timanthe ne subsistoit plus quand le Poussin fit le sien. Que le tableau de Timanthe ne subsistât plus alors, c’est un fait indiscutable ; mais il résulteroit du raisonnement de Mr. de Jaucourt copié d’après celui de l’Abbé Du Bos, que le tableau d’Euripide subsistant lorsque Timanthe fit le sien, le peintre pouvoit bien devoir son idée au poëte, et que le Poussin peut devoir également la sienne au même poëte qui subsiste encore. Les mots exprimant les idées dans le discours, ce n’est qu’en les emploïant à propos qu’on ne confond pas les idées. Imiter et copier ne sont pas sinonimes : on peut donc imiter l’idée d’un tableau, quand, par une description exacte, cette idée est déposée chez un écrivain ; alors on n’a pas besoin du tableau pour emploïer la même idée. Mais pour copier le tableau, on sait que sa présence est nécessaire, et que la plus exacte description n’y serviroit à rien.

Il ne se présente pas à l’esprit du lecteur comment on peut se résoudre à donner les raisons les plus foibles, et même les plus fausses, quand on a les meilleures ; et très assurément M. de Jaucourt n’en manquoit pas. Il pouvoit dire, par exemple, qu’une femme auprès du lit de Germanicus mourant n’est pas Agamemnon qui voit arriver sa fille dans le camp des Grecs, pour y être assassinée à la vuë de toute l’armée ; que le Poussin a dû prendre dans la nature, comme tous les peintres et les sculpteurs, l’idée d’une femme qui essuie ses larmes avec un mouchoir ; qu’il n’y a pas d’actrice qui n’en fasse autant tous les jours au théâtre, sans penser seulement qu’il ait subsisté un tableau de Timanthe. Voilà peut-être des raisons qui eussent été présentables ; mais il ne falloit pas donner pour preuve du génie autodidacte du Poussin, la non-existence du tableau de Timanthe ; parce que si le Poussin eût voulu recourir à d’autres autorités qu’à celle de la nature, pour savoir s’il devoit donner un mouchoir à son Agrippine, et qu’il eût cru bonnement que la tête d’Agamemnon couverte lui fût nécessaire, n’avait-il pas Euripide, Cicéron, Pline, Quintilien, et Valère-Maxime ? Mais le Poussin eût montré aussi peu de sens et de jugement dans son art, qu’Euripide mettoit d’intelligence dans le sien. Quel raport, en effet, entre le mouchoir d’Agripine et le voile d’Agamemnon ? Revenons au tableau grec.

Nous distribuons volontiers le blâme et l’éloge un peu trop légèrement. De ce qu’Euripide a voilé le visage de son Agamemnon, s’ensuit-il nécessairement que Timanthe a dû voiler le sien ? Avant de décider ce point, il faut examiner les raisons du poëte, et voir si le peintre en avait de semblables. Si Euripide est parti du cruël embarras où se trouvoit Agamemnon qui, comme pere, ne pouvoit retenir ses larmes et, comme roi, les vouloit cacher à ses prêtres et à son armée, Timanthe a très bien fait d’imiter Euripide. Mais si, comme on le supose communément, le poëte n’ayant d’autre objet que celui de laisser de l’exercice à l’imagination du spectateur, emploia l’artifice de ce voile, ne pourroit-on pas, en se rapelant les usages du théatre grec, apercevoir que les masques des acteurs s’oposoient absolument à l’effet des expressions composées et successives ? Raison assez forte pour qu’Euripide jettât un voile sur le visage de son acteur, si la scène eût été en action ; mais puisqu’elle n’est qu’un récit, il est évident que l’objet du voile est de conserver le caractère d’Agamemnon, comme on l’a vu plus haut ; ôtez cette unité de caractère, vous trouverez que le récit est un voile sufisant, qui laissoit tout le jeu à l’imagination du spectateur, et qu’il était très inutile de lui dire que le roi s’étoit effectivement voilé le visage. Quant à Homère, les mêmes raisons sont pour lui contre Timanthe.

Il n’en est pas ainsi du tableau de ce peintre, si l’on veut que son voile ne fut mis que pour cacher une douleur inéxprimable. 1° La peinture n’admet point les masques sur le visage de ses acteurs. 2° Le peintre expose sa scène en action. Timanthe devoit donc prendre un autre parti que le poëte, sous peine d’être un peintre sans jugement, un servile imitateur. O imitatores servum pecus. C’est ainsi qu’en croiant célébrer un ancien, on n’en fait qu’un artiste médiocre : observation qu’on auroit dû faire avant d’écrire que les peintres et les statuaires doivent prendre, non seulement leurs sujets chez les poëtes, mais peindre aussi d’après eux les épisodes, les emblêmes ou allégories ; comme si une idée, quelquefois très ingénieuse ou sublime en poésie, n’étoit pas souvent ridicule ou monstrueuse en peinture et en sculpture. L’Agamemnon de Timanthe en seroit une preuve, si on vouloit que ce voile ne fût autre chose qu’un trait de génie pour cacher une douleur inexprimable.

Mais acordons au peintre grec le sens, le discernement qui doivent lui apartenir, et disons qu’il a vu Agamemnon comme Euripide l’avoit fait ; c’est-à-dire pere et roi en même temps, voulant cacher et réunir l’ame du pere et la majesté du trône : métaphysique des plus subtile dans le cas dont il s’agit. Disons aussi que Timanthe a changé les tems, et qu’il a placé le voile au moment du sacrifice, tandis que le poëte l’avoit placé lorsqu’Iphigénie, allant à l’autel, rencontre son pere. Ainsi le peintre, même en voilant mal à propos son Agamemnon, n’a pas copié fidèlement Euripide : il a fait une transposition, ce qui d’ailleurs ne doit jamais être pris pour une imagination. Ne disons donc plus que Timanthe imagina de représenter Agamemnon la tête voilée, attendu que nous dirions un mensonge, et que peut-être nous ferions une imputation à un artiste qui ne l’auroit pas méritée, si nous ajoutions, comme les orateurs, Timanthe couvrit la tête d’Agamemnon, parce qu’ayant épuisé sur tous les assistans la tristesse, le chagrin, l’abattement, les pleurs, les gémissements, les sanglots, les cris, et toute l’amertume de la douleur, il n’avoit plus d’expression assez forte ; et par cette invention il a laissé au spectateur à imaginer l’excès d’afliction où étoit plongé ce pere infortuné. Voyez Cicéron in Orat. num. 74. Quintilien, l. 2 c. 13. Valère Maxime, l. 8 c. 12 et Pline.

Cette note étoit faite, lorsque les Questions sur l’Encyclopédie parurent. On y lit, à la page 295. première partie : « Si le peintre Timanthe venoit aujourd’hui présenter à côté des tableaux du Palais Royal son tableau du Sacrifice d’Iphigénie, peint de quatre couleurs ; s’il nous disoit, des gens d’esprit m’ont assuré en Grèce que c’est un artifice admirable d’avoir voilé le visage d’Agamemnon, dans la crainte que sa douleur n’égalât pas celle de Clitemnestre, et que les larmes du père ne déshonorassent la majesté du monarque ; il se trouveroit des connaisseurs qui lui répondroient : c’est un trait d’esprit, et non pas un trait de peintre. Un voile sur la tête de votre principal personnage fait un effet affreux dans le tableau. Vous avez manqué votre art. Voyez le chef-d’œuvre de Rubens, qui a su exprimer sur le visage de Marie de Médicis la douleur de l’enfantement, l’abattement, la joie, le sourire et la tendresse, non pas avec quatre couleurs, mais avec toutes les teintes de la nature. Si vous vouliez qu’Agamemnon cachât un peu son visage, il faloit qu’il en cachât une partie avec ses mains posées sur son front et sur ses yeux, et non pas avec un voile que les hommes n’ont jamais porté[[3:Mais si c’étoit sa robe. Euripide se sert, il est vrai, du mot pepplos. Il ne faut pas entendre ici par ce mot un voile de femme, mais celui dont les hommes se couvroient la tête quand ils offraient des sacrifices. Cicéron dit, obvolvere (envelopper, cacher) ; Quintilien dit, velare (couvrir) ; Valère-Maxime dit, involvere (envelopper) ; Pline dit, velare (couvrir). Cela peut se faire avec une robe ou avec un manteau.]] et qui est aussi désagréable à la vuë, aussi peu pittoresque, qu’il est opposé au costume ; vous deviez alors laisser voir les pleurs qui coulent, et que le héros veut cacher ; vous deviez alors exprimer dans ses muscles les convulsions d’une douleur qu’il veut surmonter ; vous deviez peindre dans cette attitude la fermeté et le désespoir. Vous êtes grec, et Rubens est belge ; mais le Belge l’emporte. »

L’auteur de cette observation n’est pas ce qu’on appelle un connoisseur en peinture ; on aperçoit même qu’il ne s’en pique pas, quand il dit qu’il falloit voir couler les pleurs d’Agamemnon, et qu’il devoit cacher une partie avec ses mains posées sur ses yeux : ce n’eût été qu’un personnage du second ordre. Il ne connoît pas non plus assez le tableau de Timanthe, quand il fait dire à l’artiste qu’il a voilé la tête d’Agamemnon dans la crainte que sa douleur n’égalât pas celle de Clitemnestre : Clitemnestre n’étoit pas au sacrifice. Voïez cependant, malgré ses fautes, de combien cet observateur l’emporte ici sur le prétendu connoisseur Pline.  C’est qu’il ne copie pas sans jugement des éloges antiques. C’est qu’il voit, comme tous les hommes bien organisés, une partie de l’art qui apartient à tous les hommes, sans qu’ils ayent besoin d’être connoisseurs ; car ce qu’il fait dire à des connoisseurs, n’est autre chose, que le jugement d’un esprit droit qui raisonne sur l’idéal d’un tableau.

M. de Voltaire avait déjà fait, à peu près, les mêmes observations dans ses Nouveaux mélanges philosophiques (troisième partie, p. 362, in-8°, 1765) : « Certains traits d’imagination ont ajouté, dit-on, de grandes beautés à la peinture. On cite surtout cet artifice avec lequel un peintre mit un voile sur la tête d’Agamemnon dans le sacrifice d’Iphigénie ; artifice cependant, bien moins beau, que si le peintre avoit eu le secret de faire voir sur le visage d’Agamemnon le combat de la douleur d’un père, de l’autorité d’un monarque, et du respect pour ses dieux ; comme Rubens a eu l’art de peindre, dans les regards et dans l’atitude de Marie de Médicis, la douleur de l’enfantement, la joie d’avoir un fils, et la complaisance dont elle envisageoit cet enfant. »

Ce peu de paroles anonce un observateur sensible, qui ne veut pas qu’on lui donne un foible tour d’adresse pour un trait de génie. Quant à l’expression de Marie de Médicis, peut-être n’est-elle pas bien précisément un objet de comparaison avec Agamemnon témoin du meurtre de sa fille. Mais si Rubens eût voilé le visage de la Reine, pour quelque raison que ce fut, et tous les personnages du tableau eussent-ils concouru à l’intérêt du sujet, on en seroit reduit aux vaines déclamations, aux exclamations vagues sur le voile mystérieux. La belle carrière que ce seroit pour les scrutateurs profonds ! Et qui sait si Timanthe, fatigué des si et des mais, ne s’est pas ainsi débarassé de beaucoup de tracasseries de la part des gens d’esprit de son temps, lesquels prêchoient, obsédoient et faisoient peut-être aussi comme au nôtre, manquer une belle chose à un artiste ? Si Rubens eût traité le sujet de Timanthe, vous lui eussiez vu développer tous les ressorts de l’art : jugez-en par sa Marie de Médicis. Mais s’il eût manqué son Agamemnon, bien plus difficile encore, je ne répondrois pas qu’alors il ne lui eût jeté un voile sur le visage ; et à coup sûr il aurait trouvé des admirateurs enthousiastes de sa foiblesse. Voyez par le tableau du Luxembourg ce qu’une tête, peinte avec tout le sentiment d’un grand maître, fait sentir et dire ; comparez-le aux idées vagues et incertaines, ou plutôt au silence qu’a produit le voile de Timanthe, car vous ne pouvez rien me citer de tout ce qui a été dit et écrit, où la nature de l’expression cachée sous ce voile soit fixée autrement que selon l’imagination, qui varie à l’infini chez tous les hommes. Le tableau des onze mille vierges, avec son rideau qui le couvre tout entier, pourroit faire imaginer aussi les plus belles choses du monde à celui qui auroit le cerveau assez creux pour s’en donner la peine ; et je vous défierois d’avoir un droit bien fondé pour lui nier sa vision. Mais vous ne préfererez pas le masque illusoire et menteur au visage qui vous dit une vérité frappante ; et vous regarderez comme un tribut payé à la coutume tirannique et moutonière, ces trois vers qu’un de nos poètes a fait paroître encore en 1769 :

D’atteindre à la douleur l’artiste désespère

Il cherche, hésite, enfin le génie a parlé

Comment nous montre-t-il Agamemnon ? voilé.

Tant il est vrai que les vieilles erreurs de toutes les espèces, ont une peine incroyable à se déraciner. C’est une hydre que les coups les mieux assenés ne peuvent empêcher de se réproduire, si on n’y emploie la recette d’Hercule.

Finissons par un trait d’artiste, et ne faisons ni voiler ni pleurer Agamemnon, parce qu’en peinture le voile est une sottise foible, et que l’extrême douleur ne fait pas verser de larmes, elle les arrête. Agamemnon voit lever le couteau sacré sur le sein de sa fille : la paleur est sur son visage ; le saisissement est prêt à lui ôter le sentiment ; il ne se soutient que par le choc des convulsions intérieures ; sa majesté, sa fierté, sont devenues torpeur ; ses bras abatus et roidis, ne s’expriment que par la violente contraction des muscles : le serrement est universel : Agamemnon existe-t-il ? Il ne le sait pas ; l’empire du roi sur le père, celui du père sur le roi, sont aussi dificiles à distinguer qu’ils sont confondus. Si vous voulez tempérer toute l’expression de la douleur d’un père dans ce fatal moment, que ce soit par l’expression de la fermeté d’une ame forte qui cède à la nécessité divine et humaine. Peignez les plus beaux traits, un homme de la proportion la plus noble, l’habillement le plus majestueux, le plus imposant : voilà mon Agamemnon. Il déchireroit votre âme, vous seriez vous-même cet Agamemnon. Mais était-il possible de le réprésenter ainsi 60 ans avant qu’on sût peindre l’expression ? Pour Clitemnestre, on sent bien que si elle eût assisté au sacrifice, elle fût tombée évanouie. Mais tot capita tot sensus : on peut sans doute faire encore d’autres forts beaux Agamemnons qui ne seroient ni celui de Mr. de Voltaire ni le mien.

Mais voici où le voile est à propos, où il est indispensable, où il faut laisser agir l’imagination du spectateur sur l’objet principal. Suposez un personnage très intéressant, qui, dans une émeute, ait eu le visage fracassé au point d’être défiguré d’une manière afreuse. Cachez sa tête avec sa robe, faites ruisseler le sang sur son vêtement de dessous ; mon imagination verra le visage le plus horrible, mais qu’il ne vous est pas permis de montrer à découvert. Voilà ce qu’il faut laisser peindre au spectateur. Mais un père affligé ! Mais un Roi ! Mais Agamemnon ! Vous êtes peintre, et vous me cachez la situation la plus expressive, la plus intéressante, et vous emploïez encore le sophisme pour me faire approuver ce vol que vous me faites. Vous n’êtes qu’un peintre foible, un homme sans ressorts ; vous ne connaissez pas tous ceux de vôtre art. Que m’importe l’espèce de voile dont vous vous servez ! Que ce soient des mains jointes et des bras levés, ou tel autre geste qui me cache le visage du héros : en voilant Agamemnon, vous avez dévoilé vôtre faiblesse. Un peintre réprésente Agamemnon voilé, est aussi ridicule que le seroit un poëte qui dans une situation pathétique, me diroit pour remplir mon attente et pour se tirer d’affaire, que les sentimens de son personnage sont au-dessus de tout ce qu’on peut dire.

Mais quoique le visage d’Agamemnon soit caché, son atitude ne peut-elle pas, dira-t-on, exprimer la douleur, l’abattement, le désespoir ? En ce cas on peut voiler toutes les figures d’un tableau ; leurs atitudes sufiront pour donner l’idée de leurs expressions. Ouï, mais l’imagination du spectateur, échauffée par les expressions des autres personages, ne conçoit-elle pas encore plus que l’artiste n’aurait pû lui représenter ? Je n’en crois rien, parce que cela dépend du plus ou moins de vivacité que le spectateur a dans l’imagination. Or un éffet aussi incertain, aussi conditionel, ne doit point être donné pour règle ; et l’impression reçuë de la part des autres personnages pourroit bien être autant de pris sur l’Agamemnon. Voyez ce qui se passe au théâtre : souvent on reproche avec raison à de fort bonnes pièces que les caractères du second ordre nuisent au personage principal, et le voile d’un beau récit n’y suplée pas toujours. Si on vous arrache des larmes en vous racontant la catastrophe d’Hippolyte, c’est que vous avez vu Hippolyte, que vous l’avez entendu parler, que le tissu de ses avantures vous a passé par les yeux et par les oreilles ; la succession seule a fait chez vous ce que l’instant unique de la peinture n’y peut jamais produire, si cet instant est masqué. Pourquoi la Judith de Rubens fait-elle frémir ? Pourquoi laisse-t-elle dans l’imagination des traces inéfaçables ? C’est qu’il a montré une bouchère qui hache le col d’un homme endormi. Le sang jaillit sur les bras de l’exécutrice. Holopherne lui mord deux doigts de la main qu’elle appuie sur son visage. Rubens a peint une juive inspirée ; il a déploïé toute l’horreur du sujet. Peignez les mœurs, le caractère des personnes et des nations, vous peindrez la nature. Si des coutumes trop délicates ne vous laissent pas cette liberté, renoncez ou à la peinture, ou à de pareils sujets.

Dans :Timanthe, Le Sacrifice d’Iphigénie et Le Cyclope (Lien)

, Addition à la note sur le tableau de Timanthe, t. I, p. 324-337

Je suis fâché de ne pas entendre la langue allemande, et de ne pouvoir lire un ouvrage de M. Lessing, dans lequel il prescrit les limites de la Poësie et de la Peinture, ainsi que le titre du livre l’annonce. L’édition est de Berlin, 1766. On m’en a traduit le morceau suivant, tel que je vais le raporter.

M. Lessing, après avoir avancé page 15, que les anciens artistes se gardoient bien de représenter les passions dans toute leur force ; après avoir dit qu’ils s’abstenoient entièrement de représenter des positions du corps si forcées que les lignes de beautés qui le circonscrivent dans un état de repos, soient perdues (Il faut croire que le groupe des Luteurs ne présentoit pas dans cet instant, toutes les beautés à M. Lessing), il ajoute page 18 : « L’extrême afliction étoit adoucie en tristesse, et quand cet adoucissement ne pouvoit avoir lieu ; quand l’afliction extrême auroit avili et défiguré, que fait en ce cas Timanthe ? On connoit son tableau du Sacrifice d’Iphigénie dans lequel il a donné à chacun des assistans, le dégré d’afliction qui lui convient. Mais à l’egard du pere, auquel il auroit dû donner le plus haut degré de douleur, il lui a voilé le visage. Que de belles choses n’a-t-on pas dites sur cette composition ! Timanthe a exprimé tous les diférens degrés de tristesse qui pouvoient être propres à son sujet ; mais il voilà le visage du pere sur lequel on auroit dû apercevoir la plus forte douleur. Il s’étoit, dit Pline, si fort épuisé en phisionomies tristes, qu’il désespéra d’en pouvoir donner au pere une plus triste encore. Il avoua par là, dit Valère Maxime, que la douleur d’un pere dans une pareille circonstance, est au dessus de toute expression. Quant à moi, je ne vois ici ni l’impuissance de l’art, ni celle de l’artiste. Avec le degré de passion se renforcent aussi les traits du visage qui les manifestent. Le plus grand degré a les traits les plus décidés, et rien n’est plus facile à l’art que de les exprimer. Mais Timanthe connoissoit les bornes que lui préscrivoient les graces de son art : il savoit que la douleur qui convenoit à Agamemnon comme pere, se manifeste par des contorsions qui sont toujours hideuses. Jusqu’où la beauté et la dignité peuvent s’allier avec l’expression, jusques-là a-t-il été. Il auroit volontiers franchi le pas jusqu’au hideux, il l’auroit volontiers adouci ; mais sa composition ne lui permettoit ni l’un ni l’autre. Que lui restoit-il à faire, qu’à le voiler ? Ce qu’il n’a pas osé peindre, il l’a laissé deviner : bref, ce voilement est un sacrifice que l’artiste a fait à la beauté. Elle est un exemple, non comme on doit pousser l’expression au-delà des bornes de l’art, mais comme on doit l’assujetir à la première règle de l’art ; la règle de la beauté.

Maintenant, en apliquant cela au Laocoon, la raison que je cherche est claire. L’artiste travailla pour la plus grande beauté dans les circonstances admises de la douleur corporelle : celle-ci dans tout son excès défigurant, ne pouvoit être alliée avec l’autre ; il dut donc la rendre moins vive, et changer les cris en soupirs, non parce que les cris décelent une ame ignoble, mais parce qu’ils défigurent le visage d’une manière dégoutante. Car on n’a qu’a s’imaginer le Laocoon la bouche ouverte, et juger ; qu’on le fasse crier, et qu’on regarde. C’étoit une figure qui excitoit la pitié, parce qu’elle faisoit voir à la fois de la beauté et de la douleur ; à présent elle est devenuë une figure hideuse et afreuse, de laquelle on détourne volontiers les yeux ; parce que la vuë de la douleur excite le déplaisir, sans que la beauté de l’objet soufrant puisse changer ce déplaisir en un doux sentiment de pitié.

L’ouverture extraordinaire de la bouche (en faisant abstraction combien en même tems les autres parties du visage deviennent par là plus tirées et plus déplacées) fait une tache dans la peinture, et un creux dans la sculpture qui forment les éffets les plus désagréables du monde. Montfaucon montra peu de goût en donnant une vieille tête barbue avec une bouche extrêmement ouverte, pour un Jupiter qui prononce des oracles. Un Dieu doit-il crier quand il prédit l’avenir ? Un agréable contour de la bouche rendroit-il ses discours suspects ? Je ne crois pas non plus Valerius, lorsqu’il dit que dans le susdit tableau de Timanthe, Ajax devoit crier. Des maîtres bien plus mauvais, du tems que les arts étoient déjà dans la décadence, n’ont jamais fait ouvrir la bouche jusqu’à crier, aux barbares les plus sauvages, lorsque dans les combats, sous le fer du vainqueur, ils avoient devant les yeux l’efroi et la mort presente.

Il est certain que cette dégradation de douleur extérieure du corps, au plus bas dégré du sentiment, est visible dans plusieurs ouvrages anciens. L’Hercule soufrant dans sa tunique empoisonnée, de la main d’un ancien statuaire inconnu, n’étoit point celui de Sophocles qui crioit si efroyablement, que les roches de la Locride et le promontoire de l’Eubée en rétentissoient. Il étoit plus sombre que furieux. Le Philoctète de Pythagoras Leontin sembloit communiquer sa douleur au spectateur ; éffet que le moindre trait hideux auroit empêché. Peut-être me démandera-t-on, d’où je sais que ce maître a fait une statue de Philoctète ? D’un endroit de Pline, qui n’auroit pas dû atendre ma correction, tant il est falsifié ou tronqué. »

Dissertons un instant sur ce passage, mais avec tous les égards qui sont dus à un homme du mérite de M. Lessing. L’inconvénient de ces discussions est, que le savant et l’artiste sont deux hommes dont le langage de l’un n’est pas toujours absolument familier à l’autre : le moïen alors de bien s’entendre ? Le savant calcule ordinairement dans son cabinet avec ses livres, et son calcul peut être juste ; mais l’artiste sent bien que ce calcul n’est pas toujours celui de l’art : il sait aussi que la meilleure démonstration à lui oposer, seroit des tableaux. Ne pouvant pas ici emploïer ce moïen de nous faire entendre, essaïons cependant d’y parvenir sans son secours : bien persuadé d’ailleurs, que M. Lessing ne s’en est pas tenu aux auteurs qui parlent de la peinture, et qu’il a aussi beaucoup étudié les ouvrages de l’art même.

M. Lessing assure que Timanthe connoissoit les bornes que lui préscrivoient les graces de son art. J’oserois croire, qu’avant de l’affirmer, il faudroit que nous eussions vu plusieurs tableaux de Timanthe atendu que le raport des Anciens ne sufit pas pour le décider. On a pu voir ailleurs les raisons que j’ai aportées d’étendre un peu moins les talens de ce peintre. Elles sont, à ce qu’il me semble, puisées dans le sentiment intime de l’art ; et dans ce cas, les juges seulement érudits, ne forment pas pour elles un tribunal légitime et asséz universel.

M. Lessing croit, que la situation où se trouvoit alors Agamemnon, ne peut être exprimée en peinture que par des contorsions hideuses ; moïen qui certainement rendroit son visage trop diforme pour l’exposer à la vuë, sans déroger à la dignité du personnage. Une imagination forte, un organe sensible, un artiste, en un mot, qui connoît les passions et leurs éffets sur les diférentes parties du visage, et qui n’exprime que les ressources et la puissance de l’art, ne voudra jamais croire que la douleur d’Agamemnon ne puisse être réprésentée que par des contorsions hideuses. J’ai essayé de prouver, ou plutôt de faire sentir, la possibilité du contraire de cette assertion.

Je voudrois pouvoir mettre sous les yeux du lecteur une Sophonisbe de Gregorio Lanzarini. Cette princesse lit le décret de Scipion ou la lettre de Massinissa, contenant l’ordre de s’empoisonner. Toute l’horreur de l’instant fatal est alliée sur son visage avec l’intrépide résolution de mourir, et sans altérer les traits de la beauté. Ce tableau, dont la principale figure n’est pas voilée, est dans une des galeries de S. M. l’Impératrice de Russie. Si M. Lessing l’a vu, soit à Berlin où il a été, soit ailleurs, je présume trop de son bon goût et de sa sensibilité, pour ne pas croire qu’il a dû vivement sentir, que la peinture peut exprimer sur le visage d’Agamemnon toute la douleur qui lui convient, sans contorsions hideuses, et sans donner ateinte aux principes et aux traits de la beauté. Laissons à certains fous ces vils sarcasmes qui, ne suposant aucun mérite, aucune raison aux hommes qui contredisent leur ignorance, insultent à qui peut les instruire ; et croïons qu’un habile homme, pour avoir pu se tromper, ne mérite pas moins l’hommage de notre réconnoissance, lorsqu’il peut nous éclairer d’ailleurs.

Si Laocoon, ce père désespéré doublement soufrant et par la perte de ses deux fils et par ses propres douleurs, peut bien être réprésenté à visage découvert ; si sa tête est un chef-d’œuvre de l’art, si son extrême afliction n’est point adoucie en tristesse, pourquoi Agamemnon ne pourroit-il pas être aussi avantageusement réprésenté à visage découvert, et sans que ce visage fut défiguré d’une manière dégoûtante ?

Je demande encore si les traits de la beauté ont disparu dans les têtes des enfans du Laocoon, quoique la douleur fasse relever considérablement leurs sourcils et ouvrir convenablement leur bouche, pour exprimer par des cris tout le mal qu’ils ressentent ? Je demande si le Laocoon ne paroît pas encore, tout nud qu’il est, un homme distingué, quoique toutes les parties de son visage expriment fortement l’extrême anxiété et les plus vives souffrances, car il faut aller au fait ?

Enfin, je demande si, comme le dit M. Winckelmann, le Laocoon ne nous offre pas le spectacle de la nature humaine dans la plus grande douleur dont elle soit susceptible, dans un homme qui tâche de rassembler contre elle toute la force de l’esprit ? Si là où est le siège de la plus grande douleur ne se trouve pas aussi la plus sublime beauté ? J’invite le lecteur à voir ce morceau entier dans l’Histoire de l’art : M. Winckelmann l’a aussi bien senti que sa description de l’Apollon sublime du Belvedere.

Nous avons encore dans les restes précieux de la sculpture grecque, un exemple frapant de l’inutilité d’un voile. La Niobé voit périr à coups de flêches ses quatorze enfans ; elle les a tous sous les yeux ; les uns mourans, les autres morts ou prêts à être percés. Elle a donc, s’il est permis de plaisanter ici sur l’abus des calculs dans les objets de sentiment ; elle a donc treize degrés de désespoir et de douleur de plus qu’Agamemnon, lequel avoit au moins l’espoir d’un heureux et prochain retour en Grèce : ajoutez qu’il avoit consenti au sacrifice politique et religieux de sa fille. Cette Niobé cependant n’est pas voilée ; on n’a même jamais pensé qu’elle dût l’être, et on l’a toujours admirée, quoiqu’à visage découvert. Pourquoi cela ? C’est aparemment qu’on lui a trouvé l’expression convenable à sa situation. Si le statuaire, privé des secours du peintre, a sû réussir dans cette expression ; à combien plus forte raison le peintre ne réussiroit-il pas ? Ce statuaire connoissoit Homère, Euripide, et sans doute Eschile qui a voilé Niobé ; mais il aura dit : je ne récite pas ma statue et sa douleur ; je les fais, je les montre, et mon sujet doit parler à visage découvert.

Dira-t-on que la statue de Niobé ne répond pas à la douleur de cette mère désolée ? Tant pis vraiment. Dira-t-on qu’étant seule, et non pas comme Agamemnon au milieu d’une famille acablée de tristesse, il n’y a pas à craindre que son expression soit partagée et afoiblie par celle des autres acteurs ? Je demanderai qui sont donc ces quatorze personnes qui l’environnent, et qui elles-mêmes sont là pour jouër un grand rôle à expression douloureuse ? Au surplus, cette question, qu’il seroit trop long de traiter ici, demande un examen particulier ; et si le livre de M. Lessing et la suite qu’il a promise, étoient traduits, je pourrois peut-être m’ocuper d’une discussion si convenable à un artiste qui s’amuse à écrire.

Ne s’ensuivroit-il pas du principe que veut établir M. Lessing, que tout peintre qui auroit à représenter un sujet de douleur, devroit constament voiler, par une règle invariable de l’art, le personnage qui doit prendre la plus grande part à l’événement représenté ? Ou bien, sous le prétexte de ne pas vouloir dégrader la beauté, il priveroit lui et le spectateur d’une source riche, profonde et immense de beautés. Je laisse à penser combien il seroit risible d’entendre le peintre, quand il diroit vous verrez toute la sublimité de mon tableau, sitôt que j’aurai fait la figure voilée.

On ne prend pas garde, non plus, que de tous les suejts à expression douleureuse que les anciens artistes ont traités, il n’est fait mention que du seul tableau de Timanthe, où la douleur principale fut voilée, je crois qu’on a fait beaucoup trop de bruit pour peu de chose, et surtout pour ce qui auroit dû en faire le moins.

Je n’entrerai pas ici dans la discution des bouches ouvertes, et je m’en tiendrai à dire que le fameux Milon du Puget a la bouche ouverte, et que ce creux dans la sculpture, loin de former un éffet des plus désagréables, ajoute à l’étonnante expression de cette figure sublime. Quant aux prétenduës taches que font ces bouches dans la peinture, je n’en dirai rien non plus ; parce qu’on doit savoir que l’art des grands peintres qui ont fait des bouches ouvertes, a su les garentir de tous reproches.

Pour la tête de Jupiter du P. Montfaucon, je crois qu’elle ne valloit pas la remarque. C’est un Mascaron presque ridicule, surtout par sa coëffure, et qui ne peut jamais faire autorité quand il s’agira d’expression. Lorsqu’un ouvrage de l’art est à un certain dégré de foiblesse, et que d’ailleurs il n’est préconisé par qui que ce soit, je pense qu’il est du discernement d’un critique habile de le laisser en repos dans le coin où le premier auteur l’a déposé, particulièrement si cet auteur n’en parle pas d’une manière qui tire à conséquence.

Mais le P. Montfaucon eut pu dire : « Je n’ai donné cette tête de Jupiter que comme j’ai donné celle d’Apollon ou du Soleil, laquelle ouvre une grande bouche : vous la trouverez à la page 86 du premier tome de mon Suplément. Ce ne sont là que des monumens du culte superstitieux des Gaulois, et jamais on n’a prétendu que ces sortes de caricatures dûssent faire autorité dans l’art. Ces masques ridicules et à grande bouche ouverte, rendoient, disoit-on, des oracles ; voilà tout, chacun le sait ; et je n’en ai parlé que sur ce pied-là : ayez donc la bonté de suprimer cette preuve de mon peu de goût ? »

Dans :Timanthe, Le Sacrifice d’Iphigénie et Le Cyclope (Lien)

, t. I, p. 151

Il a fait aussi un combat d’athlètes, dont il fut si content, qu’il écrivit au-dessous ce vers, devenu célèbre à cette occasion :

On l’enviera plutôt qu’on ne l’imitera (26)

Dans :Zeuxis, l’Athlète(Lien)

, t. I, p. 274

(26) Plutarque rapporte aussi mot à mot le même vers devenu célèbre; mais il dit qu’il étoit écrit sur un tableau d’Apollodore. Comme ce peintre étoit contemporain de Zeuxis, il n’y a guère d’aparence que celui-ci, gonflé d’orgueil et de vanité, se fut abaissé jusqu’à copier l’esprit et l’orgueil de son rival, quoique ce rival eut fait des vers à sa louange. Il est plus vraisemblable que la plupart des anciens écrivains s’en raportoient, surtout pour les matières qu’ils ne touchoient qu’en passant, obiter, comme dit Pline, qu’ils s’en raportoient à la première édition qui leur tomboit sous la main. Ils se rencontroient quelquefois ; mais, comme aujourd’hui, plusieurs faits étoient ou transposés ou défigurés, et souvent ces faits n’avoient pas plus de réalité que l’homme tué sur une croix par Michel-Ange : sottise absurde qui a pourtant trouvé des écrivains. On sait que les Grecs n’étaient pas avares de sornettes, et je crois que nous les valons bien de ce côté. Si vous voulez savoir de quoi étoit la fameuse Diane d’Éphèse, Vitruve vous dira qu’elle étoit de cèdre ; Xenophon, qu’elle étoit d’or ; Mutien, qu’elle étoit de bois de vignes ; et d’autres vous diront, qu’elle étoit d’ivoire : devinez si vous pouvez.

Dans :Zeuxis, l’Athlète(Lien)

, t. I, p. 153

On dit que celui-ci présenta le défi à Zeuxis, qui ayant aporté des raisins peints avec tant de vérité que des oiseaux vinrent pour les béqueter, l’autre aporta un rideau si naturellement réprésenté, que Zeuxis, fier du sufrage des oiseaux, demanda que le rideau fût tiré pour qu’on vît le tableau; qu’alors Zeuxis ayant reconnu son erreur, acorda avec une franchise modeste le prix à son rival, parce que lui n’avoit trompé que des oiseaux, et Parrhasius un artiste (29). On dit qu’ayant peint ensuite un Enfant qui portoit des raisins qu’un oiseau était venu pour béqueter, il se fâcha avec la même franchise contre son tableau, et dit : « J’ai mieux peint les raisins que l’Enfant ; car si celui-ci eut été aussi bien fait, l’oiseau auroit dû avoir peur » (30).

Notes, t. I, p. 287-288 : (29) Ce conte est répeté partout comme une merveille. Cependant chacun sait aujourd’hui, ou doit savoir, combien il est facile de faire illusion dans ce genre de peinture. Quand on raporte de ces historietes, et qu’on les met sur le compte de quelques grands artistes, il faut les qualifier de ce qu’elles sont et ne les donner que pour ce qu’elles valent. Il n’y auroit pas de reproche particulier à faire à Pline, si, comme tant d’autres écrivains, il eut raporté ce trait pour l’ajuster dans un discours qui au fond lui seroit étranger. Mais il semble que si un philosophe historien s’est engagé à traiter un sujet ex professo, quelque soit son siècle, il doit donner les choses pour ce qu’elles valent ; et si son siècle n’est pas apréciateur, c’est un philosophe qui écrit comme son siècle pense, auquel cas il n’y a pas de mal de rectifier lui et son siècle.

(30) C’est encore un bon petit conte à ces deux égards. Tous les jours des oiseaux aprochent, sans en avoir peur, du plus beau tableau et de la plus belle statue ; ils s’y reposent même. Lorsqu’un âne voulut, dit-on, manger un beau chardon peint dans une des batailles d’Aléxandre Le Brun, pourquoi n’avoit-il pas peur de ce cheval blanc qui galope tout auprès, de cette foule de cavaliers et de soldats qui sont en mouvement dans ce tableau ? Ce n’étoit pas que les hommes et les chevaux fussent plus mal réprésentés que le chardon ; c’est que l’instinct des bêtes les conduit à l’aparence de ce qui leur est propre, et qu’au-delà un âne est un mauvais connoisseur en peinture. Les objets variés et groupés, les lumières et les ombres diversement projettées, sont autant de causes qui empêchent les animaux de rien distinguer dans un tableau ; si l’enfant eût porté le même raisin à sa bouche, l’oiseau ne seroit pas venu pour le béqueter ; si le chardon n’eût pas été tout seul dans un coin du tableau de Le Brun, ou qu’il eût été bien groupé avec d’autres objets, l’âne ne l’eût pas aperçu. Et puis tout cela est-il bien vrai ? En le suposant, des raisins pouvoient donc jusqu’à un point décevoir les oiseaux, sans que l’enfant fut plus mal peint que les raisins ; et pour que Parrhasius eut dit ce qu’on lui fait dire ici, il auroit fallu qu’il eût peu de talent, peu de jugement et peu de connoissance de son art. C’est ce que Pline eut observé, si lui-même eut connu l’art. Voyez les notes 58 [[4:voir Apelle Cheval]] et 64 [[4:voir Protogène Satyre]].

Dans :Zeuxis et Parrhasios : les raisins et le rideau(Lien)

, t. I, p. 152; 274-284

Au reste, il étoit si exact, que pour faire aux Agrigentins ce tableau qu’ils devoient consacrer dans le temple de Junon Lacinienne, il examina leurs filles nuës, et en choisit cinq, pour peindre d’après elles ce que chacune avait de plus beau (27).

Notes, t. I, p. 274-284 : (27) Quand on est un peu familier avec l’art, on ne donne pas pour une preuve singulière de l’exactitude d’un peintre, le choix qu’il fait de plusieurs modèles ; parce que les peintres et les sculpteurs en ont fait, en font, et en feront autant, pour produire un ouvrage vraiment étudié et de leur mieux possible. La nature n’est pas ordinairement parfaite dans un seul individu, comme Pline en convient, et comme nous le savons tous. Ce n’est pas que quelques artistes, incités tout autant par le goût de la débauche que par celui de l’étude, ne fassent quelquefois servir l’un de prétexte à l’autre ; mais nous ne les voyons ici que comme artistes ; et quant à Zeuxis, c’est assez que nous sachions qu’il étoit d’un faste, d’un orgueil et d’une vanité insuportables, sans vouloir encore chercher à deviner s’il aimoit plus que de raison les beaux modèles. N’affectons pas le rigorisme ; complimentons Zeuxis qui a goûté le plaisir de parcourir des yeux tant de vierges nues, virgines nudas. Tenons-nous en à dire qu’il n’y a rien là de si remarquable, et que si nos mœurs publiques ressembloient à celle des Agrigentins, nos artistes ne manqueroient pas de faire publiquement comme Zeuxis ce qu’ils font tous les jours en particulier, à la virginité près.

Cependant nous autres modernes, nous pourrions plus volontiers rassembler moins d’individus de la même espèce pour faire une seule et belle figure ; parce que pour certains sujets, nous trouvons dans les monumens de la sculpture antique, la règle du beau à laquelle nous devons raporter l’objet vivant qui nous sert de modèle. C’est ainsi que nous rectifions les défauts du naturel sur les principes de la belle sculpture grecque. Mais les Grecs, nos maîtres dans l’art de cette partie, étoient créateurs ; ils faisoient cette règle du beau que nous devons suivre à quantité d’égards. Il étoit donc nécessaire qu’ils travaillassent à établir et à fixer le beau de l’art, qui avant eux ne l’étoit pas encore. Cette dernière partie de l’observation n’est sans doute pas neuve, mais il seroit injuste de l’exiger de Pline. Je ne conseillerois pas pour cela aux peintres et aux sculpteurs de s’en tenir à un seul modèle : ce n’est qu’en comparant plusieurs à l’Antique, qu’ils s’assureront d’autant mieux du choix qu’ils doivent faire, et qu’ils connoîtront la supériorité des sculpteurs grecs.

Bacon dit quelque part[[3:Voyez Analyse de la philosophie du chancelier Bacon, tome premier chap. 41.]], l’idée du peintre qui, pour réprésenter Vénus, déroba ses traits à plusieurs modèles, ne devoit faire qu’une beauté de fantaisie fort imparfaite, parce qu’elle n’imitoit pas le désordre gracieux et l’imperfection même de la nature. Bayle, article Zeuxis, dit, au fond il n’avoit besoin que de son imagination pour faire une beauté achevée ; car il est certain que nos idées vont plus loin que la Nature. Voilà comment un génie du premier ordre, et un littérateur de la plus vaste érudition et d’un esprit étonnant, raisonnent quand ils veulent parler de ce qu’ils ne connoissent pas : exemple qui devroit réfréner les décisions de tant de gens de mérite, qui parlent aussi mal de la peinture et de la sculpture avec infiniment moins d’esprit, de savoir et de génie, que ces deux grands hommes. Ce qui produit tant d’équivoques et de méprises dans nos jugemens, c’est que nous adaptons les objets à nos idées au lieu de former nos idées sur les objets mêmes. La première méthode est prompte et convient à notre impatience ; l’autre est lente et trop laborieuse pour notre paresse.

 Comment Bayle ne s’est-il pas souvenu que l’imagination ne fait autre chose que modifier des idées et des formes sur le modèle de celles que nous avons reçues des objets ; que c’est ainsi que se produit le Beau idéal ou composé, dont les parties qui le constituent sont éparses entre les diférens objets de la Nature, et dont l’ensemble, que notre imagination en compose, n’est que l’assemblage et le résultat ? Ainsi le peintre et le sculpteur, quelque imagination qu’ils aient, ne peuvent qu’imiter la Nature. Il est donc certain que nos idées, produisissent-elles des monstres, ne vont pas plus loin que la Nature. Cette observation qui sert de réponse à Bayle, en sert aussi à l’idée fausse de Bacon. Sa méprise a peut-être séduit M. Burke, et peut avoir été la base de quelques endroits de ses Recherches philosophiques sur l’origine des idées que nous avons du Beau et du Sublime ; très bon ouvrage à plusieurs égards.

Ce n’est pas, comme l’observe M. Burke, dans les productions des arts seulement que nous devons chercher les règles et l’étendue de l’art ; c’est le nullam artem in se versari de Cicéron ; c’est ce Beau exquis dont Phidias avoit l’idée, et sur lequel il tenait les yeux attachés lorsqu’il faisoit son Jupiter et sa Minerve ; c’est la pensée de Platon quand il dit qu’un peintre qui voudroit représenter la beauté seulement d’après la plus belle femme qu’il connût, n’auroit produit cependant que la copie d’une image, d’une partie de la Beauté, et non pas une imitation de la vraie Beauté ; c’est la pensée d’Aristote quand il dit que les bons peintres en donnant aux objets leurs véritables formes, les font cependant plus beaux ; parce qu’ils forment plutôt leurs caractères d’après le Beau de la Nature universelle, que d’après un seul individu. Il est étonnant que Bacon, ce génie si singulier, n’ait rien perçu de tout cela ; il est plus étonnant encore qu’il ait eu une opinion contraire et aussi diamétralement oposée au but de l’art : il ne l’est pas autant qu’il ait trouvé des aprobateurs.

Mais prenons garde que voulant donner de l’extension à nos recherches, nous ne perdions de vuë le point où se trouvent rassemblés les principes du vrai Beau. Les monumens qui nous restent de la belle sculpture grecque, ayant été faits sans contredit d’après la plus belle espèce humaine, sont seuls capables de former ou de rectifier notre goût et de nous conduire sûrement au meilleur choix des objets naturels, comme je l’ai dit plus haut. Ces monuments précieux nous aprendront que le Beau individuel étant fort rare, surtout dans nos climats occidentaux, des hommes savans dans cette partie sont enfin parvenus sous le plus beau ciel, et par les combinaisons de plusieurs siècles, à fixer l’idée du Beau. Ajoutez à la nature du climat la forme du gouvernement, l’éducation et physique et morale ; tout aura concouru nécessairement à produire notre plus belle espèce. Que le Beau dont les statuaires grecs nous ont transmis le modèle, soit un Beau individuel ou un Beau collectif, il sera toujours pour ceux que de vaines recherches n’empêcheront pas de l’apercevoir et de le sentir, le Beau par excellence. Sur ce pied là, me dira-t-on, le Beau ne sera donc nulle part que dans la Grèce ? Pardonnez-moi ; mais partout ailleurs il est plus rare, et la force de l’habitude a tant de pouvoir sur nos organes, qu’elle les dispose à goûter et à imiter dificilement ce que nous voyons peu. Comme certains pays, quoique situés sous les mêmes parallèles, peuvent beaucoup varier entre eux, à cause de la température de l’air, ils peuvent aussi varier dans la beauté de leurs productions. C’est dans ce sens que la Grèce a produit la plus belle espèce humaine ; mais les ardeurs brûlantes de la zone torride, et les glaces du cercle polaire, ne produisent pas la beauté. Il y a dans la partie du Nord que j’habite actuellement des têtes qui auroient servi de modèle à Phidias pour celle de sa belle Minerve ; et le goût du statuaire, que des minois lubriques ou chiffonnées n’avoient pas dépravé, les lui auroit fait regarder comme il voyoit les têtes grecques.

Qu’il y ait des hommes dont les recherches ne s’étendent guères au-delà de ce qui les environne, tous les pays en produisent ; mais il y en a quelques-uns qui cherchent le beau, le bon et le vrai, ailleurs que dans leurs foyers. Ne disons donc pas comme M. le Comte Algarotti, surtout quand nous parlerons de la peinture et des peintres, Egli è una assai comune opinione tra i Francesi, che sotto il felice loro cielo sia nata, e cresciuta ogni cosa bella, e quasi che stimino perduto opere e vana il cercare più là (Saggio sopra l’Academia di Francia), parce que nous ferions gratuitement une imputation injuste aux artistes françois. Si M. Algarotti a voulu parler du peu de goût qu’il auroit pu suposer aux François en général pour les voyages, il devoit en chercher la cause ailleurs que dans l’opinion qu’il leur prête, d’imaginer que tout ce qu’il y a de beau, naît et croît sous leur ciel heureux. Combien de nations plus voyageuses que la françoise, et qui en cela ont bien raison, se croyent, chacune en son particulier, les premières nations du globe ! M. Algarotti devoit savoir que beaucoup de François voyagent avec fruit ; et surtout, il ne devoit pas placer son reproche dans un écrit où il traite des études que nos peintres et nos sculpteurs vont faire avec empressement en Italie. Revenons aux principes du beau dans la sculpture grecque.

Avec ces principes on est un peu scandalisé quand on lit dans l’ouvrage de M. Burke (section 4, 6 et 9 de la troisième partie), que la proportion, la convenance et la perfection, ne sont point la cause de la beauté dans l’espèce humaine. Comment un très habile homme et de beaucoup d’esprit, n’a-t-il pas aperçu que des raisons qu’il donne il ne résulte, tout au plus, que le joli, l’agréable ? C’est peut-être parce qu’il n’est ni peintre ni sculpteur. S’il eut fait des statues sur les principes du Beau qu’il veut établir, il eût bientôt senti, même avec moins d’esprit qu’il n’en a, que les grands artistes grecs ont pensé autant qu’il soit possible à ce qui constitue la beauté dans l’espèce humaine ; il eût cessé de les contredire, et les eût étudiés. Je n’en dirois pas autant d’un homme dont le goût ne seroit que national, ou qui l’auroit dépravé. Mais, sans pratiquer l’art, si M. Burke eût observé les belles statues grecques, s’il les eût examinées en connoisseur instruit, il auroit senti que le vrai Beau, le Beau absolu, consiste dans la proportion, la convenance, et la perfection. Au reste, en voulant définir le Beau, M. Burke a très bien dit ce que c’est que le joli, dont le Beau chimérique est tout voisin.

L’artiste qui passe sa vie à étudier tous les objets de son art, ne doit pas être surpris de trouver à chaque instant des hommes qui, occupés d’autres soins, n’entendent pas bien sa langue ; mais que ces mêmes hommes prétendent lui en enseigner le rudiment, c’est ce qu’il a quelque droit de ne pas écouter. Laissez à l’artiste la connoissance du Beau dans l’espèce humaine ; c’est particulièrement son affaire ; et si vous voulez l’aider dans ses ouvrages, aprenez comme lui à connoître ce Beau.

M. Burke a beaucoup parlé du Sublime. Je n’en dirai que deux mots, et sans examiner si la vuë d’un mur nud d’une grande hauteur et d’une longueur considérable, est sans doute sublime, ou si cette vuë porte l’ame à la stupidité, je remarquerai qu’un architecte habile et digne de beaucoup d’éloges, a copié cet endroit de l’ouvrage de M. Burke : qu’il y a cru, et qu’il a pensé en 1764 que chacun pourroit y croire. Le livre anglois a été traduit en françois en 1765 par M. l’Abbé D.F. c’est cette traduction que je lis, et où je trouve qu’il y a eu autre chose à copier que le Sublime d’un grand mur nud. Mais deux hommes de mérite peuvent se rencontrer dans un même sujet.

M. Burke définit le Sublime dans les objets matériels, tout ce qui imprime de la terreur. Ne resulteroit-il pas de cette définition trop vague, que le gibet, qu’un roué, seroient sublimes ? Que les phantômes, les aparitions quelconques, seroient sublimes ? Que le voleur qui présente au coin d’un bois le pistolet à la gorge du passant, seroit sublime ? Que les souris et les araignées seroient sublimes pour ceux à qui elles impriment de la terreur ? Cependant comme il y a des hommes qui sans être stupides, envisagent froidement les dangers : qu’il y en a qui n’ont peur ni des revenans, ni des souris, ni des araignées ; il en résulte que la définition n’est rien moins qu’éxacte. Le vrai sublime est essentiel ; il est réel, il est absolu, et n’est relatif que dans des cas très particuliers. L’océan est sublime ; l’habitude, la stupidité, la surdité, la cécité peuvent seules en diminuer ou en empêcher l’effet sur notre sensorium commune.

L’embaras où se trouvent et où laissent leurs lecteurs la plupart des auteurs qui ont écrit du Beau rélativement à l’art, peut venir de plusieurs causes : 1° de la rareté du vrai Beau : 2° de n’en avoir cherché l’exemplaire que dans les individus d’un climat : 3° de l’impossibilité où sont ordinairement les gens de lettres d’étudier la sculpture grecque et de la comparer avec le naturel qui peut y avoir des raports : 4° et conséquemment, de prendre le joli pour le Beau ; ce qui les conduit à croire que le Beau n’est que relatif ; parce que le joli, variant à l’infini, doit être perpétuellement relatif. Si, au lieu de chercher le Beau dans un traité sur le Beau, les écrivains consultoient les grands artistes quand il s’en trouve, ils s’égareroient moins en voulant les instruire. Le goût le moins dépravé par l’éducation, le préjugé, l’habitude, est le plus sûr. Nous faisons comme le cordonnier du tableau d’Apelles, et nous avons raison comme lui : mais si nous allions plus loin que le Beau dans l’espèce humaine et dans les objets matériels, nous pourrions aussi mériter la réprimande ne sutor ultra crepidam.

Je vois dans les prisonniers turcs et dans d’autres hommes venus de la Grèce, des preuves perpétuelles que l’Apollon et l’Hercule, par exemple, ne sont rien moins que des figures absolument idéales : à Paris je le croyois. Je sais aussi que dans la Crimée, Nord de la grande Grèce, on voit communément des femmes dont la tête est semblable à celle de la belle Niobé antique. Les naturels de ce pays, autrefois la Chersonèse Taurique, conservent encore les traits que nous admirons dans les belles statues grecques. Ils ne s’allient point avec les Turcs, les Tartares, ni avec d’autres nations qui leur soient étrangères. Le sang y est encore grec. Les écrivains spéculatifs qui font leurs observations à l’Opéra, dans nos cercles galans, et sur tous préaux où nos dames vont faire assaut de beauté, et qui ne voient que les hommes de nos villes, doivent nécessairement écrire sur le Beau comme ils en écrivent. Que ne peut-on dire sans offenser personne qu’un traité sur le Beau est presque toujours un cours de galimathias ! Platon tout grec et tout savant qu’il étoit, ne vous enseignera pas à le faire autrement, quoiqu’il ait peint, dit-on, dans sa jeunesse ; et je n’ai pas vu qu’il fut connoisseur dans le Beau relatif à l’art, si je puis en juger par ceux de ses ouvrages qui sont traduits.

Après avoir dit librement mon avis dans un autre écrit sur quelques erreurs de M. Winckelmann, je dois avec la même candeur convenir que je n’ai rien lu de mieux sur le Beau dans l’art que ce qu’il en a écrit : il étoit fondé sur l’unique base qui soit solide ; et soit qu’il doive cette vérité à ses conversations avec les artistes, soit qu’il la tienne de ses observations propres, il a touché le but. J’ai repris cet écrivain dans quelques endroits où je crois qu’il méritoit de l’être ; ce qui auroit pu s’étendre davantage : mais que sont les méprises d’un homme contre la raison qu’il peut avoir d’ailleurs ? Si l’envie me prenoit de rassembler ce qu’il y a de bon dans L’Histoire de l’art, je le ferois avec autant de franchise, et je pardonnerois à l’auteur d’avoir cru que la France n’a produit à peine que deux peintres de réputation. S’il a copié Vigneul Marville qui n’admet que le Poussin, le Sueur et à peine Le Brun, parce qu’il a fait plus d’ouvrages, c’est un homme qui s’acroche au premier mot qu’il trouve à sa bienséance, et qui s’en fait une autorité, quelque infirme qu’elle puisse être. Sa morgue et son mépris pour notre École lui ont fermé les yeux jusqu’à un excès souvent des plus ridicules. Trop de préjugés l’empêchoient d’apercevoir combien on peut compter d’artistes dans notre École qui malgré certaines préventions nationales, peuvent être mis au nombre des peintres de réputation. Mais un François qui ne reconnoîtroit pas la supériorité des grandes Écoles italiennes, et qui avec le courage (qui n’est pas toujours selon la science) et les connoissances légères de M. le Marquis d’Argens, s’efforceroit de nous grandir aux dépens de nos maîtres, auroit un droit à nos remercimens sans doute ; mais nous lui dirions : Prenez garde ; vous n’êtes pas armé à votre avantage, et vous ataquez des géants cuirassés de manière qu’ils sont invulnérables.

Dans :Zeuxis, Hélène et les cinq vierges de Crotone(Lien)

, t. I, p. 151

Il acquit aussi tant de richesses, que pour en faire parade, il fit porter à sa suite à Olympie des manteaux sur lesquels son nom étoit brodé en lettres d’or. Il se détermina ensuite à faire présent de ses ouvrages, parce que, disait-il, aucun prix ne pouvoit les payer. Ce fut ainsi qu’il donna une Alcmène aux Agrigentins et un Pan à Archelaüs.

Dans :Zeuxis et la richesse(Lien)