Le 19 décembre 1827.
Toujours de nouveaux chagrins, des tribulations nouvelles. Eh bien, remerciez-en le bon Dieu, car il n'a point de grâces plus précieuses; ce sont celles que, de toute éternité, il'réservait il son fils. Jugeons des choses par leur rapport, non avec ce qui passe, mais avec ce qui ne finira jamais. Le pieux M. Boudon raconte qu'il a connu des personnes qui faisaient dire des messes d'actions de grâces pour la perte d'un procès et autres événements de ce genre, s'étonnant que Dieu les eût jugées dignes d'avoir part à sa croix. Ce trait m'a paru fort touchant. Et, dans la vérité, ce sont les éléments de notre foi; mais on croit plus qu'on ne sent, plus même qu'on ne veut sentir, et c'est le grand mal. Je prends un plaisir extrême à voir cette vie passer comme l'oiseau qu'on entrevoit à peine, et qui ne laisse point de trace dans les airs. Et quand, après' cela, j'arrête mes regards sur cette immense éternité, fixe, immobile, vaste comme mon cœur, inépuisable comme ses désirs, je voudrais, je voudrais m'élancer dans ses profondeurs. Mais, patience! allons jusqu'au bout; le bout n'est pas loin. Et puis le repos, la joie, l'éternelle vision de tout bien, facie ad faciem !
Ce misérable monde se détraque de tous côtés. La Turquie, le Portugal, l'Amérique, embrouillent tellement la politique européenne, que désormais on ne saurait, je crois, se promettre une longue paix. La Providence semble pousser aveuglément les Cabinets à des résolutions dont ils ne prévoient pas les conséquences immédiates, et quelquefois diamétralement opposées à ce qu'ils veulent. Voyez la France; elle craint au delà de tout l'envahissement de la Turquie, et, pour l'en garantir, elle brûle ses flottes, elle lui déclare en fait la guerre, de concert avec l'Angleterre et la Russie; avec l'Angleterre, qui redoute elle-même l'agrandissement du colosse du Nord, et qui attire ses armées sur le Danube, qui leur trace le chemin de Constantinople. C'est que l'Angleterre, la Russie, la France, ne sont que des instruments passifs de la seule puissance qui sache, et qui fait servir à ses desseins leur politique étroite et coupable. Elles pourraient délivrer l'Europe de l'opprobre du Croissant, et tirer de là de grands moyens pour raffermir la société qui chancelle. Mais point du tout : le Croissant, il est vrai, sera abattu par elles et malgré la plupart d'entre elles, mais il tombera sans que rien se relève autour de lui; il tombera, et sur ses ruines viendront s'accumuler successivement d'autres ruines, jusqu'à ce que Dieu dise : Assez ! — et alors le monde renaîtra, si toutefois le monde doit renaître.
Ce qui ne renaîtra pas, c'est M. de Villèle. Les médecins en désespèrent, bien qu'il se cramponne, de toutes les forces de son corps et de son âme, à cette vie ministérielle qui lui échappe. Il est probable qu'il attendra l'ouverture des Chambres pour quitter, ou plutôt pour être emporté par les Monatti de la politique, comme les pestiférés de Milan. Je voudrais qu'on écrivît la vie de cet homme, mais sa vie intérieure, si elle pouvait être connue. Ce qui se passe dans ce cœur-là, le mouvement de tant de passions diverses, ce désir effréné de pouvoir et d'argent, ce flux et reflux d'espérances, d'angoisses, ces projets conçus, abandonnés, repris, abandonnés encore, ces jours laborieux, ces nuits sans sommeil, ces craintes et ces joies également hideuses, ce travail continuel de dissimulation : — quel spectacle, et qu'il en sortirait d'instructions utiles! Ce serait là un bel ouvrage pour occuper les loisirs „ qu'on ne tardera pas à procurer à M. de Corbière.
Je viens de recevoir une lettre de l'abbé Gerbet, qui partait pour Versailles, où on le pressait de se rendre près du pauvre Mahony, dont la femme était dans un état très-alarmant à la suite d'une couche, heureuse pourtant, à ce qu'il semblait. Je suis fort inquiet, d'après ce que me mande l'abbé Gerbet. Vous serez instruite de l'événement, quel qu'il soit, dès que je le saurai moi-même. Mon Dieu! qu'est-ce que la vie? Ménagez-vous bien, je vous prie. Je tremble pour tous ceux que j'aime.