1828-01-05, de Félicité de Lamennais à Madame la Comtesse de Senfft.

Ce n'est pas une petite chose qu'un 7 transformé en 8, et il ne faut pas beaucoup de ces transformations-là pour amener le terme de la pauvre vie humaine, de sorte que je comprends la joie des hommes au commencement d'une nouvelle année : ils sont plus près de la délivrance. Je n'assure pas que ce soit précisément là l'idée qui les occupe; mais on peut toujours le croire provisoirement, pour leur honneur.

Votre dernière lettre, écrite à deux fois, portait les dates du 12 et du 15. Le bon Dieu venait d'accorder à notre cher comte un succès qui le consolait un peu de tant de contradictions et de tant de chagrins que vous éprouvez depuis longtemps. J'en remercie la Providence. Ici tout va de mal en pis. Vous ne vous représentez pas les forces que la Révolution a prises sous le ministère dont les funérailles s'apprêtent. Elle parle tout haut, et elle annonce ses projets sans déguisement. Le protestantisme et le duc d'Orléans, voilà ce qu'elle veut mais elle se plaint de la lâcheté de celui-ci, ce qui fait que plusieurs tournent les yeux du côté du prince d'Orange, tandis que d autres préféreraient un Président électif, à la façon des États-Unis. L'essentiel pour tous est l'abolition de la Religion catholique. On verra plus tard si j'ai eu raison, et si, en publiant mon dernier écrit, j'étais préoccupé de vaines alarmes. Le temps n'est peut-être pas loin où il faudra parler de nouveau. J'attends; et, en attendant, je prie Dieu qu 'il me donne les lumières et la force nécessaires. On dort toujours, et plus que jamais, là 01'1 l'on devrait veiller sans cesse. J'ai pris mon parti, depuis six ^ mois, de ne plus essayer d'interrompre ce sommeil. Le caractère de cette époque est l'aveuglement et l'inaction de la peur. On s abandonne les yeux fermés au fleuve qui emporte tout. Les plus longues prévoyances ne s'étendent pas au delà de quelques jours. On compte chaque soir ses baïonnettes, et l'on dit . « Je puis être tranquille jusqu 'à demain, » sans songer qu'il faut des bras pour manier ces baïonnettes, des têtes pour conduire ces bras, et que c'est dans les têtes, dans les esprits, dans les intelligences qu'est la Révolution, et non pas ailleurs. Voilà pourquoi elle craint peu les arsenaux, qui deviendront les siens au moment décisif. Ses calculs sont très-justes, excepté sur un point. Elle fera, presque sans résistance, tous les changements politiques qui lui conviendront, parce que, dans cet ordre de choses, la vraie force, la force morale est de son côté; mais ce qu'elle ignore profondément, parce qu'elle ne comprend pas la Foi, c'est que la Religion a aussi une force du même genre et bien plus puissante; de sorte que dans la lutte qu elle engagera contre celle-ci, elle n'aura que la violence à opposer à des croyances indestructibles ; ce qui fait qu'elle sera vaincue par le Christianisme, par la même raison qu'elle vaincra de toute nécessité les gouvernements, aujourd'hui purement matériels, de notre triste Europe. Le prince qui envisagerait l avenir sous ce point de vue, le seul vrai, aurait une belle mission à remplir. Mais Dieu ne veut pas.

Vous jugez bien que tout le monde attend le 5 février avec impatience. On ne sait encore si M. de Villèle se résoudra à affronter le commencement de la session nouvelle. Peut être ne le sait-il pas lui-même. Corbière doit être à Rennesl. On le dit malade et décidé à renoncer aux affaires. Il emportera de cruels souvenirs, s'il est susceptible de remords. L'Église n'avait pas eu, depuis ce qu'on appelle la Restauration, de persécuteur plus ardent et plus opiniâtre. Cependant Frayssinous lui a fait encore plus de mal. Il y a des destinées qui font frémir : celle de ce prélat est du nombre.

L'accord des Puissances pour livrer le Portugal à l'Angleterre et dom Miguel à la Révolution, serait quelque chose de prodigieux, si nous n'étions pas accoutumés à de pareils spectacles. Une force secrète et insurmontable pousse de tous côtés à la ruine. Il n'y a plus que deux choses à lire, le Moniteur et les Prophètes.

Vous ai-je dit que Mme O'Mahony était sauvée? On craignait pour elle une fièvre pernicieuse, qui*tue quelquefois dès le premicr accès. Sa famille, mandée en toute hâte, a versé près de Versailles. Le père a été très-maltraité, au point de donner de vives inquiétudes. Maintenant il n y a plus qu 'à se réjouir: tout le monde est guéri. Voilà un bel exemple pour la comtesse Louise. J'espère qu'elle en profitera le printemps prochain. C'est le dernier répit que je lui accorde.

Savez-vous ce qu'est devenu le pauvre abbé L Je n'ai pas entendu dire qu'il ait paru à Paris. J 'y ai connu autrefois la marquise de P**\ qui habite, je crois, les environs de Pignerol. Cette pauvre femme avait été fort malheureuse par ses fils. La connaissez-vous? et que dites-vous d 'elle? Nous avons été, dans le temps, un peu trompés de compagnie.

Mille vœux et mille amitiés. Entrons courageusement dans l'année qui s'ouvre devant nous. Le chemin est mauvais, mais la Croix nous guidera : à sa suite, que pouvons-nous craindre?

qui dirigeait les choix de M. de Chabrol, et les amis personnels du roi, qu'il entendait bien écarter de toute combinaison ministérielle, aiin de conserver sur le monarque une influence dont il attendait sans doute, pour l'avenir, sa résurrection politique.