1845-07-26, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 1] Monsieur Pierret
Rue Tronchet n° 13, à Paris
Eaux-Bonnes, 26 juillet [illisible] Paris, 29 juillet 1845
[p. 2] M. Delacroix, chez M. Miraud, Eaux-Bonnes, Basses-Pyrénées

Cher ami,

Je suis ici depuis quelques jours, mais je n’étais pas sûr d’y rester. Je craignais que le médecin ne trouvât que j’avais trop peu de temps à donner à la saison ; dans ce cas, je serais reparti tout de suite. Je ne suis pas venu directement, comme tu sais. J’ai été à Bordeaux voir mon frère, que j’espérais emmener avec moi pour passer ensemble tout le temps possible. Mais il était établi au bord de la mer près de Bordeaux et ses arrangements ne lui permettaient pas de m’accompagner. J’ai donc passé quelques jours avec lui et j’en ferai autant à mon retour. Le docteur se fait fort de me tirer d’affaire avec les 15 jours environ que je pourrai lui donner. Dieu le veuille. Je me suis vu d’abord ici dans un véritable guêpier : on trouve aux eaux une foule de gens qu’on ne voit jamais à Paris et moi [p. 3] qui fuis les conversations, surtout les conversations oiseuses, je me voyais d’avance assassiné. Il faut donc une certaine adresse pour éluder les rencontres, et c’est fort difficile dans un endroit qui est fait comme un entonnoir et où on est par conséquent les uns sur les autres. La beauté des sites me console un peu de l’ennui des figures. C’est de la montagne pour tout de bon et quoique je n’aie pas vu les parties les plus remarquables, je m’en tiens satisfait. Le costume des indigènes est aussi très joli : celui des femmes est plein de caractère et très inspirateur. On n’entend de tous côtés que chutes d’eau qui vous font croire qu’il pleut à chaque instant. Toi qui ne crains pas de grimper, tu serais ici tout à fait dans ton élément.

J’ai eu toutes les difficultés du monde à me loger. On vous offre à votre arrivée des trous à ne pas mettre des animaux. Il y a force élégants qui donnent des bals et des raouts : tu juges comme la musique [p. 4] qu’ils font jusqu’à minuit et plus doit chatouiller agréablement les oreilles de ces malheureux malades pour tout de bon, qui viennent ici pensant trouver la paix et le repos. C’est le plus drôle des contrastes, si cependant les figures allongées qu’on rencontre à chaque pas et la toux qui est un accompagnement à la plupart des conversations ne ramenaient à des idées noires.

J’ai trouvé ici Huet et Roqueplan. Le premier n’a pas encore éprouvé d’effet des eaux ; quelques accidents qu’il a éprouvés l’ont empêché d’en profiter jusqu’à présent. Quant à Roqueplan, il est fort bien. On l’a apporté ici mourant et il a l’air de tout le monde.

Je te plains bien de ne pas voyager : malgré les inconvénients et les fatigues, c’est une grande diversion aux ennuis de ce bas monde. On a vécu davantage au demeurant en moins de temps ; c’est un profit tout clair puisqu’on ne fait pas sa barbe plus souvent pour cela et qu’on n’en monte pas sa garde davantage.

Adieu, cher ami ; je t’embrasse bien. Mille choses à Mme Pierret et à tous les tiens. J’espère que Madame Pierret se trouvera bien de la campagne. Vas-y aussi quelques jours. Réponds-moi une grande lettre à l’adresse ci-dessus.