1842-03-05, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 1] Monsieur Pierret
Rue Tronchet, n° 13, à Paris
Saint-Leu-Taverny, 5 mars 1842
Paris, 6 mars 1842

Cher ami,

Je m’acquitte de ma promesse. J’ai bien fait le voyage : je ne puis espérer encore un grand changement, puisque je ne suis ici que depuis un jour et demi. Je reconnais maintenant que si j’avais observé plus tôt le régime de silence que je suis ici plus facilement, je serais guéri depuis longtemps, car sous le rapport de la voix, je suis moins avancé que jamais. Mais comme cette nature est séduisante ! Mon ami, il faut venir au mois de mars dans un village pelé des environs de Paris comme ils sont tous, pour renverser en esprit tous [p. 3] les systèmes sur le beau, l’idéal, le choix, etc. La plus pauvre allée, avec ses baguettes toutes droites sans feuilles, dans un horizon plat et terne, en dit autant à l’imagination que tous les sites les plus vantés. Ce petit cotylédon qui perce la terre, cette violette qui répand son premier parfum vous ravissent. J’aime autant cela que les pins d’Italie qui ont l’air de panaches et les fabriques dans le paysage qui sont comme des assiettes montées pour le dessert. Vive la chaumière, vive tout ce qui parle à l’âme.

Heureux qui possède un coin de terre ; mais si ce coin de terre a dix mille arpents, je n’en veux pas sans souvenirs qui m’y rattachent et m’y rappellent à chaque pas ceux que j’ai aimés. Je préférerais, à une villa [p. 4]magnifique, le plus petit enclos où se serait passée ma jeunesse. Mais il n’y faut plus penser.

Voilà mes rêveries ici. Peut-être y travaillerai-je un peu, mais seulement pour me faire sentir plus de plaisir à aller me promener. Aimons-nous, mon pauvre vieux ami, soyons-nous l’un à l’autre des souvenirs vivants ; puisque les arbres ne veulent pas de nous, que chacune de nos rides nous rappelle au moins une joie envolée et en même temps les peines qui composent tout le tissu de notre frêle vie.

Réponds-moi quelques mots. Embrasse tous les tiens, méprise ce qui est faux bien. Je t’ai démontré qu’il valait mieux un sentiment qu’un trésor ; mais tu le sais bien.

Adieu, je t’embrasse de cœur.

Eugène

Chez M. Riesener, à Frépillon, par Saint-Leu-Taverny.