du 28 janvier 1778
Il est bien temps, mon cher monsieur, que je vous donne quelque signe de vie, en me rappelant à votre bon souvenir.
Je serais même honteux de ce que vous pourriez penser d'un si long silence, si je n'avais déjà éprouvé combien votre amitié est indulgente, car elle a tous les caractères qui la font rechercher et qui la rendent précieuse. Je suis infiniment sensible à celle que vous m'avez témoignée; vous y avez joint mille bontés qui m'en sont la preuve et le gage. J'en conserverai sans cesse la plus juste reconnaissance. C'est de tous les sentiments que je vous dois celui que je veux vous laisser le moins supposer et dont je vous prie de faire agréer également l'assurance à mme de Florian, en lui présentant mes respectueux hommages. J'ai trouvé dans votre joli petit château ce qu'on désire partout et ce qu'on trouve si rarement réuni: la liberté, la confiance et tout le bonheur de la plus intime union que vous faites partager à tous ceux que vous savez si bien y accueillir. Je voudrais bien, presque par amour propre, mais surtout par un sentiment plus doux, que vous puissiez venir juger aussi favorablement de notre petit ménage: ce qu'il y a de sûr, c'est que vous jouiriez, tout au moins, de tout le plaisir que lui ferait votre visite. Je prévois qu'avant de la recevoir de vous, j'irai vous en faire encore une et j'ai donné bonne envie à ma femme d'être de la partie. Tout le bien qu'elle m'entend dire de Ferney est presque un motif pour qu'elle ne soit pas disposée à m'y laisser retourner seul: elle sent qu'il est trop facile pour moi de m'y oublier; mais sa santé est si faible, si délicate, si aisément dérangée, qu'elle est contrariée par le moindre déplacement et qu'elle n'ose s'engager à rien. Je me suis fait l'honneur auprès d'elle de tous vos obligeants projets, de toutes vos aimables intentions, et c'est avec regret qu'il faut que nous nous bornions, l'un pour l'autre, à y être sensibles et à vous prier de nous les continuer, jusqu'à ce que des circonstances plus favorables nous procurent l'avantage d'en profiter. Je vous ai expédié, depuis quelques jours, à l'adresse de messieurs Souchay et Chiffelle de Genève, le baril d'huile et de thon mariné pour votre provision. Dans la caisse qui contient ce dernier article il y a également un baril d'olives pour m. de Voltaire, que vous distinguerez aisément à sa marque D. V., et que je vous prie de faire remettre chez lui. Le thon est fort cher, mais l'huile ne l'est pas, et il ne me reste qu'à souhaiter que ces provisions vous plaisent et soient dignes de figurer avec toutes les bonnes choses qui sont servies à votre table. Je n'ai point encore pu me procurer la recette de la méthode à suivre pour faire sécher les pêches; mais nous avons du temps devant nous, et mon empressement, qui calcule plus juste, préviendra cette époque pour remplir une commission qui vous intéresse. Je vous demande la grâce de me permettre de vous demander quelques fois de vos chères nouvelles; il me sera toujours bien flatteur d'en recevoir et de vous faire agréer l'assurance du sincère et respectueux attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.
Je prie mademoiselle Duchâteau d'agréer l'assurance de mon respectueux souvenir.