Ferney [c. 5 October 1777]
Vos nouvelles ont beaucoup diverti m. de Voltaire.
Puisque vous voulez savoir jusqu'aux minuties de sa vie domestique, je vous en raconterai quelques traits. Un grand nom ennoblit les plus petits détails.
Je l'ai vu ce matin, sous les voûtes d'une vigne immense, assis dans un large fauteuil, sur une pelouse molle & verdoyante, aux rayons d'un soleil qu'il ne trouve jamais trop chaud. Là, entouré de ses nombreux moutons, il tenait, d'une main, sa plume; & de l'autre, des épreuves d'imprimerie. J'approche: c'étaient les Quand, les Pourquoi, toutes les ironies dont il a tant de fois accablé votre confrère le Franc de Pompignan. Oh! pour le coup, lui ai je dit; c'est bien le loup qui s'est fait berger.
Ce qui vaut la peine de vous être raconté, & par où j'aurais dû commencer; c'est une fête dont j'ai été le témoin. Représentez vous le fondateur de Ferney, recevant, à l'entrée de son château, les hommages de sa colonie. Etranger & Français, catholiques & protestants, tous sont animés de cette joie tumultueuse qui exprime moins l'amour que l'idolatrie; tous, sous les armes, en uniforme bleu & rouge, formaient une longue & brillante cavalcade.
Un illustre voyageur, l'une de ces altesses d'Allemagne qui trafiquent de leurs sujets & les mettent à l'enchère, arrive sur ces entre-faites; & frappé de l'ordre & de l'appareil de cette petite troupe, il dit à m. de Voltaire: Ce sont vos soldats? Ce sont mes amis, répond le philosophe.
Les filles & les garçons avaient des habits de bergers. Chacun apportait son offrande; & comme au temps des premiers pasteurs, c'étaient des œufs, du lait, des fleurs & des fruits.
Au milieu de ce cortège, digne des crayons du Poussin, paraissait la belle adoptée du patriarche. Elle tenait, dans une corbeille, deux colombes, aux ailes blanches, au bec de rose. La timidité, la rougeur ajoutaient encore au charme de sa figure. Il était difficile de n'être pas ému d'un si charmant tableau.
Je ne vous parlerai point de l'affluence, du concours des villages voisins. Les chaînes de la servitude qu'il entreprend de briser pour vingt mille sujets du roi, les entraves de la ferme-générale rejettées de tout le pays, la liberté, l'aisance rendue au commerce, ne l'environnaient que de cœurs reconnaissants.
J'étais tout honteux de la sécheresse de mon rôle. J'ai voulu aussi ajuster un compliment; c'étaient des vers: je vous l'avouerai, j'ai été bien plus embarrassé de les réciter, que de les faire.
Je vous dirai qu'il a donné un superbe repas; & qu'il a fait asseoir à sa table deux cents de ses vassaux: puis les illuminations, les chansons, les danses. Le matin, c'était l'expression d'un sentiment doux & filial; le soir, c'était l'enivrement de la joie. Vous auriez vu celui qui veut être toujours aveugle & malade, oublier son grand âge, & dans un élan de gaîté qui tenait encore à son vieux temps, jetter son chapeau en l'air, parmi les acclamations, les transports, les vœux que l'on faisait pour ses jours si chéris.
C'est par l'admiration, l'enthousiasme que m. de Voltaire est connu dans le monde; c'est par l'amour, le respect qu'il est connu chez lui. Vous savez qu'il est très riche; mais certainement il n'a jamais eu le tourment de la possession. Il semble qu'il craigne plus les importuns que les voleurs. J'ai remarqué que sa chambre ferme à clef du côté du salon, & qu'elle n'a jamais eu de serrure du côté de ses gens: ce qui prouve évidemment qu'il n'est ni défiant, ni avare.
M. de Voltaire est bon voisin. J'ai vu un écrit fait double entre lui & son curé, une promesse réciproque de n'avoir jamais de procès l'un contre l'autre; & m. de Voltaire, en signant, a ajouté de sa main: Notre parole vaut mieux que tous les actes de notaire.
Il a beaucoup fait bâtir. Chaque jour voit s'élever de nouveaux édifices dans sa petite ville. Il justifie pleinement ses vers à la duchesse de Choiseul.
Il a de belles & vastes forêts; mais il souffrirait d'y voir porter la coignée. On dirait que sa sensibilité s'étend jusqu'aux végétaux. Vous connaissez les deux immenses sapins qui bordent son potager, & qu'il a nommés Castor & Pollux, parce qu'ils sont jumeaux. L'un frappé de la foudre, accablé par les ans, laissait tomber jusqu'à terre ses rameaux affaiblis. M. de Voltaire les a fait relever par un fil d'archal, & se complaît à soutenir sa vieillesse.
Je n'ajouterai plus qu'un mot. La fête dont je viens de vous parler, a fini par un accès de colère des plus violents. M. de Voltaire apprend que l'on a tué les deux beaux pigeons que sa chère enfant avait apprivoisés & nourris. Je ne puis rendre l'excès de son indignation, en voyant l'apathie avec laquelle on égorge ainsi ce qu'on vient de caresser. Tout ce que cette cruauté d'habitude lui a fait dire d'éloquent & de pathétique, peint encore mieux son âme, que ne feraient les belles scènes d' Orosmane& d' Alzire . . . .