1777-09-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Monsieur Pindare-Théocrite sçait sans doute que Mr De Vaines et Mr Suart n'ont point paru dans le petit coin du monde que vous avez, Monsieur, embelli quelque temps par les agréments de vôtre société, et par le charme de vos talents aimables.
Moi qui suis actuellement condamné à la solitude, et aux souffrances que la vieillesse traine après elle, j'y ajoute encor l'oubli du monde; je ne sçais plus ce qu'on fait dans la compagnie à laquelle vous feriez tant d'honneur. On ne m'instruit plus de rien; on me regarde comme mort, et on ne se trompe pas de beaucoup. Les personnes que j'aurais pu faire souvenir de mon existence, et qui devaient passer par chez moi, n'y sont pas plus venues que Mr De Vaines, et Mr Suart. On ne me consulte pas plus sur la place qui vous est si bien due, que s'il s'agissait de nommer un chef d'escadre ou un maréchal de camp. Je vous avoue toute ma décadence, il ne faut pas faire le fier. Mais quoique je n'espère rien de mon crédit, j'espère tout de vôtre mérite. On a deux mois encor pour se décider. Il m'est revenu qu'on emploie le clergé, les Dames, et les plus grandes princesses. Envérité c'est Jeanot-Lapin qui implore les Dieux et les déesses pour être en possession de son terrier. Je m'imagine que vous entrerez de plein saut sans tant de cérémonie. Tout ce que je sçais c'est que je voudrais bien que vous pussiez pour ma consolation faire encor quelque aparition dans nos retraittes. Nôtre hameau commence à être changé en une jolie ville. Il y a un spectacle qui n'est pas mauvais; la salle est fort jolie et de très bon goût; je ne la fréquente guères, car je ne sors pas de mon lit. J'attends la fin de ma carrière, et c'est en vous aimant de tout mon cœur.

V.