5e févri: 1777
Vous êtes un homme essentiel, mon cher ami.
Je ne vous ai pas plutôt confié de mes infinies tribulations, que vous voilà sur le champ en campagne pour me soulager. Vous m'envoiez une Lettre très consolante de la part de Mr Marion. Je suis fâché d'être un fardeau à Mr De Richelieu; mais en vérité je ne peux m'en empêcher, et je tâcherai même de l'importuner encor quelques années aussi bien que Mr Le fermier général Marchant, si la chose dépend de moi. Toutes mes ressources m'ont manqué à la fois au commencemement de cette année. Il est bien difficile de vivre longtems sans avoir des saisons malheureuses. Il me parait que vous même vous n'êtes pas trop content de vôtre situation. Celui qui a présentement la feuille des bénéfices va bientôt la céder à un autre, à ce que l'on m'assure. Ce sera peut être une occasion pour vous de troquer vôtre maison de campagne contre une autre d'un meilleur produit. Ce serait bien là le meilleur emplâtre qu'on pût mettre sur les blessures que le changement de ministère vous a faites. Vous vivrez assez pour voir le tems où l'on s'apercevra de son tort. Il me parait bien vraisemblable, au train dont on y va, qu'on se trouvera forcé de recourir aux mêmes ressources dont on ne s'était pas mal trouvé. Les mêmes maladies éxigeront les mêmes remêdes. Je ne verrai pas cette révolution mais vous en serez témoin et acteur. Il n'y a qu'à attendre.
Conservez bien la forte santé dont vous jouïssez. C'est avec ce seul secours qu'on est capable des plus grandes affaires à quatre vingt dix ans comme à quarante. Pour moi je ne suis capable de rien. Je ne puis avoir la consolation de l'espérance. Les neiges affreuses dont nous sommes actuellement entourés, ne me donnent pas des idées bien guaies. Je fais contre fortune et contre nature bon cœur; mais en vérité celà ne suffit pas.
On condamne à l'heure que je vous parle, un gentilhomme savoyard à mort dans Genêve. Il faut avoir le diable au corps pour couper une tête par le tems qu'il fait.
Je vous embrasse tendrement, mon cher ami. Consolons nous l'un l'autre dans cette courte vie.
V.