1776-11-23, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Nos lettres, mon cher maître, se sont croisées sans doute.
Vous avez dû recevoir, peutêtre le même jour que vous m'avez écrit, celle où je vous apprenois le nom du pauvre chrétien devenu juif, qui voudroit vous faire circoncire, bien plus que le prépuce, s'il en étoit le maître. Je vous ai dit qu'il se nomme Guénée, ci devant professeur de basses classes dans un collège de Paris, et aujourd'hui sous-sacristain de je ne sais quelle chapelle à Versailles. Je vous apprenois aussi dans ma lettre les nouvelles galanteries du Roi de Prusse, & les vers qu'il m'a adressés. Mon projet est bien en effet de l'aller voir au Printemps prochain, & de passer l'Eté avec lui. En allant ou en revenant, j'irai vous embrasser. Mr de Condorcet a lu à la rentrée de la st Martin un Eloge charmant du P. Leseur, un des deux minimes commentateurs de Newton, & ami de notre pauvre Père Jacquier. Vous savez le triste état où est madame Geoffrin depuis trois mois. Sa fille, Made de la Ferté Imbault, sotte créature, vendue à la cabale dévote, dont elle est la servante, a trouvé moyen d'écarter d'auprès de sa mère tous ses anciens & meilleurs amis, à commencer par moi. Elle m'a écrit à ce sujet une lettre, qui ne vaut pas celles du Roi de Prusse, mais qui est une pièce rare pour l'insolence et la bêtise. Croiriez vous que je ne sais quelle canaille vient de faire imprimer une comédie intitulée les bureaux d'esprit, où cette pauvre femme mourante est fort dénigrée, à la vérité si plattement que cela ne se peut lire? On m'assure que cette rapsodie se trouve chez votre protégé Moyreau sur le quai de Gevres. Ces libraires vendent de tout pour gagner de l'argent. Oh! que de canailles, grandes et petites, dans ce meilleur des mondes possibles! Ce que je trouve de plus fâcheux, c'est qu'il fait un temps du diable, & qu'il faut attendre six mois les beaux jours pour vous aller voir. Adieu, mon cher & illustre et ancien ami. Je vous embrasse corde et animo.