1776-09-14, de Théodore Tronchin à Voltaire [François Marie Arouet].

La rose de la réputation a tant d'épines, Monsieur, que Craignant la piquure je n'ai pas même osé la toucher du bout des doigts, & quoi qu'on parle Sans cesse de celle qu'on cueille après la mort, puisqu'alors on n'a plus de doigts c'est une fable dont l'homme sage sourit, mais sans dire mot, car cette fable est très utile.
Voilà Mr ma Confession de foy sur la rose. D'où il est aisé de conclure que je ne puis être un grand homme ni pendant ma vie ni après ma mort. Toute mon ambition, depuis bien des années, se borne à être un bon homme, & à mériter par ma bonhommie l'atachement de mes amis, à qui parconséqut je suis très fidelle. Ils me le sont aussi. Quand un silence de dix ans, & quelques traits par ci par là m'ont Convaincu que vous n'étiez plus mon ami, n'ayant rien à me reprocher j'ai dit en moi même tout bas, La règle de la bonhommie a donc aussi ses exceptions! Il ne faut pourtant pas y renoncer, malgré l'exception la règle est sûre. L'amitié Constante de Made Denis en est une preuve dont je sens tout le prix: si les Circonstances lui eussent permis de faire un petit voyage à Paris, mon empressement à l'en convaincre l'auroit satisfaite & moi aussi. Daignez Monsr l'en assurer en la priant de me faire la grâce de m'envoyer un petit Mémoire sur l'état de sa santé. Il m'intéresse trop pour ne pas désirer d'en être instruit, & peutêtre quoiqu'éloigné pourai-je lui donner quelques Conseils qui du moins lui prouveront mon dévouement & mon zèle. Dix ans de séjour à Paris ne m'ont point changé. Je suis toujours le même, soyez en bien persuadé. Je vous suis donc Mr bien dévoué.