1776-09-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Ce Monsieur De Castillon de Berlin, est en vérité un grand philosophe.
Tout ce que Monsieur De Condorcet poura faire sera de lui ressembler; mais il ne le surpassera jamais.

Je suis dans une amertume continuelle depuis qu'on nous a ôté le protecteur du peuple, et celui de ma province. Depuis ce jour fatal, je n'ai suivi aucune affaire, je n'ai rien demandé à personne, et j'ai attendu patiemment qu'on nous égorgeât.

Je me suis un peu dépiqué contre cet étonnant Welche qui est assez insolent, assez fou, assez Gilles, pour nous proposer de mettre Shakespear à la place de Corneille. Si l'excez de sa turpitude doit nous faire vomir, l'éxcez de son insolence orgueilleuse devait nous faire horreur. Je ne puis croire qu'il se trouve un seul Français assez sot et assez lâche pour déserter nos troupes, et pour servir sous ce misérable transfuge de Le Tourneur. Mais personne ne se joindra t-il à moi pour le combattre? Serai-je le seul qui défendrai la patrie après avoir été maltraitté par elle?

Je reviens à Monsieur de Castillon et à Mr Bitaubé, mes deux consolateurs. Que je les remercie de m'avoir fait connaître Blaise! Ce Blaise touchait donc à la fois à l'extrême force d'esprit, et à l'extrême folie? Cela est bon à savoir, on en peut tirer d'étranges conclusions. Je connaissais déjà son éloge; Monsieur De Bitaubé qui m'honore de son amitié m'avait envoié le manuscrit; il était un peu plus ample, et il y a des différences. Je suis maintenant dans le grenier à bled. Monsieur Bitaubé en chasse les charençons et les rats, et fait de belles avenues de tous côtés pour qu'on arrive librement à son grenier. Je l'en félicite, et je l'en remercie. J'aime passionément que les portes du temple de Cérès soient toujours ouvertes.

Conservez moi, je vous en prie, mon brave et grand philosophe, les bontés de ce Monsieur Bitaubé, à qui je serai attaché tout le reste de ma vie avec un très tendre respect.

V.