[March 1776]
Mon cher ami, j'ai toujours pensé qu'il fallait vivre dans une grande ville comme Paris et Londres, ou à la campagne.
Je m'imagine que vous pensez comme moi, surtout depuis l'aventure des masques. Quand vous reviendrez dans votre ermitage que vous avez tant embelli, vous trouverez quelques nouvelles maisons commencées, la colonie un peu augmentée; et quand vous irez sur le chemin de Genève, vous aurez le plaisir de ne plus trouver d'alguazils avec la belle inscription de par le roi. Je me flatte que malgré le génie des petites villes, vos domestiques ne seront pas traités comme le chevalier de la Barre ou comme Jésu christ, pour s'être masqués à Noël.
Si on lance des monitoires à Sémur pour des madrigaux bourguignons, on fait bien pis à Paris. Tout y est plein de cabales affreuses: le parlement fait actuellement des monitoires contre m. Turgot. Le ministère semble uni et ferme, mais il ne sait pas imposer silence à la mauvaise humeur. Il sait encore moins réprimer le fanatisme. Il y a une faction de convulsionnaires réunis avec celle de l'archevêque Beaumont; et malheureusement on les laisse faire. On veut renouveler l'aventure d'Abbeville. Si la moitié de Paris est frivole, l'autre est bien atroce. C'est toujours au fond le même peuple qui a fait la St Barthélemi, qui a assassiné trois de ses rois, et qui veut encore passer pour un peuple aimable parce qu'il est frivole.
Je connaissais depuis longtemps la chanson du Pont neuf. Le roi et le peuple ont raison; nos seigneurs du parlement n'en conviennent pas.
Adieu, mon cher ami, nous parlerons de tout cela quand vous serez à Bijou. Le pays où vous êtes n'invite pas à écrire ce qu'on pense.
Je ne crois pas que Luchet continue son journal. Il s'est fait une révolution dans sa fortune. J'ai été assez heureux pour contribuer à le placer assez avantageusement chez le landgrave de Hesse. J'attends les révolutions de Paris.
Votre jardinier, un des rudes ivrognes du pays, a déserté votre maison: il a laissé les pigeons et tous les habitants de la basse cour sans manger. Martin est accouru chez moi pour me demander mon avis. Je lui ai dit qu'il fallait ouvrir les portes des pigeons et des poules, et leur donner à souper. Il m'est arrivé à moi qu'un chien appartenant à un genevois est venu égorger dans ma basse cour quinze dindons et six poulardes.
Ce sont là les révolutions qu'on éprouve à la campagne.