1772-03-21, de Jacques Mallet Du Pan à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Après les disgrâces d'une longue route je suis enfin parvenu, mon vénérable patron, aux pieds du landgrave à qui j'ai présenté ma lettre de mission.
Il m'a reçu comme votre écolier, et un de vos apôtres dans ces contrées.

Mais aulieu que les fidèles disciples du christ le faisaient crucifier, ou le reniaient, le vôtre est pénétré de la plus vive reconnaissance, et il gémit que des accidents, des occupations en aient retardé l'expression jusqu'à ce jour.

Me pardonnerez vous, mon cher papa, un silence aussi long? J'ai attendu comme st Paul d'avoir des succès philosophiques à vous annoncer; et d'abord j'ai offert de votre part au prince, l'examen important. Il l'a reçu comme le plus éloquent plaidoyer de la vertu philosophique, et comme un présent de Voltaire; il me charge de ses remerciements, et les philosophes de sa cour à qui j'en ai livré demi douzaine, de leur inviolable fidélité.

Il y a ici un ouvrage immense; l'atrocité calviniste subjugue encore les universités, les ministres, et jusqu'aux prêtres. Ils sont fanatiques et orthodoxes; enfin j'épuiserai toutes les faibles lumières que je vous dois pour déraciner l'ouvrage de st Boniface. Il a actuellement un successeur éclairé à qui il faudrait envoyer l'évêque d'Anneci qu'il ferait pendre.

L'électeur de Mayence fait bâtir une petite ville sur le Mein, et la seule condition qu'il impose à ses nouveaux habitants est celle de Confucius: sois juste et crois ce que tu voudras.

Vous aurez sans doute su de mde Denis le résultat de mes recherches à Strasbourg. Après bien des visites et avoir consulté, il a été décidé qu'on ne pouvait se marier sans manger dieu de la même manière, et que la religion désunissait tous les liens. Il s'est fait un mariage de ce genre à Kell entre le comte de Bruhl, fils de ce fameux Bruhl que le roi de Prusse appelait un gros cochon, et la fille de son lieutenant, paysan, soldat, puis beau-père de son colonel.

On parle ici de la réunion du prince héréditaire de Hesse avec son père; nouveau soufflet donné au clergé réformé qui a tant contribué par ses clameurs à diviser la famille du landgrave, et à le dépouiller du plus beau fleuron de sa couronne. Ce qui peut étonner c'est que de tous les garants de cet arrangement funeste, la cour de Vienne a été le seul qui en ait empêché la rupture.

Je suis dans un pays, mon cher papa, où votre nation est adorée et regrettée. Rien n'égale les éloges qu'on fait de sa douceur, sa générosité, sa bienfaisance même au milieu d'une guerre ruineuse, si ce n'est l'horreur que l'on prodigue aux alliés. Voleurs, brutaux, durs, intraitables, les Hanovriens logés à discrétion chez les Hessois, ont cent fois plus dévasté ce malheureux pays que les armes françaises destinées à en faire un désert. De ma fenêtre je vois une multitude de champs de bataille, où il a ruisselé très peu de sang; je suis logé au domicile du comte de Muy, et partout où je porte ma vue, je dis toujours hic dolopum manus &c. Les Français ont semé dans la Hesse l'argent et la vérole. Les Juifs y regrettent l'un, et les femmes l'autre. Il n'y a pas apparence qu'on les y voie; le plan est fait de démolir toutes les places fortes de l'Allemagne qui peuvent leur servir d'asile. Il ne leur resterait qu'un pays coupé, et sans retraite.

Cassel que vous connaissez a été embelli d'une bibliothèque très vaste, où l'on trouve beaucoup de livres, et peu de connaissances. Les livres français surtout y sont choisis avec une barbarie tudesque très affligeante; en général on apprendrait plus dans une heure auprès de vous que dans un an ici, où l'on trouve une cour militaire, et très peu curieuse de chefs d'œuvre littéraires. C'est devant elle, et sur le théâtre français du prince, que je hasarde votre belle tragédie des Guèbres. Le landgrave a applaudi à cette idée, et encore plus à la gloire d'être le premier souverain qui ait donné cette éloquente satire du fanatisme. Il déteste également la persécution et les supplices inutiles. Par son ordre il n'est plus de potence dans la Hesse, comme il n'est point de cuistre sacerdotal qui ose gêner la liberté de la pensée. Le système de la nature se vend à côté de sa réfutation. Enfin le Frédéric à qui vous m'avez donné, a aussi bien profité que l'autre de vos leçons; il ne vous remercie pas en vers, mais il me fait du bien. Je vous dois donc sa reconnaissance et la mienne; c'est un dépôt bien cher, qu'il est bien temps de vous rendre.

N'oubliez pas je vous en conjure à deux genoux, mon respectable Homère, que je n'ai que vos livres et votre souvenir dans ces déserts; que je serais inconsolable de passer ma jeunesse littéraire loin de vous, si je n'avais toutes les instructions nouvelles que vous donnerez à la philosophie et aux lettres. Mon bon papa voudra-t-il bien prier mr Vagnieres de remettre à Cailler, marchd libraire à Genêve, les tomes des questions sur l'encyclopédie qui ont suivi le septième? L'indiscrétion de ma demande est excusée par l'intérêt qui l'inspire. Il vous demanderait bien aussi quelques lignes de votre main, qui m'apprissent l'état de votre santé. Je me recommande toujours bien instamment, à vos prières, votre protection, votre estime. Quelque sort que le destin me prépare, je serai consolé en pensant que vous m'en avez jugé digne.

Recevez avec votre bonté ordinaire les témoignages de respect et de dévouement que met à vos pieds, et à ceux de mdme Denis,

monsieur,

votre &c.