1775-11-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Louis Claude Marin.

Mon cher Phocéen de Lampedouze, je vous écris en droiture, parce que les Welches ne rendent pas fidèlement les Lettres.
Une espèce de petite apopléxie s'est emparée de mon maigre individu pendant que vous reveniez à Paris. Il me reste encor assez de force pour vous dire que vôtre ami Mr Linguet avait très bien deviné la personne pour laquelle vous lui présentâtes une consultation il y a plus de dixhuit mois. Vous vous doutez bien de qui je veux parler. C'était un jeune homme très tragiquement mêlé dans une affaire pour laquelle Mr Linguet avait travaillé à la tête de sept autres avocats en 1766 avec son courage et son éloquence ordinaire. Il répondit laconiquement au consultant, qu'il ne lui conseillait pas de recommencer ce procez. Ce consultant était alors chez moi, il suivit cet avis. Il est actuellement auprès d'un grand roi qui répare par ses bontés des barbaries qui sont nôtre oprobre. La Welcherie le persécute jusques dans son azile au pied d'un trône.

Il avait écrit, il y a quelques mois, une requête à S: M: Très chrétienne, requête non juridique, qui n'était qu'un exposé simple de l'injustice atroce exercée contre lui dans une ville de province. Un de ces marauts de convulsionaires qui se croient envoiés de Dieu pour persécuter les hommes, vient d'écrire un libelle contre l'exposé fait par ce jeune homme. Le scélérat sachant que nôtre client est en Allemagne, a fait imprimer son libelle dans la gazette intitulée Courier du bas Rhin, du 18e 8bre. On attaque vôtre ami dans ce courier et on lui reproche d'avoir été engagé par moi même en 1766, à se mettre à la tête des huit avocats qui prirent alors la deffense des co-accusés. Vôtre ami sait combien il est faut que je me fusse en ce tems là mêlé de cette affaire. Il n'écouta que sa seule générosité. Il se poura faire que le jeune homme, dans une réplique, atteste la vérité de tout ce que je vous dis, et qu'il rende hautement justice aux nobles sentiments de vôtre ami.

Je ne sçais point encor comment cette nouvelle affaire tournera, mais je vous préviens de l'état où sont les choses. Mon avis est qu'on ne fasse aucun éclat, puisque cet éclat ne produirait rien de réel. C'est bien assez, ce me semble, d'être protégé par un grand roi le héros de l'Europe. Je ne connais point de meilleure réponse. Je ne pense pas même que le journal de vôtre ami soit fait pour traitter de telles matières, quelque réputation qu'il ait.

Aureste je n'ai de nouvelles de la république des Lettres que par ce journal que je lis assiduement. Vous devriez bien mettre au courant un pauvre apoplectique de quatre vingt deux ans, que vous n'avez pas consolé dans sa retraitte, et qui a grand besoin de consolation. Il vous embrasse de ses très faibles mains.

V.