1775-08-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Louis Claude Marin.

Vous ne me parlez donc plus de vôtre belle idée philosophique, et si vous vous souvenez encor de moi vous ne vous souvenez pas que vous aviez eu envie de faire un petit établissement dans mon voisinage.
Cependant, je vous assure qu'il y a des philosophes qui ont pris ce parti. Nous étions il y a quelques jours douze habitans de Ferney à table, chacun a sa maison et son jardin. Pour de grandes possessions celà est impossible. Nous avons plusieurs bibliothêques. Le païs d'ailleurs est charmant l'été; l'hiver est triste, mais il l'est par tout, excepté peut être sur la côte d'Affrique.

J'ajouterai encor qu'outre nos philosophes nous avons une Colonie d'horlogers qui font un commerce d'environ cinq cent mille francs par an. Cette Colonie nous a donné des fêtes magnifiques pour la convalescence de Made Denis. Enfin nous espérons que le gouvernement qui commence à faire tant de bien, daignera jetter les yeux sur nôtre petite entreprise.

Si vous aviez suivi la belle inspiration que vous aviez eue de venir favoriser nôtre Colonie, il ne tenait qu'à vous; vous nous auriez encouragés. On bâtit actuellement une douzaine de maisons nouvelles, vous auriez choisi; mais vous êtes comme les pécheurs qui se laissent toucher un moment de la grâce, et qui ne persévèrent point. Vous n'avez eu qu'une velléité passagère de renoncer au monde.

Je ne sais si vous voiez quelquefois Mr Pankouke, l'ami de vôtre ami Mr Linguet. Il a vu en passant, une partie de cette Colonie; il vous dirait qu'on y passe sa vie assez doucement.

Aureste, je vous prie de dire à Mr Linguet qu'un de nos plus grands plaisirs est de lire son journal qui devient de jour en jour plus intéressant. Vous savez qu'on l'avait consulté sur une affaire affreuse de la part d'un jeune homme très malheureux qui était alors chez moi, et qui voulait obtenir àpeuprès la même grâce ou plutôt la même justice que la famille Calas avait obtenue. Ce jeune homme très estimable a pris enfin le parti de ne rien demander, mais d'exposer au Roi toute l'horreur d'un jugement qui indigne encor la France et l'Europe. Il est devenu ingénieur du Roi de Prusse qui de plus lui a donné un grade dans ses armées avec une pension. Celà vaut mieux que de recommencer un procez à Paris, ou de faire entériner des Lettres de grâce. Dites tout celà â mr Linguet quand vous le verrez, et conservez un peu d'amitié pour le vieillard du mont Jura

V.