à Ferney ce 17 8bre 1775
Je vous rends mille grâces Monsieur du détail que vous avés eu la Bonté de m'envoyer et que j'ai reçu hyer.
Il est très Bien fait, très suffisant. Il seroit fort à désirer qu'on fit en France quelque établissement du même genre que vos sonnetes, nous éviterions deux grands inconvénients, l'un de prodiguer un peu trop la peine de mort; l'autre d'employer deux peines dont L'une qui est les galères est presque en pure perte pour la société, et L'autre qui est le Banissement est contre le sens commun. Cet établissement seroit plus difficile à faire en France que chés vous; La nourriture de vos forçats ne coûte rien à L'état, celle des nôtres seroit plus chère et nous n'aurions pas dans les dépences la même œconomie qu'y met une république. Quoiqu'il en soit je ferai usage des connaissances que vous voulés Bien me donner auprès de gens qui désirent Le Bien. C'est L'objet des vœux de tous les honnêtes gens, mais il est toujours Bien plus difficile à faire que le mal.
Quand aux détails que vous me demendés Monsieur sur la colonie que mr de Voltaire a fondé dans sa terre je n'aurai pas Besoin de m'étendre Beaucoup pour vous dire tout ce que j'en sçais. Quand il a acquis Ferney en 1759 il y avait 39 communiants et sept ou huit chaumières. Il a attiré quelques habitants, il a Bâti quelques maisons, a établi quelques ouvriers de campagne. Tout cela formait 20 à 25 maisons. Lors du dernier voyage que j'ai fait ici il y a 9 ans les troubles de Geneve qui ont été un peu plus vifs encore après la médiation qu'avant ont engagés plusieurs natifs à quitter la ville, plusieurs sont venus se réfugier ici, mr de Voltaire les a logés dans un Bâtiment de dépendance que vous avés vu dans sa cour. La seule industrie des habitants du pays de Gex était de dégrossir les pièces des mouvements de montre, les réfugiés de Geneve ont vu qu'ils pouvaient travailler ici comme dans leur ville. Mr de Voltaire a conçu L'idée d'établir un commerce d'horlogerie qui venait se présenter de lui même. Il a attiré des ouvriers, a fait construire des maisons qu'il leur a loué à très Bon marché. La manufacture de Bourg en Bresse allait mal, ses ouvriers qui tiraient du pays de Gex leurs pièces brutes ont préféré de venir les assembler ici. Plusieurs ont demandé des logements, mr de Voltaire en a fait Bâtir, il a fourni de L'argent à tous ceux qui en avaient Besoin, ses relations avec plusieurs souverains ont facilitées Le débit. Le nombre des ouvriers s'est augmenté, les principaux horlogers de Paris, de Marseille et de Bordeaux qui tiraient Beaucoup de Geneve ont mieux aimé avoir sur les lieux des commis ou des associés et ont montés des comptoirs ici. Enfin en quatre ans L'établissement est venu au point où vous L'avés vu. Le commerce monte à près de 500,000 et mr de Voltaire n'est plus obligé de L'aider. La partie la plus considérable de ce commerce est pour le Levant et pour l'Espagne. Comme on envoye Beaucoup de montres riches il s'est établi des metteurs en œuvre et des peintres en émeaux. Cette peuplade d'ouvriers aisés a attiré des artisants de tous les métiers à leur usage, mr de Voltaire a facilité leur établissement comme il avait facilité celui des horlogers et on voit actuellement dans le village des artisants de tout genre et fort peu de cultivateurs parcequ'il n'y a pas plus de terres qu'il n'y en avait. La route de Versoix qui passe ici a contribué un peu à grossir le lieu, les marchands qui vont en Suisse gagnent une lieue et demie, et évitent quelques droits d'entrée qu'on paye à Geneve et la gêne des portes. Il y a 4 à 5 cabaretiers qui gagnent Beaucoup: un entre autres qui actuellement fait construire à ses frais une remise pour 40 voitures et une écurie de 100 chevaux.
On compte 1200 habitants tant hommes qu'enfans et 70 ou 80 maisons. Ce nombre ne parait pas proportionné, mais il faut observer que les maisons habitées par des ouvriers contiennent plusieurs ménages, presque toutes appartiennent à mon oncle et il les loue. Il en a donné quelques unes soit à des gens qu'il voulait récompenser, comme son secrétaire, soit à des gens avec qui il a pris des arrangements que j'ignore, mais le Beaucoup plus grand nombre est à lui. Il a Bâti aussi quelques petites maisons de campagne, celle de mr Rieu, celle de mr de Florian, il en Bâtit une pour le secrétaire de mr le résident, une pour me de St Jullien. Quiconque aurait envie de se fixer dans son village et qu'il serait Bien aise d'avoir pour voisin Le trouverait très disposé à lui en faciliter les moyens.
Cet établissement comme vous croyés Bien Monsieur ne peut que lui avoir coûté Beaucoup d'argent. Il n'a pris nul intérêt dans le commerce qu'il a monté mais il l'a soutenu par des avances fréquentes jusqu'à ce qu'il ait pu aller de lui même. Il jouit d'un revenu considérable, il en fait L'usage le plus satisfaisant pour son amour propre. Il couronne sa carrière par une création qui n'est pas de tous ses ouvrages celui qui lui fera le moins d'honneur.
La grâce qu'il obtient pour le pays de Gex est absoluement une affaire de faveur et d'administration Bien entendue. La province n'a d'autres titres à faire valoir que sa position. Elle est séparée de la France par les montagnes, et on n'y arrive que par deux routes. Sevrée par la nature du commerce avec la France elle L'était par Les commis de celui que naturellement elle devait faire avec la Suisse et avec Geneve. On la réputera étrangère quand aux droits des fermes, on placera les Bureaux aux deux entrées, elle vendra ses denrées en Suisse et à Geneve et se pourvoiera par la même voye de ce dont elle aura Besoin. On est très intimement persuadé que les fonds augmenteront Beaucoup de valeur, que L'agriculture s'améliorera et que par conséquent la population croitra. Les genevois en sont fort aises, c'est une province qu'ils acquièrent pour la fourniture des denrées. Il y a Bien longtemps que les états sollicitent cette grâce. Mr de Voltaire a profité avec empressement du seul moment où on pût se flatter de l'obtenir. On promet les lettres patentes très incessament. Il s'agit encore de régler L'indemnité que la province doit payer pour dédommager les fermiers généraux.
Mr Racle s'était rendu entrepreneur des travaux de Versoi dans le temps où ils se faisaient sous la direction du ministre de la guerre. Quand ils sont rentrés dans le département des ponts et chaussées où ils auraient dû toujours être non pas pour leur avancement ni pour L'œconomie mais pour La règle, il était en avance de sommes considérables. Faute d'argent on lui a fait des chicannes. Il a demandé et a obtenu la résiliation de son marché. Il est occupé de la rentrée de ses fonds et me parait très décidé à ne se plus mêler des travaux qui sont sinon abandonnés, au moins fort retardés. Il a établi des thuilleries, une fayancerie, il bâtit des maisons pour mr de Voltaire et pour des particuliers, et il se fait un état très honnête. Il habite à Ferney une jolie maison qu'il a construit, il en Bâtit une autre plus convenable pour son commerce et arrangera la première de manière à en tirer un Bon parti soit en la louant soit en la vendant.
Nous avons apris hyer la mort du maréchal de Mui qui a péri à la suite de L'opération de la pierre. On n'a encore formé aucune conjecture sur son successeur, il ne serait peutêtre pas impossible que mr de Choiseuil revint au ministère, c'est peutêtre une idée Bleue de ma part, mais sa réalisation m'étonnerait peu.
Mr de Voltaire et ces dames me chargent Monsieur de vous faire mille compliments. Nous aurions tous désirés que votre séjour eût été plus long. Recevés de nouveau tous mes remerciements d'avoir Bien voulu ne pas oublier La demande que j'avais pris la liberté de vous faire, et satisfaire ma curiosité. Je la satisferai sûrement sur Beaucoup d'autres objets encore la première fois que je pourrai venir dans ce pays ci. Je m'arrangerai pour traverser la Suisse; ce pays est trop intéressant pour négliger L'occasion de la connaitre et Le désir de faire plus ample connaissance avec vous sera un motif de plus, et ne sera sûrement pas le moindre.
J'ai L'honneur d'être avec une parfaite considération Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
D'Hornoy