31 auguste [1775]
Sire,
Je renvoie aujourdui aux pieds de votre majesté, votre brave et sage officer d'Etalonde Morival que vous avez daigné me confier pendant dixhuit mois.
Je vous répons qu'on ne lui trouvera pas à Potsdam l'air évaporé et avantageux de nos prétendus marquis français. Sa conduite et son aplication continuelle à l'étude de la tactique et à l'art du génie, sa circomspection dans ses démarches et dans ses paroles, la douceur de ses moeurs et son bon esprit sont d'assez fortes preuves contre la démence aussi exécrable qu'absurde de la sentence de trois juges de village qui le condanna dans Abbeville il y a dix ans avec le chevalier de la Bare, à un supplice que les Busiris n'auraient pas osé imaginer.
Après ses Busiris d'Abbeville il trouve en vous un Solon. L'Europe sait que le héros de la Prusse a été son législateur, et c'est comme législateur que vous avez protégé la vertu livrée aux boureaux par le fanatisme. Il est à croire qu'on ne verra plus en France de ces atrocités affreuses qui ont fait jusqu'icy un contraste si étrange et si fréquent avec notre légéreté. On cessera de dire, le peuple le plus gai est le plus barbare.
Nous avons un ministère très sage choisi par un jeune roi non moins sage et qui veut le bien. C'est ce que votre majesté remarque dans sa dernière lettre du 13. La plus part de nos fautes et de nos malheurs sont venus jusqu'icy de notre asservissement à d'ancienes coutumes honorées du nom de loix malgré notre amour pour la nouvauté. Notre jurisprudence criminelle par exemple est presque toutte fondée sur ce qu'on appelle le droit canon, et sur les anciennes procédures de l'inquisition. Nos loix sont un mélange de l'ancienne barbarie mal corrigée par de nouvaux réglements. Notre gouvernement a toujours été jusqu'à présent ce qu'est la ville de Paris, un assemblage de palais et de mazures, de magnificence et de misère, de beautés admirables et de défauts dégoûtants. Il n'y a qu'une ville nouvelle qui puisse être régulière.
Votre majesté daigne me mander qu'elle daigne voiager avec mes faibles ouvrages. Je voudrais bien être à leur place malgré mes quatrevingtdeux ans. Je suis obligé de vous dire que plusieurs de ces enfans qu'on batise de mon nom ne sont pas de moy. Je sçais que vous avez une édition de Lausane en quarante deux volumes entreprise par deux magistrats et deux prêtres qui ne m'ont jamais consulté. Si par hazard le vingtroisième tome de cet énorme fatras tombait sous votre main vous y veriez une trentaine de petites pièces de vers tout à fait dignes du cocher de Vertamon. On n'est pas obligé d'avoir autant de goust à Lausane qu'à Potsdam.
Ce qui est de moy ne mérite guères plus vos regards. La manie des éditeurs m'a enseveli dans des monceaux de papier. Ces gens là se ruinent par excès de zèle. Je leur ai écrit cent fois qu'on ne va pas à la postérité avec un si lourd bagage. Ils n'en ont tenu compte, ils ont défiguré vos lettres et les miennes qui ont couru dans le monde. Me voilà en infolio rongé des rats et des vers comme un père de l'église.
Votre majesté verra donc mes éternelles querelles avec les Larchet et frère Nonote et frère Fréron et frère Paulian, ces illustres exjésuites. Ces belles disputes doivent étrangement ennuier le vainqueur de tant de nations et l'historien de sa patrie. Les jesuites m'ont déclaré la guerre dans le temps même que vos frères les rois de France et d'Espagne les punissaient. C'étaient des soldats dispersés après leur défaites, qui volaient un pauvre passant pour avoir de quoi vivre.
Les jesuites devaient me persécuter en conscience, car avant qu'on les chassât de France et d'Espagne je les avais chassés de mon voisinage. Ils s'étaient emparés sur la frontière de Berne du bien de sept gentilhomes nommés mrs de Crassi, tous frères, tous au service du roi de France, tous mineurs, tous très pauvres. J'eus le bonheur de consigner l'argent nécessaire pour les faire rentrer dans leur terre usurpée par les jesuites. St Ignace ne m'a point pardoné cette impièté. Depuis ce temps Freron refait la Henriade avec la Baumelle. Paulian écrit contre l'empereur Julien et contre moi. Nonote m'accuse en deux gros volumes d'avoir trouvé mauvais que le grand Constantin ait autrefois assassiné son beaupère, son beaufrère, son neveu, son fils et sa femme. J'ay eu la faiblesse de répondre quelquefois à ces animaux là. Les éditeurs ont eu la sottise de réimprimer ces pauvretés dont personne ne se soucie.
Je prie votre majesté de faire de ces fatras ce que je lui ai vu faire de tant de livres. Elle prenait des ciseaux, coupait touttes les pages qui l'ennuiaient, conservait celles qui pouvaient l'amuser et réduisait ainsi trente volumes à un ou deux, méthode excellente pour nous guérir de la rage de trop écrire.
Voilà donc sire le baron de Polnits mort. Il écrivait aussi. C'est par là qu'il faut que nous finissions tous, les Frerons, les Nonotes et moi. Il n'en restera rien. Il n'y a que certains noms qui se sauveront du néant, comme par exemple un Gustave Adolphe et un autre très supérieur à mon avis, dont je baise de loin les mains victorieuses qui ont écrit des choses si ingénieuses et si utiles, qui protégent l'innocence, et qui répandent les bienfaits.
V.