1775-07-27, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Je pars dans quinze jours pour faire la tournée de la Silésie; je ne peux être de retour que le 6 septembre.
Si Morival veut se rendre vers ce tems ici, il pourra s'adresser au Collonel Coccéi qui me le présentera. J'ai saisi avec empressement cette occasion de vous faire plaisir, et en même temps de fixer le sort d'un homme qu'une Etourderie de Jeunesse a perdû pour jamais dans sa Patrie; comme les hommes abusent de tout, les Loix qui devraient constater la sûreté et la liberté des Peuples, infectées en France du poison du fanatisme, sont devenues cruelles et Barbares, mais la France est un Pays Civilisé; comment concilier un pareil Contraste! ce sol qui a produit des Thou, des Gassendi, ment concilier un pareil Contraste! ce sol qui a produit des Du Thou, des Gassendi, des Descartes, des Fontenelles, des Voltaires, des Dalemberts, comment a t-il produit des furieux assés imbécilles pour condamner à mort des jeunes gens qui ont manqué de faire la révérence devant la statue d'un garçon charpentier Juif? La postérité trouvera cette énigme plus difficile à deviner que et ses otages et que la guérison des Ecrouelles ne font guères honneur au 18me siécle; on parlait ces jours de ces soit disant miracles opérés par les Rois très Chrétiens, et milord Maréchal conta que pendant sa mission en France il avait vû des Etrangers qui lui paraissoient Espagnols, que par attachement pour cette Nation, où il avait passé une partie de sa vie, il leur avait demandé ce qu'ils venaient faire à Paris, que l'un d'eux lui répondit, Nous avions sçu, Monsieur, que le Roi de France a le don de guérir les Ecrouelles, nous sommes venûs pour nous faire toucher par Sa Majesté, mais pour nôtre malheur, nous avons apris qu'il est actuellement en pêché mortel, et nous voilà obligés de nous en retourner infructueusement sur nos pas; c'était Louis XV, pour Louis XVI on assure qu'il ne commettra de sa vie pêché mortel; ce qui doit donner bon courage aux patients qui ont été touchés par lui.

Vous aurés déjà reçu une longue lettre au sujet de le Kain, il doit partir dans peu pour jouer à Versailles une Tragédie de Monsieur Guibert le Tacticien. Je n'ai point vû ce Drame. Le Kain prétend que la reine de France protège la pièce, ce qui doit en assurer le succès. Ce Monsieur Guibert veut aller à la Gloire par tous les chemins, receuillir les applaudissemens des Camps, des Théâtres et des femmes, c'est un moyen sûr d'aller à l'Immortalité. Sans doute que ce qu'il a vû à Ferney l'a encouragé dans cette Carière périlleuse, où, de mille qui l'enfilent, à peine un seul remporte la palme. Il est toujours louable de se proposer de grands exemples et un grand but; et m. Guibert en retirera infailliblement quelque avantage. On ne Connait ses propres talents qu'après en avoir fait l'essai. Vos preuves sont faites depuis longtemps, il ne faut pour vous qu'un peu ménager l'huile de la Lampe pour qu'elle brûle longtems, c'est à quoi je m'intéresse plus que Madame Denis et vôtre Ménagère Suisse qui vous fait quitter l'ouvrage quand Elle craint qu'il nuise à vôtre Santé. Elles n'ont qu'une Idée confuse de ce que vaut le Patriarche de Ferney, et j'en ai une précise. Pour trouver un Voltaire dans l'antiquité, il faut rassembler le mérite de quatre ou cinq grands hommes, d'un Ciceron, d'un Virgile, d'un Lucien et d'un Saluste; dans la renaissance des lettres, c'est la même chose: il faut englober un Guichardin, un Tasse, un Arétin, un Dante, un Arioste, et encore ce n'est pas assez; et dans le siècle de Louis XIV, il manquera toujours pour l'épique quelqu'un qui rende l'assemblage complet.

Voilà comme on pense de vous sur les bords de la mer Baltique, où l'on vous rend plus de Justice que dans votre ingrate Patrie. N'oubliés pas ces bons Germains qui se souviennent toujours avec plaisir de vous avoir possédé, et qui vous Célèbrent autant qu'il est en eux. Vale.

Federic

Je viens de resevoir la Diatribe à L'auteur des Ephemerides, on dit que cet ouvrage vient de Fernai, et je crois y reconoitre L'auteur au Stile qu'il ne sauroit deguisér.