1776-03-10, de Jean Louis de Poilly à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Celui qui depuis tant d'années s'applique à instruire les hommes, à dissiper leurs préjugés, à réveiller en eux les sentimens de la nature, à Rallumer le flambeau de la raison, pourrait il refuser l'hommage d'un sexagénaire à qui ses malheurs ont acquis des droits particuliers sur tous les cœurs sensibles?
se pourrait il que le deffenseur des Calas ne serait pas touché des persécutions qu'a essuié pendant cinquante ans un infortuné à qui on n'a jamais pû légitimement reprocher un crime? Non sans doute, ces mémoires, tout mal écris qu'ils sont, remueront son âme par le simple récit des faits qui y sont detaillés. Les horreurs qu'on lui mettra sous les yeux le feront frémir et lui montreront encore les excès affreux où porte une avarice aveugle et cruelle.

Que mes ennemis n'ont ils lû vos sages leçons? Ils y eussent appris les droits de l'humanité. En admirant le Sophocle et l'Homère de nôtre siecle, le Saluste de nos jours, ils eussent retrouvé un nouveau Socrate qui du pied des Alpes et de sa tranquile retraite sçait inspirer, non à un peuple faible et peu nombreux, mais à l'Europe entiere, l'amour de l'équité et de la vertu par ses ecrits comme par ses exemples. En moi ils eussent respecté l'innocence; ils eussent rougi de la persécuter.

Après la plus longue captivité, après avoir essuié toute l'ignominie du crime sans être coupable, la vérité est parvenue aux pieds du trône. Mon innocence est reconnue, mes droits evidens; malgré la puissance de mes ennemis, ils seront couverts de honte: je triompherai; Louis XVI est mon Roi.

J'aspire au moment d'être débarassé, et rendu à moi même pour me livrer au moins dans ma viellesse, à la lecture de ces fameux et charmans ouvrages qui font les délices, l'instruction, et l'Etonnement de toutes les nations. J'ay vû les infortunés les chérir comme moi. Cette unanimité de suffrages suffirait sule pour les rendre prétieux aux hommes de tous les siècles, s'ils n'en n'avaient un bien rare et bien glorieux, celui du génie.

Plein d'admiration et d'estime pour vous, Monsieur, j'ay l'honneur d'être avec le plus respectueux attachement

Votre très humble et très obeissant serviteur

Depoilly

Rue Christine près de la Rue Dauphine visàvis l'hôtel de Malthe f. s. g. à Paris