Nancy le 9 avril 1775
Monsieur,
Que d'obligations ne vous ai je pas des instructions que vous avez eu la bonté de me donner sur la nouvelle édition des œuvres de mr de Voltaire?
Je pense comme vous que cette dernière de m. m. Cramer sera préférable à toutes les autres, puisqu'elle sera en même temps la plus complète. Sans doute qu'on y joindra la tragédie de Don Pèdre dont il me semble que l'on ne sent pas assez tout le mérite, dans le cercle de nos beaux esprits de Paris. Pour moi je vous avoue que je l'ai relue trois fois, et qu'elle m'a fait encore plus de plaisir à la dernière lecture qu'à la première, et je ne balance point à dire que si mr de Voltaire pouvait retoucher et nourir davantage le cinquième acte, Don Pèdre ne peut avoir un grand succès sur la scène. Si mes projets de campagne avaient pu me permettre, de me rendre à Ferney, l'été prochain, je vous assure, monsieur, que j'aurais appris Don Pèdre pour en donner le spectacle à mr de Voltaire. Mais je suis presque forcé par le prince Henri de Prusse de me rendre à Berlin, et d'y passer deux mois; je suis bien fâché que Ferney ne soit pas sur ma route, car je m'y reposerais avec bien du plaisir, et j'y présenterais à mon patron une nouvelle requête pour tenir de ses mains la dernière édition de son bréviaire en 50 volumes; mais il m'y faut renoncer puisque mes demandes ont été jusqu'ici infructueuses; d'ailleurs je ne veux pas fatiguer mes bienfaiteurs, et je me borne tout uniquement à vous prier, monsieur, de m'instruire du temps où l'œuvre sera mise en vente et d'engager m. m. Cramer à m'en destiner un exemplaire. Je tirerai très volontiers cette somme de mon petit trésor et je la feri tenir à m. m. Cramer avec la plus grande exactitude, à moins que mr de Voltaire ou mme Denis ne se ressouviennent d'ici à ce temps de la promesse qu'ils ont daigné me faire l'un et l'autre de m'en faire le cadeau, en ajoutant de la manière la plus honnête, que c'était la chose du monde la plus juste.
Vous savez sans doute, monsieur, que les comédiens français préparent pour la rentrée de Pâques la tragédie en prose de mr de Sédaine et que l'on en attend le plus grand succès. Grâce à dieu je ne suis point participant de cette comique barbarie, car le rôle que l'on me destinait a été donné à Préville, mais j'ai ouï dire que ce dernier avait eu la prudence de refuser. Vous voyez que nous ne sommes pas éloignés de retomber dans la barbarie, d'où les plus grands hommes de la littérature française nous avaient heureusement tirés. Voilà l'ouvrage de l'opéra comique larmoyant et de l'inconstance naturelle de nos parisiens. Ils sont blasés sur tout et cherchent sans cesse le plaisir sans le pouvoir rencontrer nulle part.
Adieu, monsieur, daignez ne pas perdre de vue ce que je prends la liberté de vous confier sur la nouvelle édition de Genève, et recevoir les assurances de la respectueuse estime avec laquelle je serai toujours
votre très humble et très obéissant serviteur
Lekaïn