1775-02-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Jérôme Le Français de Lalande.
En tibi norma poli et divae libramina molis;
Computus en Jovis, etca.

Voilà, Monsieur, ce que Halley disait à Neuton, et ce que je vous dis.

Je reçus hier le plus beau présent qu'on m'ait jamais fait. J'ai passé tout un jour, et prèsque toute une nuit, à lire le premier volume; et j'ai entamé le second.

C'est, je crois, la première fois qu'on a lu tout de suitte un livre d'astronomie. Vous avez trouvé le secret de rendre la vérité aussi intéressante qu'un Roman.

Je vous demanderais pourtant grâce pour Aléxandre, à qui vous reprochez d'avoir été éffraié d'une éclipse de lune avant la bataille d'Arbelles. Plutarque ne lui impute pas tant de faiblesse et tant d'ignorance. Quinte-Curce dit aucontraire que l'armée (qui n'était pas composée de philosophes) fut prête à se soulever contre Aléxandre, Jam pro seditione res erat. Le roi fit rassurer ses soldats par les mages égiptiens qu'il avait auprès de lui, et marcha aux ennemis immédiatement après l'éclipse.

Comment en éffet le disciple d'Aristote aurait-il ignoré la cause de ce phénomêne si ordinaire, et comment Aléxandre aurait-il connu la terreur?

Après avoir demandé grâce pour ce prince, je ne vous la demanderai pas pour les pères de l'église qui ont nié les antipodes. Je ne la demanderai pas pour l'ami Pluche, qui va toujours chercher dans la langue hébraïque (qu'il ne savait pas) les raisons des choses qui n'ont jamais existé.

J'aimerai surtout bien mieux me confirmer avec vous dans le systême démontré par Neuton, que d'attribuer aux anciens, quels qu'ils soient, des connaissances astronomiques, dont ils n'ont jamais eu que des soupçons très vagues.

Enfin, Monsieur, je trouve dans vôtre livre de quoi m'instruire et me plaire à tout moment. J'ai prèsque oublié en le lisant, tous les maux dont je suis accablé. Je serai bientôt privé pour jamais de ce grand spectacle du ciel, qui est actuellement couvert de brouillards, dumoins dans nôtre païs. Il fait plus beau sans doute sur les bords du Nil et sur ceux de l'Euphrate que dans le voisinage du lac de Genêve. Il y a trois mois que je suis dans mon lit; et sans vous, je n'aurais renouvellé connaissance avec aucune planette.

Vous aviez daigné me promettre que vous honoreriez Ferney d'un obélisque et d'une méridienne. Je ne crois pas vivre assez pour entreprendre cet ouvrage. Je me bornerai cette année à bâtir des granges de ce que vous appelez Pizet(si je ne me trompe).

Si vous aviez un moment à vous, je vous suplierais de me dire à qui je dois m'adresser pour avoir un bon ouvrier, avec lequel je ferais mon marché.

Je vous demande bien pardon de cette importunité. Je ne sçais pas comment j'ose vous parler des choses terrestres après tout ce que je viens de lire.

Agréez je vous prie, Monsieur, la reconnaissance et la respectueuse estime de Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Le vieux malade de Ferney V.

Permettez moi de présenter mes respects à Mr et à Madame De Maron.