1774-12-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Bernarde Berthier de Sauvigny.

Je commence, Madame, par vous dire que Monsieur De Sauvigny étant fait ministre d'état après avoir été fait premier président, sans avoir jamais solicité aucune de ces dignités, me parait comblé de gloire.
Vous avez la vôtre à part, et vous savez combien je m'intéresse à l'une et à l'autre. Cette gloire est sans atteinte; mais j'ai peur que vôtre repos ne soit un peu troublé par la Lettre de Mr Dugard Dessichens et par la conduite de Mr vôtre frère.

Vous me demandez qui est Mr Dugard? C'est le fils d'un gentilhomme qui se réfugia en Suisse avec tant d'autres, à la révocation de l'édit de Nantes, et qui acheta la terre d'Eschichens dans le païs de Vaud. Il jouït d'une fortune honnête; il est père de famille, et n'est pas sans considération dans son païs. Il passe pour être un peu violent, et voluptueux; il a un fils qui est je crois officier dans un régiment suisse.

Mr Durey a été souvent très bien reçu dans le château d'Eschichens, et y a mené sa fille. Il a persuadé toute la maison de l'injustice avec laquelle il a été traitté en France. Il y a excité une grande compassion pour lui, mais en a tiré peu de secours.

Je ne suis pas étonné que ses plaintes aient fait quelque impression sur cette famille, puisqu'elles en avaient fait une très grande chez moi, avant que je fusse informé de la vérité.

Si vous répondez à Mr D'Eschichens, Madame, je me fie à vôtre circonspection, et à la dignité de vôtre caractère; vous ne vous compromettrez point. Si vous ne lui écrivez pas, ou si vous voulez attendre, on poura lui faire dire que vous êtes malade. Je ne crois pas que Mr Tronchin ait avec lui la moindre liaison. Mr D'Eschichens m'a écrit quelquefois d'une manière très obligeante, et je suis entièrement à vos ordres.

Ma plus grande inquiétude est que Mr Durey n'ait persuadé dans le païs de Vaud que sa fille ne s'était retirée à Lausanne que dans la crainte d'une Lettre de cachet que vous pouriez obtenir contre elle. Cette idée est d'autant plus injuste que dans ce tems là même, vous aviez la générosité de faire une pension de cinq cent livres à cette personne.

Le voiage de cette fille à Lyon, son retour à Genêve et à Lausanne, ont achevé de la perdre. L'éclat de sa grossesse et de ses couches a comblé son malheur. Elle s'était saisie des hardes de son père, et c'est en partie pour reprendre ces éffets que Mr Durey alla en dernier lieu à Lausanne. Il s'y racommoda avec sa fille, qui ensuite se réfugia en Savoye, menant toujours son enfant avec elle. Cette pauvre créature est actuellement dans la misère, elle couche tantôt à Genêve, tantôt à Ferney chez une ancienne maitresse de son père, mariée dans Ferney même. Je ne l'ai point vue, et je ne la verrai point. Je lui ai fait donner quatre Louis d'or. Je ne puis me charger d'elle. Les dépenses énormes que l'établissement de ma colonie m'a coûtées, ne me permettent pas de faire d'avantage pour des personnes dont la conduite est si déplorable.

Je ne vous cèle point, Madame, que je suis très affligé de toutes les faiblesses dont j'ai été témoin, et de tous les mensonges qu'on m'a faits pendant des années entières. Je vous plaindrais beaucoup si je ne connaissais la fermeté de vôtre caractère et la sagesse de vôtre conduite.

A l'égard de Mr Durey j'ignore s'il s'est en éffet abaissé jusqu'à prendre des écoliers à Lausanne. Il s'était avili bien d'avantage en Hollande et en Angleterre. Il écrivait, il n'y a pas longtemps, qu'il avait quatre à cinq écoliers; mais on dit qu'il n'en a jamais eu aucun; et je pense avec Mr de Florian qu'il n'a pas besoin de cette indigne ressource, puisqu'il touche deux mille six ou sept cent livres par an, et qu'avec cette somme il pourait s'entretenir modestement, lui et sa fille, jusqu'à ce que ses affaires et sa tête fussent dans un meilleur état, supposé qu'elles puissent se rétablir.

Je vous épargne, Madame, une infinité de petits détails. C'est un très grand malheur d'avoir un tel frère qui a certainement besoin d'être toujours conduit, et qui quelquefois ne veut pas l'être.

Mr De Florian a dû vous donner quelques autres petits écclaircissements. Je jouïs de sa société et de celle de Madame sa femme autant que ma malheureuse santé peut me le permettre. L'état de Madame de Florian est très singulier et très inégal. Heureusement elle est bien conformée, elle est grande et forte, elle soutient ses maux avec courage. Vous connaissez le chirurgien Cabanis qui a une très grande expérience, et qui joint la connaissance de la médecine à l'art de la chirurgie. Il parait peu inquiet de l'état étonnant de Madame de Florian.

Aiez grand soin de vôtre santé, Madame, jouïssez de ce bien que je n'ai jamais connu, et conservez moi vos bontés dont je connais assurément tout le prix. Je vous suis attaché avec l'estime la plus respectueuse, et permettez moi de dire la plus tendre.