1759-04-24, de Charles Bonnet à Baron Albrecht von Haller.

… Votre manière de penser et d'agir, monsieur, à l'égard de mr de Voltaire est bien assortie aux sentiments que je vous connais sur la religion, les mœurs et la patrie; ce torrent s'irrite contre les digues qu'on lui oppose; et on a beau prendre de biais, ses mugissements se font entendre au loin.
Tantôt il trouble ses eaux; tantôt il charrie du gravier et des pierres. Il détruit, et ne fertilise pas. Que veulent dire ces plaintes continuelles sur Servet? Chaque siècle a son esprit. Le 16e siècle pouvait il penser comme le nôtre? Et le nôtre même est il exempt de ces reproches? Traiter l'exécution de Servet, d'acte de cannibale, c'est reprocher à l'école d'Aristote de n'avoir pas embrassé la gravitation neütonnienne. Cet homme est fort pour la tolérance; c'est qu'il en a grand besoin. Mais cet apôtre de la tolérance est il fort tolérant? Il était ici depuis environ 6 mois que je n'avais pas mis encore les pieds chez lui. J'y fus enfin lassé par des sollicitations; j'y retournai depuis deux fois; et je n'y suis plus retourné depuis 3 ans. Je vis autant de cet homme que j'en voulais voir. A la première visite je trouvai sur sa table, le livre de mr de Condillac sur les Sensations. Je lui dit aussitôt vous voilà dans la profonde métaphysique. Il me répondit précipitamment: non, non, je n'y entends rien; je fais quelques mauvais vers et c'est tout. Je ne voulus pas le presser, parce que je vis combien il avait peur de raisonner. Mais je suis bien assuré que si j'avais été poète de profession, il se serait jetté dans la métaphysique à perte de ver. S'il s'en fut tenu à ne faire que des vers, il n'aurait pas donné prise à la critique des vrais philosophes. Quand je le vois publier des traités de philosophie je dis voilà un homme qui oublie son talent. Son cerveau n'est fait que pour rassembler des images, et point de tout pour lier des idées abstraites. Il parle sans cesse de Locke; je doute qu'il l'ait jamais entendu. Voilà donc l'Encyclopédie supprimée en France. Elle se réfugiera sans doute en Hollande ou en Prusse et l'incrédulité s'y déploiera sans gêne….

Sur ce qu'on nous avait assuré que le Sénat de Berne avait proscrit la Guerre littéraire notre Conseil a renvoyé à Lausanne (à l'instance du Baillif notre Conseil n'a rien prononcé) tous les exemplaires de ce livre qu'on a pu trouver ici. On me donne pourtant pour une chose certaine que votre Sénat ne s'en est point occupé. Y aurait-il donc des gens assez hardis pour prendre son nom?

Je suis et serai toute ma vie avec le dévouement le plus respectueux…