1774-12-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Vous êtes accoutumé, Monseigneur, aux contretemps qui arrivent dans toutes les affaires.
Il n'y a point de chapitre plus long que celui des accidents, mais certainement vous ne perdrez rien pour attendre. J'ai bien de l'impatience de voir le mémoire dont vous daignez souffrir la publication. On dit que vous avez remis cette affaire entre les mains de Mr Gerbier qui la dirige. C'est un homme sage et instruit qui ne peut marcher que d'un pas sûr dans le labirinte d'un procez criminel.

Je ne savais pas que Mr le Marquis de Vence fût mort; mais je sais très certainement que lorsqu'il était en vie il disait, et il écrivait, que sa fille n'avait ni une bonne main, ni un bon esprit. De là j'étais, et je suis encor en droit de conclure qu'elle a emploié la main d'un faussaire son complice plus habille qu'elle. Il serait bien étrange qu'elle eût acquis en peu de temps la facilité de contrefaire l'écriture d'un autre, quand la sienne même est aussi mauvaise que celle de la pluspart des femmes.

Toute cette avanture est très extraordinaire. Il y a autant d'absurdité à vous demander quatre cent vingt cinq mille livres, qu'il y en avait à ces marauts de Dujonquay de prétendre avoir porté cent mille écus en treize voiages. Mais vôtre affaire est beaucoup plus claire, sans doute que celle de Mr de Morangiés. Vous allez, Dieu merci, imposer silence à ceux qui affectent d'élever des doutes contre la vérité la plus palpable.

Je suis dans mes neiges avec ma colonie, mais alité et n'en pouvant plus, un peu étonné de tout ce que je vois de fort loin, attendant la fin de ma carrière, et souhaittant à nôtre Doyen une vie plus longue que celle de l'autre Doyen auquel il a succédé. Je n'aurai en mourant que le regrêt de n'avoir pu vous faire ma cour ni à Bordeaux, ni à Paris. Chacun a ses contretemps; celui là est bien cruel. Vos bontés me consolent autant que votre affaire m'intéresse. Vous savez avec quelle respectueuse tendresse le solitaire du mont Jura vous est attaché à la vie et à la mort.

V.