1774-11-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles André de La Corée.

Vous m'avez accoutumé, Monsieur, à vous demander des grâces, et à les obtenir.
Il est vrai que ces grâces n'étaient pas pour moi, elles ont été pour des infortunés qui sont mes confrères en qualité d'hommes. En voicy un qui me met dans l'obligation de vous importuner encor.

C'est un nommé L'abbé Goujon, cy devant protégé par feu Mr De La Marche, premier Président au parlement de Dijon. Il avait un petit bénéfice dans le Diocèse de Bezançon. Il prétend avoir été exilé de ce diocèse par une Lettre de cachet en 1759. Voicy la teneur de la Lettre de cachet qu'il raporte.

Sa Majesté Louis, Roi de France et de Navarre, enjoint très expressément à Pierre Marie Goujon, prêtre, de se retirer du diocèse de Bezançon sitôt la présente notifiée; à peine de désobéissance.

Louis Maréchal duc de Bellisle

à Versailles le 3e janvier 1759.

Cette Lettre de cachet n'est assurément ni dans la forme ni dans le style ordinaire. Peut être que ce pauvre homme qui s'est retiré à Lyon ne s'est pas souvenu de la teneur de l'ordre du roi, et sa mémoire l'aura trompé. Peut être aussi quelque prêtre fripon qui voulait avoir son bénéfice, aura forgé une Lettre de chachet imaginaire, et que cet imbécile d'abbé Goujon aura avalé le goujon en se retirant. De pareilles fraudes ont été plus d'une fois mises en usage, et je me souviens d'avoir vu à Paris deux feseurs de Lettres de cachet condamnés à être pendus.

Je vous suplie, Monsieur, de vouloir bien faire chercher dans vos rêgistres, s'il y a eu en effet une Lettre de cachet expédiée en Janvier 1759 contre ce pauvre abbé Goujon. En cas que la chose soit vraie, il demande qu'il lui soit permis d'aller dans son diocèse de Basançon, où il avait, dit-il, une petit place dans une espèce d'hôpital nommé La familiarité d'Azinsthod. C'est une oeuvre de miséricorde que vous éxercerez; vous aimez à faire du bien, et je vous sers suivant vôtre goût.

Mr Christin, vôtre protègé, poursuit le procez des esclaves francomtois avec un zèle infatigable, il espère qu'il le gagnera.

J'ai l'honneur d'être avec toute la reconnaissance et l'attachement possible, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire