1774-10-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Henri de Fuzée de Voisenon.

Je ne suis absolument content, mon cher confrère, ni de votre dernière lettre sur le prétendu théologien, ni de celle que m. le maréchal de Richelieu m'écrit à ce sujet.

La Lettre d'un théologien à l'auteur du Dictionnaire des trois siècles est plus répandue que vous ne pensez; on en a fait une nouvelle édition; tous les journaux en parlent, excepté la Gazette de Paris. Je vous envoie l'extrait qui s'en trouve dans la Gazette universelle de littérature qui se fait aux Deux Ponts, & qui a un grand cours dans toute l'Europe. Cet extrait est le n. 78 de cette année.

Vous ne devez pas douter qu'un ouvrage dans lequel on parle si hardiment de tant d'hommes en place, & où il est question de tant de gens de lettres connus, ne soit très recherché au milieu même des cabales & des intrigues qui divisent la France sur des objets plus considérables. L'auteur a tort de daigner raisonner & plaisanter avec un c….. aussi méprisable que l'abbé Sabbotier. Mais enfin il y parle de presque tous les hommes de ce siècle qui ont de la réputation; de m. d'Alembert, de l'abbé de Chaulieu, de Pope, de vous, de cent personnes qui sont sous les yeux du public; vous devez sentir qu'il doit être lu.

Puisque vous savez qu'il est de m. l'abbé du Vernet, ami de plusieurs académiciens, vous pouvez savoir aussi que le même abbé du Vernet donne tous les mois dans le Journal encyclopédique un mémoire contre l'infâme auteur des Trois siècles. Mais aussi vous avez trop de raison, trop d'esprit & trop d'équité, pour ne pas sentir qu'il est impossible que j'aie la moindre part à cet ouvrage. Il faudrait que je fusse un monstre & un fat, pour dire du mal de vous, & pour célébrer mes louanges.

Il y a, à la fin de cet ouvrage, une satire sanglante de tout le clergé, que je trouve très condamnable. Il ne faut jamais outrager un corps, & surtout le premier du royaume. On peut s'élever contre des abus, mais on doit toujours respecter le premier ordre de l'état.

Je ne puis me plaindre de ce que m. l'abbé Vernet a dit de moi; je ne puis condamner ce qu'il dit de monsieur d'Alembert; mais je désapprouve hautement ce qu'il dit de vous, non seulement parce que je vous suis attaché depuis quarante ans, mais parce qu'il est faux que vous ayez jamais écrit les ordures qu'on vous reproche. Je suis votre ami, je le suis de m. d'Alembert, & vous me devez la même justice que je vous rends.

Si on m'avait consulté, cet ouvrage aurait été plus circonspect, & n'aurait point compromis des personnes que j'honore. Il y a quelques anecdotes très fausses, que j'aurais relevées. C'est une cruauté insupportable de m'avoir soupçonné un moment d'avoir part à cette brochure, & vous ne sauriez croire à quel point j'ai été affligé que vous ayez pu hésiter sur mes sentiments pour vous, que j'ai manifestés dans toutes les occasions de ma vie. Je n'ai jamais succombé sous mes ennemis, & je n'ai jamais manqué à mes amis.

J'adresse ma lettre à m. le P***, à sa terre de S**, où l'on dit que vous êtes pour quelques jours. J'espère qu'il voudra bien vous la faire tenir à Paris, si vous y êtes déjà retourné.

Comptez sur mon coeur, qui n'est point desséché par la vieillesse comme mon esprit.

Voltaire