1774-10-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Ou je me trompe, mon cher ami, ou vous en savez plus que vous n'en dites.
Vous ne me parlez point de Blois et de Chalons qu'on rend à vôtre ressort, ni de Mr D'Ormesson qu'on vous donne pour premier Président, ni des soixante articles préliminaires. Peut être ces nouvelles sont elles fausses, peut être est on résolu à vous faire toutes ces propositions et à laisser subsister vos vicaires si vous refusez les offres de la cour. Tout ce que je sais c'est que je vous aime; mais je n'aime guères l'esprit qui a si longtemps animé vôtre corps et surtout la persécution qu'il fesait aux gens de Lettres. Il aurait fallu apprendre à vos confrères que jamais le sénat de Rome ne gêna la liberté de penser.

L'assassinat de La Barre en forme juridique fait encor frémir l'Europe. Si vôtre Parlement revient j'espère que vous servirez plus que personne à le guérir de son fanatisme, et à le rendre plus digne d'un confrère tel que vous. Il est honteux et affreux qu'on soit plus humain et plus sage à Petersbourg et à Berlin qu'à Paris. On reproche à vôtre parlement l'éternelle espièglerie de vouloir embarasser le ministère, de vouloir se rendre nécessaire par des oppositions souvent inutiles, d'avoir éxcité une guerre sourde dans la nation depuis Henri 4 jusqu'à Louis 15 (excepté les belles années de Louis 14). Mais moi je lui reproche la maréchale d'Ancre, L'Anglade, Le Brun, La Barre, Lally et je voudrais même qu'en expiant ces horreurs il se défit pour jamais de juger de ce qu'il ne peut entendre, et qu'il ne se mêlât point de rendre des arrêts sur la philosophie et sur la petite vérole. Il y a assez de grandeur à juger ses concitoiens, sans s'obstiner à vouloir avilir cette grandeur même un jugeant ce qui n'est pas de sa compétence.

Voilà mon sentiment. Décidez si j'ai tort ou raison, et dans l'un ou l'autre cas pardonnez moi mon avis.

Nonseulement je vous suis très obligé des ouvertures que vous voulez bien me donner sur l'affaire qu'on peut proposer à nôtre référendaire, mais j'en profiterai dès que l'embarras des affaires générales poura permettre qu'on s'occupe des particulières. J'aurais voulu que ce jeune homme qui est assurément un très aimable sujet, et dont nous sommes enchantés Madame vôtre tante et moi, eût osé prendre le parti, d'aller faire revoir, et de soutenir lui même son procez dans la première caverne où des imbéciles ignorants et barbares le condamnèrent au plus horrible suplice pour n'avoir pas fait de loin la révérence à des capucins. Mais il a une telle horreur pour ces monstres, qu'il ne peut se résoudre à paraître en supliant devant cette troupe de bêtes sauvages.

Il ne lui reste donc d'autre parti que d'obtenir du Référendaire des Lettres favorables, qui nonseulement le réhabilitent, mais qui le dispensent (attendu son service) de toutes les formalités humiliantes attachées à des réhabilitations, ou du moins qui lui donnent le temps de se soumettre à ces formalités pour rendre ces Lettres valides. Nous aurons recours à vous sur cette affaire dès que nous aurons dréssé nos nouvelles batteries. Vous faittes une action digne de vôtre belle âme de nous secourir. Si vous connaissiez ce jeune homme vous feriez par amitié pour lui ce que vous faittes par pure humanité.

Dieu merci il n'y a point de, car tel est nôtre plaisir dans l'arrêt du conseil minuté par Mr Turgot. Cette formule qui revient au, sit pro ratione voluntas, n'apartient, ce me semble qu'aux édits. Il n'est pas plus du goût de Mr Turgot que du vôtre. Je vous avoue que la liberté du commerce du bled de province à province me parait une opération juste et nécessaire; et la pièce d'éloquence de Mr Turgot me parait admirable. C'est la première dans laquelle un roi ait raisonné avec son peuple; et nonseulement il raisonne, mais il prouve. Delà je conclus que vous et vos confrères vous ne feriez pas mal d'accepter tout ce qu'un pareil ministère vous proposerait. Vous vous êtes plongés vous mêmes dans le précipice où vous êtes, il ne faut pas disputer avec ceux qui veulent vous en tirer, à moins que vous ne soiez bien sûrs de gagner à la dispute.

J'aurais été bien content si vous aviez pu venir avec le nouveau marié. Mais je vois que ce voiage n'est pas praticable. Je vous regarde comme aiant pris vos quartiers dans Paris pour y achever vôtre guerre, ou pour conclure vôtre paix. Je sens avec douleur que je dois me sacrifier à vos grands intérêts. Ma santé s'affaiblit bien singulièrement; mon pouls s'est avisé d'être intermitant les trois quarts de la journée. On dit que cette faiblesse est ordinaire aux gens de mon âge; mais ce qui leur est fort ordinaire aussi, c'est de mourir.

Adieu mon très cher ami; mort ou vif, je vous aime de tout mon cœur; c'est mon refrain. Mes respects, je vous en prie, à Mr De Magnanville et à toute sa famille.