1774-08-18, de Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet à Anne Robert Jacques Turgot.

Le chevalier de Saint-Pierre attend une réponse.
Si, comme on le dit, la paix des Turcs laisse libre la mer Noire, il s'y formera de nouvelles branches de commerce, et le voyage du chevalier de Saint-Pierre dans ces contrées sera fort utile. M. de Bori m'a dit autrefois qu'il y aurait de l'avantage à tirer des bois de construction par la mer Noire.

Je vous envoie une requête de m. de Voltaire; je n'ai pas besoin de la recommander. Je voudrais qu'elle fût discutée dans le conseil, que le roi vît que le plus grand écrivain de la nation est aussi un des hommes les plus bienfaisants et un des meilleurs citoyens. C'est vraiment un homme bien extraordinaire, et, quoi qu'on en puisse dire, si la vertu consiste à faire du bien et à aimer l'humanité avec passion, quel homme a eu plus de vertu? L'amour du bien et de la gloire sont les seules passions constantes qu'il ait connues. Ces passions deviennent celles de tous les hommes éclairés, et c'est pourquoi il y a contre eux une ligue si puissante; ils ont pour ennemis tous ceux qu'agitent leurs petites passions particulières. Au reste, à l'exception de l'impossibilité d'être utiles, où peut-être ne pourra-t-on pas même les réduire absolument, le reste doit leur être bien indifférent.

Je vous envoie une lettre pour m. de Marguerie. Il a un vrai talent et l'ardeur de la jeunesse. Je suis fâché seulement qu'il n'ait pas pour Euler cette vénération qu'il me semble qu'un grand homme, à la fin de sa carrière, doit inspirer à ceux qui peuvent aspirer à le remplacer. Il me semblait qu'un ouvrage élémentaire fait par Euler était une chose précieuse et, ce qui était plus précieux encore, était une occasion de rendre hommage au génie de l'auteur, et il y a trente ans que l'Europe a prononcé sur celui de m. Euler. Je puis m'être trompé.

Adieu, monsieur, je vous embrasse de tout mon cœur, malgré votre humeur.