Moscou, 1 aoust 1774
Monsieur,
Je reçois tout à l'heure, la Lettre, dont vous m'avez honnoré le 1er Juillet et j'y réponds tout de suite.
Toutes les Lettres que j'ai reçues de vous depuis que j'eus la malheureuse volonté d'être auteur à Genève, étaient pleines de reproches obligeans, que j'ai attribués à cette bonne volonté que je vous ai toujours connue depuis. Mais, en vérité, j'ose vous assurer que tout ce qui m'est arrivé depuis n'a été que la suite de la trop sévère punition qu'on tira d'une jeune personne, qui pour lors n'avait à se reprocher que la vanité de se voir relié en veau. Je vous assure, que si vous aviez bien voulu jetter cette petite sotise dans l'oubli, où gémissent aujourdhui toutes les pièces qui parurent alors, cela n'aurait pas fait la moindre sensation; mais vous regardâtes cette minutie comme un crime qui était devenu ministériel; vous me forçâtes de m'éloigner de vous; de perdre l'espérance de la fortune naissante que vos bontés m'annonçaient; vous me rendites par là un juif errant moderne pendant 6 ans; me mites dans la triste et dure nécessité de mériter les justes reproches que votre bon coeur pour moi vous a dictés toutes les fois que je vous ai fait voir que j'étais vivant; m'avez obligé de venir chercher dans les glaçons du nord le bien être qui m'avait échapé dans le sud; vous conviendrez que j'ai pour peu de chose été traité plus rigoureusement à Genève que mr Deon ne l'a été à Londres pour beaucoup. Mais soit; c'est ma faute. De quoi me mêlais-je, et qu'allais je faire dans cette galère? Tout ce que vous me direz dans la suite, je le recevrai toujours avec la soumission que doit prêter une personne, qui, par ses étourderies a arrêté le cours de vos bontés, mais ce qui me fait de la peine, c'est quand vous me dites que vous avez déjà assez paié pour moi, et que je dois vous envoier 54lt de France que répète un cordonnier. Il en peut répéter 500 s'il lui plait, mais je n'ai pas laissé dans Genève un sol de dettes que j'y aie faites pendant tout le temps que j'avais l'honneur de vous y appartenir. Vous devez bien, vous rappeller vous même qu'avant de partir je paié toutes mes dettes pendant 4 jours. Si ceux qui répètent de moi quelque chose l'ont fourni pendant que j'étais chez Mr de Voltaire, vous sçavez que M. le Mall de Richelieu m'y entretenait, que je n'y existais que par ses bontés, partant c'est à lui à payer: le cordonnier qui me chaussait chez vous, est un nommé Dunod dont j'ai quittance, que j'ai trouvée, et que je vous envoie ci jointe pour la rareté du fait, aussi que la copie de toutes celles dont j'ai paié le montant, prêt à vous envoier les originaux, si vous trouvez que quelqu'un vous eut demandé ce qui n'était pas dû après mon départ, et que vous vous faisiez rendre ce qu'on aurait reçu deux fois. Loin de cela, il y a à Genève une parente de Mr Fatio, nommée elle même Fatio à qui j'ai prêté 10 Ecus et qui ne me les a pas rendus. Elle demeure à l'hermitage de M. de Voltaire. Mr de La Harpe m'y doit encore le montant du tableau philosophique du genre humain que j'ai paié à Chirol pour lui et dont j'ai quittance. Ainsi je ne sache pas que vous aiez dû paier un sol justement pour moi, et ceux qui vous en ont demandé ont profité de mon absence et ont surpris votre Religion. Voici la preuve: quittance du relieur Caille 33lt, de Mr de Voltaire 48lt, d'Achard et Fazi pour aiguille de montre 48lt, de Chirol 2lt10s, de Dunand iiid de toile deux quittances, l'une de 43lt l'autre de 308, d'Hauzer pour une garniture de Canne en or 42lt, de Mazette 72lt, de Hofman drapier 42lt, de Salard et Talon 6lt, du libraire Gosse10lt, du marchand de bas Chambon 33lt, de Poncet perruquier 19lt, et à Pellet pour les frais de l'impression de mes malheureux mots peu politiques je lui ai donné l'édition complette des œuvres de Voltaire. Voilà ma justification.
Ainsi, Monsieur Hennin, je vous supplie de croire que vous me ferez le plus grand plaisir du monde de m'envoier mon Coffre non pas à mon père, car les Manuscrits qui regardent mon histoire du Dauphiné qui y sont me sont très necessaire ici ou je continue d'y travailler: envoiez les par quelque occasion prompte à Mr Oldecop agent de la Nation Russe à Amsterdam qui me le doit envoier tout de suite comme nous en sommes convenus. Je profiterai des bons conseils que vous me donnez et quoique je n'aie pas grand chose, je viens d'envoier 200lt à mon pauvre père qui n'a d'espérance que en moi. Jugez si elle est frêle. Je finis Monsieur par vous protester que selon toute apparence vous n'aurez plus à entendre que du bien de moi, je sçais que cela vous fera plaisir, car vous m'en souhaitez; jamais je n'oublierai vos bontés. Mettez y le comble en m'envoiant au plutôt ce coffre par quelque genevois, et par le Rhin. Cela me coûtera très peu. Par ce que m'a écrit mon père je vois que vous avez retenu plusieurs livres des miens. Je suis charmé qu'ils vous aient fait plaisir, j'espère vous envoier par quelque occasion 7 pièces que j'ai achetés à Astrakan, et que je crois des monnayes tartares. Elles sont d'or très petites mais épaisses: J'envoie votre Lettre à Mr Oldcop qui vous l'enverra d'Amsterdam et suis, en attendant de vos chères nouvelles, que je vous prie d'envoier sous enveloppe à Mr Oldcop, votre très humble serviteu
Le Capitaine de Salmorenc