1774-07-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à David Louis Constant de Rebecque, seigneur d'Hermenches.

Nous devons, Monsieur, servir nos amis suivant leur goût et leurs opinions, et non pas suivant les nôtres.
Il est vrai que je vois avec douleur que vous persistez dans la funeste résolution de quitter vôtre païs, vos amis, vos plaisirs, la maison que vous avez bâtie, les jardins que vous avez plantés, pour aller chercher dans un climat affreux ce que vous ne trouverez peut être pas.

Ce pendant je serais prêt à vous obéir sur le champ et à vous prêter la main pour vous noier dans la mer glaciale si vous me l'ordonniez bien positivement. Mais aussi vous me suposez les bras beaucoup plus long que je ne les ai pour aider à vous transporter au fond de la Russie. Mes bras sont très racourcis depuis quelque temps. Je ne rougis point de vous exposer la diminution de mon crédit. Voicy le fait.

Il est venu à Ferney un gros garçon Russe qui s'appelle Michaël Ros. Il s'est logé au cabaret pendant plusieurs mois, et enfin aiant apris un peu de français tant dans son cabaret que dans ses précédents voiages, il m'a apris qu'aiant fait plusieurs commissions pour L'Impératrice et pour le grand Duc, il s'était vu forcé de faire une faillite, et qu'il demandait un sauf conduit pour mettre ordre à ses affaires dans Petersbourg. J'ai pris la liberté d'écrire deux Lettres en sa faveur à L'Impératrice. Il est allé à Lubec attendre son sauf conduit; Sa Majesté plus embarassée d'Achmet 4 et de Pugatchew que des affaires de Michaël Ros, n'a point envoié de sauf-conduit à Lubec, et ne m'a pas fait l'honneur de me répondre à Ferney. Je ne suis pas glorieux, je vous montre ma misère nue.

Je crois la Russie un très bon païs pour messieurs Orlof, pour Mr Panin, et même pour Mr De Romanzof, quoi qu'il soit malade. Mais les étrangers n'y ont pas toujours trouvé le même agrément. Vous savez que Mr de Lowendal, et Mr le Maréchal Keit ont quitté ce païs pour aller servir l'un en France et l'autre en Prusse. Il n'y a aujourd'hui aucun étranger qui ait fait la plus petite fortune dans ce païs immense. Les Russes sont désespérés quand ils voient quelque nouveau venu accourir de loin pour avoir part à leur gâteau qui est fort sec, fort dur, fort petit, et de très difficile digestion.

Je puis d'ailleurs vous assurer qu'excepté les généraux d'armées il n'y a pas un seul officier dans ce païs là qui ait ce que vous avez en France.

Je vous ai dit la vérité toute entière. Je me flatte que j'aurai le bonheur de vous voir avant que vous partiez et avant que je meure. Je suis beaucoup plus près de faire le voiage de l'autre monde que vous ne l'êtes de faire celui de la Russie.

Le vieux malade vous sera attaché jusqu'à son dernier moment.