à Ferney 2 8bre 1771
Seigneur Moustapha,
Je demande pardon à vôtre hautesse du dernier compliment que je vous ai fait sur vôtre flotte prétendue brûlée par ces braves Orlof.
Ce qui est vraisemblable n’est pas toujours vrai. On m’avait mal informé, mais vous avez encor de plus fausses idées que je n’ai de fausses nouvelles.
Vous vous êtes plus lourdement trompé que moi quand vous avez commencé cette guerre contre ma belle Impératrice. Vous êtes bien paié d’avoir été un ignorant qui du fond de vôtre serrail ne saviez point à qui vous aviez à faire. Plus vous étiez ignorant et plus vous étiez orgueilleux. C’est une grande leçon pour tous les rois. Il y a près de trois ans que je vous prédis malheur. Mes prédictions se sont accomplies, et quant à vôtre flotte brûlée, ce qui est différé n’est pas perdu. Comptez sur messieurs les comtes d’Orlof.
D’ailleurs, il est bien plus agréable de vous prendre la Crimée que de vous brûler quelques Vaisseaux. Ne soiez plus si glorieux mon bon Moustapha. Il est vrai que mon Impératrice Vous donne une place dans son temple de mémoire, mais vous y serez placé comme les rois vaincus l’étaient au Capitole.
On m’écrit que vous entendez enfin raison, et que vous demandez la paix. Je ne sçais si vous êtes assez raisonable pour faire cette démarche, et si on m’a trompé sur cette affaire comme sur vôtre flotte.
J’ignore encor s’il est vrai que vos troupes aient battu mon cher Ali-bey en Sirie. J’ai peur que ce petit succez ne vous enivre; mais prenez y garde, les Russes ne ressemblent pas aux Egyptiens; ils vous donnent sur les oreilles depuis trois ans, et vous les froteront encor si vous persistez à ne pas demander pardon à l’auguste Catherine. J’ai été très fâchée que vous l’aiez forcée d’interrompre son beau code de loix pour vous battre. Elle aurait mieux aimé être Thémis que Bellone; mais grâce à vous elle est montée au temple de la gloire par tous les chemins. Restez dans vôtre temple de l’orgueil et de l’oisiveté, et croiez que je serai toujours tout à vous.
L’hermite de Ferney
Je prends la liberté d’envoier ma Lettre à Sa Majesté Impériale de Russie qui ne manquera pas de vous la faire rendre.