1774-07-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, plus d'un personnage des tragédies de Corneille, dit qu'il est pénétré à la fois de joie et de douleur.
Celà m'avait paru autrefois une espèce de contradiction, ou dumoins une idée un peu trop recherchée. Mais je sens qu'il peut y avoir du vrai dans le galimatias. Vôtre Lettre du 25 juin me remplit de joie; mais voicy mes douleurs.

J'ai entrepris un régime qui ne me permet pas la moindre fatigue; je suis de la plus extrème faiblesse; ma pauvre Colonie exige ma présence réele; j'ai trois procez pour quelques arpents de terre. Ma destinée est bien étrange. Je m'arrangeais après vingt cinq ans d'absence pour me livrer à la félicité de me revoir entre mes deux anges, et il m'est absolument impossible de partir de plus de deux mois. Ce ne sera donc qu'en septembre que je pourai goûter une joie pure.

Il faut encor vous dire que j'avais prèsque un engagement à Bordeaux, et qu'il m'aurait été impossible de le remplir. Vous savez bien que vous êtes ma première passion.

J'ai écrit à Madame de st Julien, je lui ai dit combien j'étais touché de ses bontés, et je lui ai demandé bien pardon de n'en pas profiter. Je ne sais même si j'oserais vers ce mois de septembre prendre la liberté de loger dans un palais qui apartient en quelque sorte au clergé de France. Ne serait-ce point un sacrilège?

Je n'ai point de nouvelles de nôtre ancien maître des jeux. Comme tout le monde se mêle icy de profêtiser, on profêtise qu'il ne restera pas longtemps dans son gouvernement. Je conçois bien que son ancien ami, qui est, actuellement à Marly, lui ferait, s'il le pouvait, donner le conseil d'aller prendre l'air de Richelieu.

Vous souvenez vous que sous la fin de la Régence tous les ministres jouaient aux Lettres de cachet les uns contre les autres? Je pense qu'on sera plus réservé dans ce temps-cy. L'aurore de ce règne annonce le plus beau jour. On m'a envoié de Paris une félicitation à Mr Dorat sur sa terrible ode à l'honneur du nouveau règne.

Puissent, mon cher Dorat, ces jours du nouveau règne,
Plus heureux que tes vers être plus longs encor!

Cela m'a paru bien joli, on ne peut pas dire à un homme plus délicatement qu'il est très ennuieux.

Seriez vous assez bon, assez aimable pour me dire des nouvelles du vindicatif? Ce n'est pas trop un sujet de Comédie. C'est peut être quelque Drame larmoiant. Moliere n'aurait jamais choisi un tel sujet. L'Atrée de Crebillon pouvait très bien être intitulé, le Vindicatif, mais il n'y a pas le mot pour rire dans cette pièce. Les genres me semblent un peu confondus; on ne sait plus où l'on en est. Plus on a d'esprit moins on a de goût. Si vous n'étiez pas à Paris je n'aimerais guères Paris.

Je me mets à l'ombre des aîles de mes anges; et cela très tendrement.

V.