1774-01-27, de Jean Benjamin de Laborde à Voltaire [François Marie Arouet].

Il y a bien longtemps, mon cher papa, que vous n'avez entendu parler de moi, et que je n'ai eu de vos nouvelles; vous ne doutez pas que votre enfant depuis quelque temps est dans le fond d'un horrible cachot, habité ordinairement par les plus vils criminels.
N'allez pas cependant me croire coupable. Je vous proteste que je ne le suis pas, et pour preuve, voici mon histoire.

Le duc de Sully, jeune homme fort aimable, mais ayant pour père le duc de Béthune, homme indigne, b…. comme Chausson et capable de tous le vices, a eu le malheur de surprendre son père prenant ses ébats avec son laquais. Depuis ce moment le père a juré la ruine du fils. Il s'est servi pour prétexte d'une chose fort naturelle aux jeunes gens. Son fils devait environ 100,000lt qu'il pouvait fort aisément payer avec 60000lt de rentes dont il jouit. Il a si bien trompé m. de Monteynard qu'il a obtenu un ordre pour faire enfermer le duc de Sully.

Le jeune homme l'a su, s'est sauvé et a eu recours à moi, pour tâcher d'arranger son affaire, en me confiant l'endroit où il était caché. J'ai demandé au roi, s'il trouvait bon que je me mêlasse de cette affaire, il m'a dit que oui, alors j'ai été trouver m. de Poyanne, son beau père, qui après s'être consulté avec m. de Bethune, m'a dit que pourvu que m. de Sully obéît aux ordres du roi, on se contenterait d'une prison de 8 ou 15 jours. Croyant à la parole qu'il m'avait donnée, j'ai donné la mienne au duc, et sur cette parole il s'est rendu tout seul en prison, mais lorsqu'il y a été renfermé son père s'est dédit et a imaginé toutes sortes d'infamies pour que son fils ne sortît point.

Malgré tous les efforts que j'ai faits pour faire entendre raison à m. de Monteynard, voyant que je n'y réussissais point, j'ai pris le parti de venir m'enfermer avec le jeune homme, jusqu'à ce qu'on lui rende sa liberté, au moins on ne me fera pas partager l'infamie de ses parents et on ne dira pas que je l'ai séduit pour le trahir.

Je suis certain, mon cher papa, que vous approuvez ma conduite avec tous les honnêtes gens, peu m'importe ce qu'en disent les autres.

Cette retraite m'a procuré le temps de travailler beaucoup à Pandore, que mad. la comtesse veut enfin entendre dès que je serai de retour. Il m'est venu une idée que je vais vous communiquer ce qui me semble devoir faire beaucoup d'effet. Lorsque Prométhée revient au 5e acte, dans le moment que Pandore est évanouie, vous avez fait sortir de l'enfer tous les diables, les maux, les furies, & qui viennent chanter à Prométhée le chœur les temps sont remplis, et ensuite ils retombent tous dans les enfers. Voici ce que je propose.

Comme il fait alors une nuit profonde, je voudrais qu'on vît sortir des flammes de dessous terre. La musique de l'orchestre se tairait, on entendrait une musique lugubre sortir des enfers. Le chœur chanterait de dessous le théâtre et du milieu des flammes les temps sont remplis, ensuite tout disparaîtrait, et le théâtre resterait dans sa profonde obscurité. Voyez mon cher papa, si cette idée vous plaît, il me semble qu'elle prêterait à un genre de musique singulier, et puis on ne reverrait pas sur le théâtre tous ces diables qu'on aura déjà vus dans le premier acte.

Je soumets tout mon bavardage à votre jugement, et je ne ferai que ce que vous me direz de faire. Donnez moi de vos nouvelles, et de celles de mad. Denis, dites moi que vous m'aimez toujours et soyez certain que dans les ténèbres des cachots, ou à côté de l'éclat du trône, je vous aimerai toujours autant, c'est à dire de toute mon âme.