1773-11-15, de Louise Suzanne Necker à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous m’avez fait éprouver Monsieur tous les tourments de la jalousie et j’avois besoin de vos nouvelles bontés pour n’être pas tout à fait malheureuse.
Quand Mde du Deffan reçoit vos ouvrages elle s’en vente; et ne les donne jamais, car elle veut autant qu’il lui est possible nous ravir la lumière qu’elle n’a plus. Mr d’Argental croit s’appauvrir en faisant part de vos richesses comme si elles n’étoient pas inépuisables. Il lui semble toujours qu’il se dessaisit du bas de votre robe qui doit le trainer à la postérité; pour moi en regardant votre statue je me crois déjà une portion de cette postérité, et si je reçois quelques lignes de vous il me semble que je puis comme elle les répéter, et les publier sans cesse. Horace vous a déjà répondu. Vous avez donné si souvent l’immortalité qu’une résurrection n’est pour vous qu’une bagatelle, mais ce qui nous étonne c’est les deux secrétaires dont il s’est servi, la Harpe et Clement. Nous craignons qu’il n’en ait pris qu’un dans l’Elisée. Si vous l’ordonnez cependant je serai discrète, et pour vous plaire je supposerai ce flambeau de la critique dont je n’ai même jamais vu les cendres, car quand Nonotte, Fréron ou la Beaumelle allument leur petite chandelle pour chercher des taches au soleil, vous jugez bien qu’on est plus tenté de les envoyer aux petites maisons qu’à l’observatoire. Si quelqu’un dans l’univers pouvoit faire rendre aux enfants des protestants le droit d’hériter de leur père, ce seroit celui qui a vengé la nature, qui a sauvé les Silvains de l’échaffaut, et la mémoire de Calas de la honte du crime. Cependant nous sommes bien loin de la liberté de conscience qui règne à Ferney; l’on nous bénit quelquefois à Paris, mais l’on nous y damne encore. Mais toutes les opinions se réunissent quand nous parlons des sentiments &c . . . .