1770-09-23, de — Courtial à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

A mon retour dans Paris d'où j'ai été absent quelques mois permettés que j'aye l'honneur de vous écrire.

Du fonds de vôtre retraîte où vous avés beau nous prodiguer d'excellens ouvrages de toute espèce, nous parler sérieusement, ou vous moquer de nous, nous ne nous corrigeons point. Je crois même, selon ce que je vois ici, que nous allons en Empirant. Il est certain que les Cotins, les sots & les frippons gagnent chaque jour du terrain. A l'égard des grands Coquins nous n'en manquons certainement pas. Mais ce sont principalement les Cagots qui foisonnent & qui prospèrent. On trouve des ressources contre les premiers, mais il n'y en a point contre les autres. En vain leur proposerait on des accomodements, ils sont intraitables. Ils composent une hydre toujours renaissante. Vous avés marché une fois sur ces différentes têtes, & on les retrouve partout.

Tout se gendarme ici contre ce peu de raison, que vous, Monsieur, plus qu'aucun autre, avés fait entrer dans nos têtes fortes & légères, malgré leur naturel; on veut absolument l'y étouffer, & l'on en viendra facilement à bout. Ce peu de raison, & même je crois, la petite portion de bon sens qui nous est tombée en partage voyent ici plus de batteries contre eux que les Russes & les Turcs n'en dirigent les uns contre les autres. L'Enciclopédie est constituée prisonnière d'Etat à la Bastille, des Libraires ont été arrêtés. On dit qu'on leur a donné la question d'une manière toute extraordinaire, pour connaître les auteurs de quelques livres & même ceux qu'ils ont achetés. Ces libraires seront ils condamnés aux galères ou pendus? On l'ignore; mais ce qui n'est pas douteux, c'est qu'ils sont ruinés.

Les uns servent de délateurs, les autres tiennent conseil, d'autres portent les coups & frappent en vrais grenadiers. Tout frémit, tout tremble. Les Libraires n'osent plus rien tenter. Nos Censeurs sous un aspect très bénin sont devenus de vrais familiers de cette espèce d'inquisition. Ils craignent au moindre mot d'être privés de leurs augustes places. Encore quelques années, & l'on peut se flatter de ne voir imprimé dans vôtre patrie, que des bréviaires, des années chrétiennes, des Mandements, des Réquisitoires, des avertissements pastoraux, & de temp en temp quelque déclamation contre les Philosophes pour irriter un peu le goût du Public.

De si grands avantages contre la raison en ont été célébrés par un vrai feu de Joye digne de la St Jean. Ce beau feu a été allumé, comme c'est l'ordinaire, par les douces mains du Bourreau, & fait avec quelques livres qui ont paru assés raisonnables pour cela. Les saints s'en sont extraordinairement réjouis. La meilleure représentation du Tartuffe ne les aurait pas, je crois, fait rire d'aussi bon cœur. A la satisfaction qu'ils en ont témoignée j'ai jugé qu'un de leurs plus doux plaisirs était de se chauffer dans la Canicule avec de bons livres. Cela ne se conçoit point; Mais les saints ont une façon de voir & de sentir qui leur est absolument particulière.

Voici pourtant de quoi nous consoler. On nous annonce des Poëmes & des Tragédies en prose. Un barbare est sorti du fond du Languedoc pour faire imprimer ici une Henriade de sa façon, avec une vie de Maupertuis, ainsi que d'autres ouvrages qui ont rapport à vous, Monsieur. Il est certain que cette Henriade existe. J'ai cru pouvoir vous envoyer le début, mais on ne me l'a point fourni, comme on me l'avait promis. Je ne sçais que le premier vers que voici,

Français écoutés moi, j'ose chanter cet homme.

Je vous annoncerais ces mauvais desseins de la Beaumelle avec regret si l'on ne connaissoit pas l'impuissance de la haine & de l'envie contre vous, & si l'admiration de toute l'Europe n'avait pas de quoi vous dédommager des vains efforts de vos ennemis. Ils ses font bien plus de tord à eux mêmes qu'ils ne vous en font à vous. Leur mémoire sera plus odieuse & plus méprisée que celle des Zoïle. Il est plaisant de voir un Nonote & un l'Arches oser s'en prendre à vous. Que la [?dernière] de la Beaumelle va prêter à rire, Que les vers de sa Henriade a cotté de ceux de la véritable vont paraître plaisants! Je parle un peu fortement en faveur de ce Chef-d'oeuvre dans un livre qui pourra paroître bientôt, mais je reconnais que les vers de la Beaumelle auront l'avantage sur moi.

Au milieu de tant d'indignités l'Eloge de Marc Aurelle auroit fait plaisir, quand même il auroit été un peu dans le goût des quatre Nations. Mais il a été pris en mauvoise part à la Cour. De sorte que l'on dit qu'il ne sera point imprimé. Peutêtre y a t'il eu de l'indiscrétion de la part de l'auteur. J'en crois quelque chose.

Enfin, j'ai trouvé qu'on vous érigeait une statuë, & que tout le monde, excepté les Cagots, Freron & quelques autres, aprouvait avec transport ce beau projet. Cela m'a dédommagé de bien d'autres choses, je l'avouë. Puisse cette statuë pour l'honneur de ce siècle, durer autant que vos ouvrages! Qu'elle aprenne à tout l'avenir que parmi vos contemporains il y eut des hommes qui vous rendirent véritablement justice, & qui firent gloire de reconnaître l'excellence de vos ouvrages & la sublimité de vos Talens. Je joins ici quelques vers à l'occasion de ce beau Monument que l'on vous consacre. Daignés les recevoir, Monsieur, avec autant d'indulgence qu'ils sont peu de chose & qu'ils vous sont offert de bon coeur.

Peintre des grands Talens, des Héros, des Vertus,
Tu reçois à ton tour les plus nobles Tributs,
Pour l'Envie irritée insupportable injure!
Tous ses Traîts contre toi deviennent superflus.
Tes honneurs sont complets. La main de la sculpture,
Consacre ton image à la race future.
Qu'elle n'y craigne point tes soixante & seize ans,
Roi de l'âme & du Coeur tu l'es de touts les temps.
Si par l'effort de l'art ton génie y respire,
Si du feu dont il brûle on y ressent l'Empire,
La verve qui guida tes Crayons immortels,
Les arts réconnoitront dans cet auguste ouvrage
L'esprit qui les produit, leurs charmes éternels,
L'Univers son idole, Apollon son image
Ce Dieu chérit en toi sa gloire & son ouvrage,
Tu n'es pas moins que lui le flambeau des mortels,
Et la postérité réconnaissante & sage
Ne distinguera point vos noms & vos autels.

C'est à dire qu'elle fera comme je fais dès àprésent. J'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect

Monsieur

Vôtre très humble & très obéissant serviteur

Courtial