1773-06-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Envérité, Monseigneur, je ne sais si je dois pleurer ou rire de ce que vous me mandez dans vôtre Lettre du 28 May, mais, quand un Comédien fait une tracasserie à Monsieur le Maréchal de Richelieu il faut rire, et c’est sans doute ce que vous avez fait.
J’admire seulement vôtre bonté de daigner m’écrire lorsque les autres tracasseries de Bordeaux pour du pain, qui ont été, dit-on, suivies d’une sédition meurtrière, attiraient tout vôtre attention. Si cet orage est passé, permettez moi de vous parler d’abord d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus que tous les spectacles de Fontainebleau et de Versailles; c’est du petit voiage dont vous m’aviez flatté. L’état cruel où je suis ne m’aurait pas certainement empèché d’être à vos ordres, il n’y a que la mort qui eût pu me retenir à Ferney. Mais je vois que tout est rompu, et c’est là ce qui me fait pleurer. J’avais tout arrangé pour cette petite course. Il ne m’apartient pas d’avoir une dormeuse, mais j’avais une voiture que j’appellais une comode. Il faut s’attendre aux contretemps jusqu’au dernier moment de sa vie.

Quant à l’article des spectacles, mon héros est engagé d’honneur à protéger mon hystrionage. J’ignore quel est le goût de la cour; j’ignore l’esprit du temps présent; mais je compterai toujours sur vôtre indulgence pour moi, et sur vôtre protection nécessaire à ma jeunesse.

Je vous ai suplié, et je vous suplie encore, d’honorer d’une place dans vôtre liste, le Roi de Suede sous le nom de Teucer malgré toutes les différences qui se trouvent entre ces deux personages.

Je vous demande vôtre protection pour Mairet qui est mort il y a environ six vingt ans, et qui était protègé par votre grand oncle. Il ne tient qu’à vous de le ressusciter. Minos et Sophonisbe sont deux pièces nouvelles. Toutes deux, et surtout les loix de Minos, formet des spectacles où il y a beaucoup d’action. On dit que c’est ce qu’il faut aujourd’hui; car tout le monde a des yeux, et tout le monde n’a pas des oreilles.

Je vous réitère donc ma très humble et très instante prière de vouloir bien ordonner à nosseigneurs les acteurs de jouer ces deux pièces sur la fin de vôtre année. J’aurai le temps de les rendre moins indignes de vous si je suis en vie.

Je quitte le cothurne pour vous parler de ma colonie. Vous qui gouvernez une grande province, vous sentez quelles peines a dû éprouver un homme obscur, sans pouvoir, sans crédit, avec une fortune assez médiocre, en établissant des manufactures qui demandaient un million d’avances pour être bien affermies. Il a fallu changer un misérable hameau en une espèce de ville florissante; bâtir des maisons, prêter de l’argent, faire venir les artistes les plus habiles qui font des montres que les plus fameux horlogers de Paris vendent sous leur nom. Il a fallu leur procurer des correspondances dans les quatre parties du monde. Je vous réponds que celà est plus difficile à faire que la Tragédie des loix de Minos qui ne m’a pas coûté huit jours. Les plus petits objets dans une telle entreprise ne sont pas à négliger. Ma colonie était perdue et expirait dans sa naissance, si M: Le Duc De Choiseul n’avait pas pris, et paié au nom du Roi, plusieurs de nos ouvrages, et si L’Impératrice de Russie n’en avait pas fait venir pour environ vingt mille écus.

Les deux montres que M: Le Duc De Duras voulut bien accepter pour le roi au mariage de Madame la Dauphine, avaient un grand deffaut. Un misérable peintre en émail, qui croiait avoir un portrait ressemblant de Madame la Dauphine, la peignit fort mal sur les boëtes de ces montres. Je n’ose vous proposer de les renvoier. Si vous pouvez pousser vos bontés jusqu’à faire paier les srs Ceret et Dufour de ces deux montres je vous aurai beaucoup d’obligation. Ils sont les moins riches de la colonie. Daignez faire dire un mot à Mr Hébert, et un frère de Ceret qui est son correspondant à Paris, ira chercher l’argent.

Je vous demande bien pardon d’entrer dans de tels détails avec le vainqueur de Mahon et le déffenseur de Genes; mais enfin, mon héros daigne quelquefois s’amuser de bagatelles. On n’est pas toujours à la tête d’une armée. Il faut bien descendre quelquefois aux niaiseries de la vie civile.

A propos de niaiseries, souvenez vous bien, je vous en prie, que je vous ai envoié dans Patras un acteur qui deviendrait en trois mois égal à Lekain en bien des choses, et très supérieur à lui par le don de faire répandre des larmes. Je m’y connais, je suis du métier, j’ai joué Cicéron et Lusignan avec un prodigieux succez, mais ce n’était pas le Cicéron du barbare Crebillon.

J’envoie Patras à L’impératrice de Russie, avec un autre comédien assez bon, dont on n’a point voulu à Paris. Je suis fâché que le nord l’emporte sur le midy en tant de choses.

Quand je songe à cette Lettre prolixe dont j’importune mon héros, je suis tout honteux. Cependant, je le conjure de la lire tout entière et de conserver ses bontés à son vieux courtisan, tout ennuieux qu’il peut être. Certainement il lui sera attaché jusqu’au dernier moment de sa vie avec le respect le plus tendre.

V.